Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre CXXXII

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 180-181).

CHAPITRE CXXXII.


Comment après la conquête de la Fighière les Anglois se mirent en trois routes. Comment l’une route fut vue des ennemis ; et comment les François allèrent en Espaigne.


Quand ces chevaliers d’Angleterre, le chanoine et sa route, furent saisis du chastel de la Fighière, si en orent grand’joie ; et le firent réparer et mettre à point, et le pourvéirent d’artillerie et de toutes autres pourvéances ; et y laissèrent quarante compagnons, archers et autres, et un bon capitaine pour le garder ; et puis se conseillèrent quelle chose ils feroient. Conseillé fut que ils se trairoient vers leurs logis : si se départirent les Anglois et les Gascons, et firent trois routes ; et la dernière des routes, qui demeura sur les champs, ce fut celle du chanoine ; et étoient aucuns Anglois, Gascons et Allemands, qui désiroient les armes, demeurés avecques lui, et pouvoient être environ soixante lances et autant d’archers. Et chevauchèrent ces gens en la route du chanoine, un jour tout entier, en revenant vers Ville-Vesiouse. Le second jour au matin, à heure de prime, que les embûches se descuevrent, ils chevauchoient tous ensemble bien et ordonnément ; et étoient entre une grosse ville en Portingal, que on dit Olivence[1], et le chastel de Cortiel ; et droitement au dehors d’un bois, plus près du chastel de Cortiel que de Olivence, étoit en embûche le maître de Saint-Jacques à bien quatre cens hommes d’armes. Sitôt que les Anglois l’aperçurent, ils se remirent tous ensemble, et ne montrèrent point de semblant de effroi, et chevauchèrent le bon pas. Ces Espaignols, comme grand’foison que ils fussent, ne montrèrent nul semblant, ni ne firent de eux désembûcher ; mais se tinrent toujours en leurs embûches. Et cuidoient par imagination que les Anglois eussent assez près de là leur grosse bataille : pour ce, ne les osèrent-ils envahir ; car si ils eussent sçu justement leur convenant, il y eût eu hutin : ainsi se départirent-ils l’un de l’autre sans rien faire. Les Espaignols retournèrent ce soir à Serès, et le chanoine à Ville-Vesiouse, qui recorda à ses compagnons comment il avoit vu les Espaignols en embûche entre le Cortiel et Olivence, et dit : « Si nous eussions été tous ensemble, nous les eussions combattus. » Si se repentoient les chevaliers grandement de ce que ils avoient laissé l’un l’autre.

Ainsi se porta celle première chevauchée que les Anglois et les Gascons firent. Et quand ces nouvelles en vinrent au roi de Portingal, il montra par semblant que il en fût courroucé, pourtant que ils avoient chevauché sans son commandement et son ordonnance.

Ainsi se tinrent, tout cel hiver, les Anglois et Gascons, en leurs garnisons, sans point chevaucher, ni faire chose qui à recorder fasse, dont il leur ennuyoit grandement ; et ne demeuroit pas en eux que ils ne fissent armes. Entrementes se pourvéoit le roi Jean de Castille ; et avoit envoyé en France devers le roi et ses oncles au secours, en leur signifiant comment le comte de Cantebruge étoit venu et arrivé en Portingal ; et étoit la voix par tout le royaume de Castille et de Portingal, que le duc de Lancastre, son frère, puissamment accompagné, venroit à leur aide à l’été ; pourquoi il requéroit au roi, selon les alliances et confédérations que ils avoient ensemble, France et Espaigne, par grand’conjonction d’amour, que il fût, le temps d’été, conforté de bonnes gens d’armes ; par quoi il pût de force et de fait résister contre ses ennemis. Le conseil du roi s’assentoit bien à tout ce, et véoit clairement que le roi d’Espaigne requéroit raison. Si fut ordonné en France de donner grâce et congé à toutes manières de gens d’armes, chevaliers et écuyers qui avancer se vouloient ; et leur faisoit le roi de France le premier prêt pour passer outre. Si me semble que messire Olivier Du Glayquin, frère du connétable de France messire Bertrand qui fut, se ordonna pour aller ce chemin sur le printemps. Ainsi firent plusieurs chevaliers et écuyers de Bretagne, de France, de Beauce, de Picardie, d’Anjou, de Berry, de Blois et du Maine. Et passoient par routes, pour mieux aller à leur aise ; et avoient passage ouvert parmi le royaume d’Arragon ; et trouvoient pourvéances toutes prêtes, parmi leurs deniers payans ; mais sachez que ils ne payoient pas tout ce que ils prenoient, quand ils étoient au plat pays ; donc les povres gens le comparoient.

  1. Olivenza, non loin de la Guadiana. Fern. Lopes a décrit cette marche d’une manière fort agréable, mais il ne parle pas d’Olivenza.