Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXVII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 175-176).

CHAPITRE CXXVII.


Comment les gens du comte de Flandre gardoient que vivres ne se menassent à Gand, et comment ceux de Paris se rebellèrent contre le roi, lequel s’en alla lors à Meaulx.


Ainsi furent morts et murdris en la ville de Gand ces deux vaillans hommes, riches et sages, et pour bien faire à l’intention de plusieurs gens ; dont chacun des deux, de leur patrimoine, tenoient bien deux mille francs héritables par an. Si furent plaints en requoy. On n’en osoit, ni nul n’en eût osé parler, si il ne voulsist être mort.

La chose demeura en cel état, et la guerre plus felle que devant ; car ceux des garnisons autour de Gand étoient nuit et jour soigneusement sur les champs, ni nulles pourvéances ne pouvoient venir en la ville de Gand ; car nuls de Brabant ni de Hainaut ne s’y osoient aventurer. Car au mieux venir, quand les gens du comte les trouvoient, ils occioient leurs chevaux et souvent eux-mêmes, ou ils les emmenoient en Tenremonde ou en Audenarde prisonniers, et les rançonnoient : dont toutes manières de gens vitailliers ressoignoient ce péril ; si ne s’y osoit nul bouter.

En celle saison aussi s’élevèrent ceux de Paris et rebellèrent à l’encontre du roi et son conseil[1] ; car le roi et ses consaulx vouloient remettre sus généralement[2] parmi le royaume de France, les aides, les fouages, les gabelles et les assises qui avoient couru et étoient levées du temps du roi Charles, père à ce roi qui régnoit pour ce temps. Les Parisiens furent rebelles à tout ce ; et dirent que le roi Charles de bonne mémoire leur avoit quitté, lui vivant, et le roi son fils, à son couronnement â Reims, l’avoit accordé et confirmé ; et convint le jeune roi et son conseil vider Paris et venir demeurer à Meaux en Brie.

Si tôt que le roi fut parti de Paris, les communes s’émurent et armèrent ; et occirent tous ceux qui avoient assencé ces gabelles et ces impositions ; et rompirent et brisèrent les prisons et les maisons de la ville[3], et prirent et pillèrent tout ce qu’ils y trouvèrent. Et vinrent en la maison de l’évêque de Paris en la cité, et rompirent les prisons ; et délivrèrent Hugues Aubriot, qui avoit été prévôt de Paris un grand temps, le roi Charles vivant ; lequel étoit par sentence condempné en prison que on dit l’Oubliette, pour plusieurs grands mauvais faits que faits avoit et consenti à faire ; desquels plusieurs en y avoit qui demandoient le feu[4]. Mais cils peuples de Paris le délivrèrent. Cette aventure lui avint par l’émouvement du commun ; dequoi il se départit au plus tôt qu’il put, pour doute qu’il ne fût repris ; et s’en alla en Bourgogne dont il étoit, et conta à ses amis son aventure.

Ceux de Paris, ce jour et ce terme qu’ils régnèrent en leur rébellion, firent moult de desrois ; dont il mésadvint à aucunes bonnes gens qui n’étoient pas de leur accord ; car si tous le fussent, la chose eût trop mal allée. Et le roi se tenoit à Meaux, et ses oncles de-lez lui, Anjou, Berry et Bourgogne, qui étoient tout courroucés et émerveillés de celle rébellion. Si orent conseil que ils envoyeroient le seigneur de Coucy qui sage chevalier étoit, pour traiter devers eux et apaiser ; car mieux les sauroit avoir et mener que nul autre ne feroit.

  1. Le commencement de cette rébellion date du mois d’octobre 1381.
  2. Le moine anonyme de Saint-Denis, homme d’un sens profond et d’une grande impartialité, s’exprime ainsi à l’égard de cet impôt :

    « Le duc d’Anjou avait tenu sept fois, en 1381, conseil avec les plus notables, pour aviser comment on pourrait subvenir aux besoins de la cour et du royaume, et on avait proposé de nouveaux subsides. Parmi les conseillers du duc, les uns abondèrent dans ses idées, peut-être parce qu’ils n’en ressentaient aucun préjudice, les autres pour faire leur cour aux dépens du peuple par ce lâche consentement, et aussi par espoir de s’enrichir eux-mêmes en se partageant les nouveaux impôts. »

    Ce moine distingué assure que se trouvant à Londres, pour affaires concernant les intérêts de l’église Saint-Denis, au moment de l’assassinat de l’archevêque de Canterbury, quelqu’un lui prédit alors que de pareils désordres se manifesteraient bientôt après en France.

  3. Ils enfoncèrent les prisons de l’hôtel-de-ville, où il y avait un magasin d’armes destinées à la défense de Paris, et se saisirent d’un grand nombre de maillets de plomb, fabriqués par l’ordre de Charles V. Ces maillets de plomb étaient des armes communes dans ce temps-là ; il y en avait qui pesaient vingt-cinq livres ; ce sont apparemment ces maillets que Froissart appelle des plombées. La sédition des Maillotins a tiré son nom de ces maillets.
  4. Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, avait été fait prévôt de Paris par l’influence du duc d’Anjou. Les grandes Chroniques de Saint-Denis rapportent que ce fut lui qui fit construire le pont Saint-Michel, le petit Châtelet, et plusieurs autres notables édifices. Ses querelles avec les gens d’Église et avec l’université de Paris le firent accuser d’hérésie par ces derniers. « Il fut trouvé, disent les grandes Chroniques, à l’année 1381, par gens clercs à ce connoissans, qu’il étoit digne d’être brûlé ; mais, à la requête des princes, cette peine lui fut relâchée, et seulement au parvis Notre-Dame fut prêché publiquement et mitré, et par l’évêque de Paris, vêtu en habits pontificaux, fut déclaré en effet être de la loi des Juifs et contempteur des sacremens ecclésiastiques, et par ses hérésies avoir encouru les sentences de excommuniement par long-temps qu’il avoit contemnées et méprisées ; et le condamna à être perpétuellement en la fosse au pain et à l’eau. »