Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXC

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 244-245).

CHAPITRE CXC.


Comment le roi, averti que Philippe d’Artevelle l’approchoit, se partit de Yppre et son arroy, et tint les champs pour le combattre.


Nouvelles vinrent au roi et aux seigneurs de France que Philippe d’Artevelle approchoit durement ; et disoit-on qu’il amenoit en sa compagnie bien soixante mille hommes. Adonc se départit l’avant-garde d’Yppre, le connétable de France et les maréchaux, et vinrent loger à lieue et demie grande de Yppre, entre Roulers et Rosebecque ; et puis à lendemain le roi et tous les seigneurs s’en vinrent là loger, l’avant-garde et l’arrière-garde et tout. Si vous dis que sur les champs les seigneurs pour ce temps y orent moult de peine ; car il étoit au cœur d’hiver, à l’entrée de décembre, et pleuvoit toujours. Et si dormoient les seigneurs toutes les nuits tout armés sur les champs ; car tous les jours et toutes les heures ils attendoient la bataille. Et disoit-on en l’ost communément : « Ils venront demain. » Et ce savoit-on par les fourrageurs qui couroient aux fourrages sur le pays, qui apportoient ces nouvelles. Si étoit le roi logé tout au milieu de ses gens. Et de ce que Philippe d’Artevelle et ses gens détrioient tant, étoient les seigneurs de France plus courroucés ; car pour le dur temps qu’il faisoit ils voulsissent bien être délivrés. Vous devez savoir que avecques le roi étoit toute fleur de vaillance et de chevalerie. Si étoient Philippe d’Artevelle et les Flamands moult oultrecuidés, quand ils s’enhardissoient du combattre ; car si ils se fussent tenus en leur siége devant Audenarde et aucunement fortifiés, avecques ce qu’il faisoit pluvieux temps, frais et brouillards chus en Flandre, on ne les fût jamais allé querre ; et si on les y eût quis, on ne les eût pu avoir pour combattre, fors à trop grand’peine, meschef et péril. Mais Philippe se glorifioit si en la belle fortune et victoire qu’il ot devant Bruges, qu’il lui sembloit bien que nul ne lui pourroit forfaire, et espéroit bien à être sire de tout le monde. Autre imagination n’avoit-il, ni rien il ne doutoit le roi de France ni sa puissance ; car s’il eût eu doute, il n’eût pas fait ce qu’il fit, si comme vous orrez recorder ensuivant.