Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXIII

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CHAPITRE LXIII.


Comment Jean Pruniaux fut décollé à Lille. Comment les Gantois ardirent autour de Gand : comment ils sommèrent aucuns chevaliers de service, et comment ils cuidèrent assiéger Lille.


Sitôt que le comte de Flandre fut revenu en la possession d’Audenarde, il manda ouvriers à force, et la fit réparer de portes, de tours et murs plus fort que devant et relever tous les fossés. Tout ce savoient bien les Gantois que le comte y faisoit ouvrer ; mais nul semblant n’en faisoient, car ils ne vouloient point être repris de enfreindre la paix. Et disoient les fols et les outrageux : « Laissons-les ouvrer ; si Audenarde étoit ores d’acier, si ne pourroit-elle durer contre nous quand nous voudrons. » Et quoiqu’il y eût adonc paix en Flandre, le comte étoit en souspeçon toujours de ceux de Gand, car tous les jours on lui rapportoit dures nouvelles ; et à ceux de Gand, aussi du comte, et n’étoient mie bien assurés. Jean de la Faucille s’en vint demeurer à Nazaret, une très belle maison et assez fort lieu que il avoit à une grand’lieue de Gand, et là fit son attrait tout bellement ; et venoit peu à Gand, et se dissimuloit ce qu’il pouvoit, et ne vouloit point être aux consaulx de Gand, par quoi il n’en fût demandé du comte. Aussi du comte il se mettoit arrière ce qu’il pouvoit pour tenir ceux de Gand en amour : ainsi nageoit-il entre deux eaux et se faisoit à son pouvoir neutre.

Entrementes que le comte de Flandre faisoit réparer la ville d’Audenarde et en étoit tout au-dessus, il procuroit par lettres et par messages devers son cousin le duc Aubert bail de Hainaut[1] qu’il pût avoir Jean Pruniaux, qui se tenoit à Ath. Tant exploita que on lui délivra, et fut amené à Lille. Quand le comte le tint dedans au chastel de Lille, il le fit décoller et puis mettre sur une roe comme traître. Ainsi fina Jean Pruniaux.

Encore en celle saison le comte de Flandre s’en vint à Ypre, et là fit-il faire grand’foison de justices et décoller méchans gens, tels que foulons et tisserands qui avoient mis à mort ses chevaliers et ouvert les portes à l’encontre de ceux de Gand, afin que les autres y prissent exemple.

De toutes ces choses étoient les Gantois informés. Si se doutèrent trop plus que devant, et par espécial les capitaines qui avoient été en ces chevauchées et devant Audenarde ; et disoient bien entre eux : « Certes, si le comte peut, il nous détruira tous ; il nous aime bien, il n’en veut que les vies. N’a-t-il mie fait mourir Jean Pruniaux ? Certes, au voir dire, nous avons fait à Jean Pruniaux grand tort quand nous l’avons ainsi enchacé et éloigné de nous. Nous sommes coupables de sa mort, et à celle fin venrons-nous, si on nous peut attrapper ; si soyons sur notre garde. » Si dit Pierre du Bois : « Si je en étois cru, il ne demeureroit en estant forte maison de gentilhomme au pays de Gand ; car par les maisons des gentilshommes qui y sont pourrions-nous et serons encore tous détruits si nous n’y prenons garde et pourvéons de remède. » Les autres répondirent : « Vous dites voir ; or tôt avant, abattons tout. » Adonc s’ordonnèrent les capitaines, Piètre du Bois, Jean Boulle, Rasse de Harselle, Jean de Lannoy et plusieurs autres. Et se partirent un jour de Gand bien quinze cents, et allèrent en celle semaine tout environ Gand, et abattirent et ardirent toutes les maisons des gentilshommes ; et tout ce qu’ils trouvèrent ens, ils départirent entre eux à butin. Et puis quand ils orent ainsi exploité, ils rentrèrent à Gand, ni oncques ne trouvèrent qui leur dît : « Vous avez mal fait. »

Quand les gentils hommes, chevaliers et écuyers, qui se tenoient à Lille de-lez le comte et ailleurs, entendirent ces nouvelles, si en furent durement courroucés, et à bonne cause ; et dirent au comte qu’il convenoit que ce dépit fût amendé, et l’orgueil de ceux de Gand abattu. Adonc abandonna le comte aux chevaliers et écuyers à faire guerre aux Gantois, et eux contrevenger de leurs dommages. Si se recueillirent et mirent ensemble plusieurs chevaliers et écuyers de Flandre, et prièrent leurs amis de Hainaut pour eux aider à contrevenger ; et firent leur capitaine du Hase de Flandre, ains-né, fils bâtard du comte de Flandre, un moult vaillant chevalier. Cil Hase de Flandre et ses compagnons se tenoient une fois à Audenarde, l’autre à Ganvres, puis à Alost, et puis à Tenremonde, et hérioient grandement les Gantois, et couroient jusques aux barrières de la ville, et abattirent presque tous les moulins à vent qui étoient environ Gand, et firent en celle saison moult de dépits à ceux de Gand. Et étoit en leur compagnie un jeune chevalier de Hainaut et de grand’volonté, qui s’appeloit messire Jaquemes de Werchin, sénéchal de Hainaut. Cil, en celle saison, fit plusieurs grands appertises d’armes environ Gand ; et s’aventuroit, tel fois étoit, trop follement et moult outrageusement, et venoit lancer et combattre aux barrières ; et conquit par deux ou trois fois de leurs bassinets et de leurs arbalêtres. Cil messire Jacquemes de Werchin sénéchal de Hainaut, si aimoit moult les armes, et eût été vaillant homme, s’il eût vécu longuement ; mais il mourut jeune et sur son lit au chastel d’Oubies de-lez Mortaigne, dont ce fut dommage.

Les Gantois, qui se véoient hériés des gentils hommes du pays de Flandre et d’ailleurs, étoient tout courroucés ; et eurent en pensée de envoyer et de prier au duc Aubert qu’il voulsist retraire et rappeler ses gentilshommes qui les guerroyoient. Mais, tout considéré, ils virent bien qu’ils perdoient leur peine ; car le duc Aubert n’en feroit rien ; et aussi ils ne le vouloient mie courroucer, ni mettre sus ni avant choses de quoi ils le courrouçassent ni melencoliassent, car ils ne pouvoient rien sans lui et son pays ; et au cas que Hainaut, Hollande et Zélande leur seroient clos, ils se comptoient pour perdus. Si ne tinrent mie ce propos, mais en eurent un autre, qu’ils manderoient aux chevaliers et écuyers de Hainaut qui tenoient aucuns héritages ou rentes à Gand en la chastellenie, qu’ils les voulsissent servir, ou ils perdroient leurs revenues. Ils le firent ; mais nul ne tint compte de leur mandement ; et par espécial, ils mandèrent au seigneur d’Antoing, messire Hue, qui étoit chastelain et héritier de Gand, qu’il les vint servir de sa chastellenie, ou il perdroit ses droits, et lui abattroient son chastel de Vienne qui siéd de-lez Grant-Mont. Le sire d’Antoing leur remanda que volontiers les serviroit à leurs dépens et à leur destruction, et qu’ils n’eussent en lui nulle fiance ; car il leur seroit contraire et fort ennemi ; ni il ne tenoit rien de eux, ni ne vouloit tenir, fors de son seigneur le comte de Flandre auquel il devoit service et obéissance. Le sire d’Antoing leur tint bien ce qu’il leur avoit promis, car il leur fit guerre mortelle, et leur porta moult de dommages et de contraires, et fit garnir et pourvoir le chastel de Vienne, de laquelle garnison ceux de Gand étoient moult fort hériés et travaillés. D’autre part le sire d’Enghien, qui étoit encore un jeune écuyer et de grand’volonté, et s’appeloit Wautier, leur faisoit moult de contraires et de dépits. Ainsi se continua toute celle saison la guerre. Et ne osoient les Gantois yssir hors de leur ville fors en grand’route, lesquels, quand ils trouvoient leurs ennemis, ils n’en avoient nulle merci tant qu’ils fussent les plus forts, mais occioient tout. Ainsi se enfélonna et multiplia celle guerre entre le comte de Flandre et ceux de Gand, qui coûta depuis cent mille vies deux fois ; ni à grand’peine y put-on trouver fin ni paix, car les capitaines de Gand se sentoient si méfaits envers leur seigneur le comte et le duc de Bourgogne que ils n’espéroient mie que, pour scelié ni traité que on leur jurât ni fît, ils pussent jamais venir à paix qu’ils n’y missent les vies. Celle doute leur faisoit tenir leur opinion et guerroyer hardiment et outrageusement. Si leur chéi bien par plusieurs fois de leurs emprises, ainsi comme vous orrez recorder avant en l’histoire.

Le comte de Flandre, qui se tenoit à Lille, oyoit tous les jours dures nouvelles de ceux de Gand, et comment ils abattoient et ardoient ses maisons et les maisons de ses gentilshommes. Si en étoit courroucé, et disoit que il en prendroit encore si grand’vengeance qu’il mettroit Gand en feu et en flambe, et tous les rebelles aussi. Si rappela le comte, pour être plus fort contre ces Gantois, tous les bannis de Flandre ; et leur abandonna son pays pour résister contre les blancs chaperons ; et leur bailla deux gentilshommes à capitaines, le Galois de Mamines et Pierre d’Estienhus. Ces deux, avecques leurs routes, portèrent la bannière du comte, et se tinrent environ trois semaines entre Audenarde et Courtrai sur le Lys, et y firent moult de dommages. Quand Rasse de Harselle en sçut le convenant, il vida hors de Gand atout les blancs chaperons, et vint à Douse, et cuida trouver les gens du comte ; mais quand ces bannis sçurent que les Gantois venoient, ils se trairent vers Tournay et s’amassèrent en la Puèle, et se tinrent un grand temps entour Orchies et le Dam, et Rogny et Warlain, et n’osoient les marchands aller de Tournay à Douay, ni de Douay à Lille pour ces bannis. Et disoit-on adoncques que les Gantois venroient assiéger Lille et le comte de Flandre dedans ; et traitoient à ceux de Bruges et de Ypre pour faire celle emprise, et avoient Grant-Mont et Courtray de leur accord. Mais ceux de Bruges et de Ypre varioient, car les riches bourgeois en ces deux villes n’étoient mie d’accord aux menus métiers ; et disoient que ce seroit grand’folie de si loin mettre siége que devant Lille ; et que le comte leur seigneur pourroit avoir alliances grandes au roi de France, ainsi que autres fois il avoit eu, dont il pourroit être aidé et conforté. Ces doutes retinrent les bonnes villes de Flandre en celle saison, si que nul siége ne se fit ; et à celle fin que le comte n’eût aucuns pourchas ni traité de son cousin et fils le duc de Bourgogne[2], ils avoient envoyé lettres moult amiables devers le roi, en lui remontrant que pour Dieu il ne se voulsist mie conseiller contre eux à leur dommage ; car ils ne vouloient au roi ni au royaume que amour, paix, obéissance et service ; et que leur sire, à tort et à grand péchié les travailloit et les grévoit ; et que ce que ils faisoient, ce n’étoit fors que pour soutenir leurs franchises, lesquelles leur sire vouloit tollir et abattre, et qu’il leur étoit trop cruel. Le roi moyennement s’inclinoit à eux, et n’en faisoit ainsi que nul compte. Aussi ne faisoit le duc d’Anjou son frère ; car le comte de Flandre, quoi que ce fût leur cousin, si n’étoit mie bien en leur grâce pour la cause du duc de Bretagne qu’il avoit tenu et soutenu de-lez lui en son pays, outre leur volonté, un grand temps : si ne faisoient compte de ses ennuis. Aussi ne faisoient le pape Clément et les cardinaux ; et disoient que Dieu lui avoit envoyé celle verge pourtant que il leur avoit été contraire.

  1. Albert était protecteur et régent de Hainaut pendant l’état de démence où son frère Guillaume-l’Insensé, comte de Hainaut, était tombé.
  2. Philippe-le-Hardi, duc de Bourgogne, était gendre du comte de Flandre, Louis de Male, dont il avait épousé la fille et unique héritière, Marguerite de Flandre.