Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXI

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CHAPITRE LXI.


Comment messire Olivier d’Auterme et autres découpèrent aucuns bourgeois de Gand, et comment Jean Pruniaux et les blancs chaperons prirent Audenarde et y abattirent deux portes.


Ne demeura depuis guères de temps que le comte de Flandre fut parti de Gand et revenu à Lille, que messire Olivier d’Auterme, cousin germain à Roger d’Auterme, que ceux de Gand avoient occis, envoya défier la ville de Gand pour la mort de son cousin ; et aussi firent messire Philipe de Mamines, le Gallois de Weldures et plusieurs autres. Et toutes ces défiances faites, ils trouvèrent environ quarante navires de Gand qui étoient aux bourgeois de Gand, qui les amenoient par la rivière de l’Escaut à Gand, pleines de blés. Si se contrevengèrent sur ces navieurs de la mort de leur cousin, et les découpèrent trop vilainement ; et leur crevèrent les yeux, et les renvoyèrent à Gand, ainsi affolés et meshaignés ; lequel dépit ceux de Gand tinrent à grand. Les jurés qui étoient en la loi pour ce temps, auxquels ces plaintes vinrent, furent tous courroucés et ne sçurent bonnement que dire ni qui encoulper, fors que les faiseurs. Murmuration monta aval la ville ; et disoient la greigneur partie de ceux de Gand, que le comte de Flandre avoit ce fait faire, ni à peine l’osoit nul homme de bien excuser. Sitôt que Jean Pruniaux entendit ces nouvelles, il qui étoit pour le temps capitaine des blancs chaperons et le plus grand maître, sans sonner mot, ni parler aux jurés de la ville, ne sais s’il en parla aux capitaines ses compagnons, je crois bien que oil, il prit la greigneur partie des blancs chaperons et encore assez de poursuivans entalentés de mal faire, et se départit sur un soir de Gand, et s’en vint bouter en la ville d’Audenarde. Quand il y entra premièrement[1] il n’y avoit ni garde ni guet, car on ne se doutoit de nullui ; et se saisit de la porte ; et puis y entrèrent toutes ses gens, et étoient plus de cinq cents. Quand ce vint au matin il mit ouvriers en œuvre, maçons, charpentiers et autres gens qu’il avoit tout appareillés à son commandement et pour mal faire. Si ne cessa, si ot fait abattre deux portes et les tours et les murs et renverser ès fossés, au-lez devers Gand. Or regardez comment ceux de Gand se pouvoient excuser que ils ne consentissent ce forfait ; car ils furent en Audenarde, abattant portes, tours et murs, plus d’un mois. S’ils eussent remandé leurs gens sitôt qu’ils en sçurent les nouvelles, on les eût pu excuser ; mais nennil, ainçois clignèrent-ils leurs yeux et le souffrirent, tant que les nouvelles vinrent au comte qui se tenoit à Lille, comment Jean Pruniaux larrecineusement étoit venu de nuit en Audenarde, et avoit fait abattre deux des portes, les tours et les murs. De ces nouvelles fut le comte moult courroucé, et bien y avoit cause, et dit : « Ha, les maudites gens ! le deable les tient ; je n’aurai jamais paix tant que ceux de Gand soient en puissance. » Adoncques envoya-t-il devers eux aucuns de son conseil, en eux remontrant le grand outrage que ils avoient fait ; et que ce n’étoit mie gens que on dût croire en nulle paix, quand la paix que le duc de Bourgogne à grand’peine leur avoit fait avoir avoient-ils enfreinte et brisée. Les maieurs et les jurés de la ville de Gand s’excusèrent, et répondirent que, leur grâce sauve, ils ne pensèrent oncques à briser la paix, ni volonté n’en eurent, et que si Jean Pruniaux avoit fait un outrage de soi-même, la ville de Gand ne le vouloit mie avouer ni soutenir ; et s’en excusoient loyaument et pleinement. « Mais le comte a consentu, et sont issus de son hôtel ceux ou aucuns qui ont fait si grand outrage, qu’ils ont mis à mort, mes-haignés et affolés nos bourgeois, qui est un grand inconvénient à tout le corps de la ville. » — « Donc, dites-vous, seigneurs, répliquèrent les commissaires du comte, que vous vous êtes contrevengés. » — « Nennil, dirent les jurés, nous ne disons pas que ce que Jean Pruniaux a fait en Audenarde que ce soit contrevengeance ; car, par les traités de la paix, nous pouvons montrer et prouver, si nous voulons, et de ce nous en prendrons en témoignage monseigneur de Bourgogne, que Audenarde étoit à abattre à nous et à mettre au point où elle est, toutes fois que nous voulions ; et à la prière de monseigneur de Bourgogne nous le mîmes en souffrance. » — « Donc, répondirent les commissaires du comte, ainsi appert par vos paroles que vous l’avez fait faire, ni vous ne vous en pouvez excuser. Puisque vous sentiez que Jean Pruniaux étoit allé en Audenarde, où il entra la main armée, larrecineusement et en bonne paix, et abattoit portes et murs et renversoit dedans les fossés, vous lui dussiez être allés au devant, et lui avoir défendu qu’il n’eût point fait tel outrage, tant que vous eussiez remontré vos plaintes au comte ; et si de la navrure ou blessure de vos bourgeois il ne vous eût fait adresse, vous vous dussiez être traits devers monseigneur de Bourgogne qui les traités de la paix mena et lui remontrer votre affaire : ainsi eussiez-vous embelli votre querelle ; mais nennil. Ores et autrefois, ce vous mande monseigneur de Flandre, lui avez-vous fait des dépits, et le priez l’épée en la main, et êtes de plaider saisis : ce scet Dieu qui tout voit et connoit, et qui un jour en prendra si crueuse vengeance sur vous que tout le monde en parlera. Atant se départirent-ils des maieurs et des jurés de la ville de Gand, et issirent après dîner, et s’en retournèrent par Courtrai à Lille, et recordèrent au comte comment ils avoient besogné, et les excusances que ceux de Gand mettoient en ces besognes.

  1. Meyer met la surprise d’Oudenarde par les Gantois le 22 février 1380, jour de la Chaire de saint Pierre.