Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXIX

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 177-178).

CHAPITRE CXXIX.


Comment le duc d’Anjou se mit sus en grand appareil pour soi aller faire couronner roi de Naples et de Secille et recevoir les duchés de Pouille, de Calabre et de Provence.


Vous savez comment le duc d’Anjou avoit une haute et grande imagination de aller ens ou royaume de Naples, dont il s’escripsoit roi de Secille, de Pouille et de Calabre ; car pape Clément l’en avoit revêtu et ahérité par la vertu des lettres que la roine de Naples et de Secille lui avoit données. Le duc d’Anjou, qui étoit sage et imaginatif, et de haut courage et de grand’emprise, véoit bien que au temps avenir, selon l’état que il avoit commencé à maintenir, dont il le vit envis affoiblir ni amendrir, seroit un petit sire en France, et que celui haut et noble héritage de deux royaumes, Naples et Secille, et trois duchés, Pouille, Calabre et Provence, lui viendroient grandement à point ; car en ces terres, dont il se tenoit droit sire et hoir par la vertu des dons qui faits lui en étoient[1], abondent toutes richesses. Si mettoit toute sa cure et diligence nuit et jour comme il pût parfournir ce voyage. Et bien savoit que il ne le pouvoit faire sans grand confort d’or et d’argent, et grosse route de gens d’armes, pour résister de force contre tous ceux qui son voyage lui voudroient empêcher. Si assembloit le duc d’Anjou de tous lez, en instance de ce yoyage, si grand avoir que merveilles ; et tenoit à amour ceux de Paris ce qu’il pouvoit ; car bien savoit que dedans Paris avoit grand’mise d’argent. Et tant fit qu’il en ot sans nombre. Et envoya devers le comte de Savoie[2], auquel il avoit grand’fiance, que il ne lui voulsist mie faillir à ce besoin ; et lui venu en Savoie il lui feroit mettre en payement appareillé la somme de cinq cent mille florins pour mille lances ou plus, pour un an tout entier. Le comte de Savoie de ces nouvelles ot grand’joie, car moult aimoit les armes et l’avancement de lui et de ses gens : si répondit aux messages, que volontiers il serviroit monseigneur d’Anjou, parmi le moyen que il mettoit. De ce fut le duc d’Anjou moult réjoui ; car il aimoit moult la compagnie du comte de Savoie.

De rechef le duc d’Anjou retint tout partout gens d’armes, et tant que il en trouva bien neuf mille hommes d’armes, tous en obéissance de lui, voire les déniers payant. Si fit pour son corps et pour ses gens faire et ordonner et appareiller à Paris, le plus bel et le plus grand appareil que on avoit oncques vu faire seigneur de France, de tentes, de trefs, de pavillons, de chambres et de toutes ordonnances qu’à un roi appartient qui veut aller en un lointain pays et voyage.

Nous cesserons un petit à parler de lui et retournerons au comte de Cantebruge et à ses gens, qui pour ce temps se tenoient en Portingal de-lez le roi.

  1. Les lettres patentes d’adoption de Louis duc d’Anjou par Jeanne, sont datées du 29 juin 1380.
  2. Le comte de Savoie l’accompagna en effet avec le comte de Genève, frère du pape Clément. Lorsque le duc d’Anjou descendit en Italie en 1382, il mena à sa suite une armée que les calculs les plus modérés font monter à quinze mille chevaux ; le 17 juillet 1382, il entra dans les Abruzzes.