Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXX

La bibliothèque libre.
Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 109-111).

CHAPITRE LXX.


Comment le roi Charles de France aperçut sa fin à prochain terme, et comment il ordonna du royaume avant sa mort.


Vous savez comment le roi Charles de France, qui se tenoit à Paris, traitoit secrètement devers les bonnes villes de Bretagne, afin qu’elles ne se voulsissent mie ouvrir, ni recueillir les Anglois, et là où ils le feroient ils se forferoient trop grandement, et seroit ce forfait impardonnable. Ceux de Nantes lui mandèrent secrètement qu’il n’en fût en nulle doute, car aussi ne feroient ils, quelque semblant ni quelque traité qu’ils eussent envers leur seigneur : mais ils vouloient, si les Anglois approchoient, que on leur envoyât gens d’armes pour tenir la ville et les bonnes gens contre leurs ennemis. Et de ce faire étoit le roi de France en grand’volontés et l’avoit rechargé à son conseil. De tous ces traités étoit ainsi que tout maître et souverain messire Jean de Bueil, de par le duc d’Anjou qui se tenoit à Angers. Le duc de Bourgogne se tenoit en la cité du Mans ; et là environ, ès forts et ès châteaux, se tenoient les seigneurs, le duc de Bourbon, le duc de Bar, le sire de Coucy, le comte d’Eu, le duc de Lorraine, et tant de gens que ils étoient plus de six mille hommes d’armes ; et disoîent bien entre eux que, voulsist ou non le roi, ils combattroient les Anglois ainçois qu’ils eussent passé la rivière de Sartre qui départ le Maine et Anjou.

En ce temps prit une maladie au roi de France, dont il principaument et tous ceux qui l’aimoïent furent moult ébahis et déconfortés ; car ou n’y véoit point de retour ni de remède que il ne lui convenist dedans briefs jours passer outre et mourir. Et bien en avoit il même la connoissance, aussi avoient ses cirurgiens et médecins ; et vous dirai comment et pourquoi. Vérité fut, selon la fame qui couroit, que le roi de Navarre, du temps qu’il se tenoit en Normandie et que le roi de France étoit duc de Normandie, il le voult faire empoisonner ; et reçut le roi de France le venin ; et fut si avant mené que tous les cheveux de la tête lui churent, et tous les ongles des pieds et des mains, et devint aussi sec qu’un bâton, et n’y trouvoit-on point de remède. Son oncle, l’empereur de Rome, ouït parler de sa maladie ; si lui envoya tantôt et sans délai un maître médecin qu’il avoit de-lez lui, le meilleur maître et le plus grand en science qui fût en ce temps au monde, ni que on sçût ni connût, et bien le véoit-on par ses œuvres. Quand ce maître médecin fut venu en France de-lez le roi, qui lors étoit duc de Normandie, et il ot la connoissance de sa maladie, il dit qu’il étoit empoisonné et en grand péril de mort. Si fit adonc en ce temps de celui qui puis fut le roi de France, la plus belle cure dont on pût ouïr parler ; car il amortit tout ou en partie le venin qu’il avoit pris et reçu, et lui fit recouvrer cheveux et ongles et santé, et le remit en point et en force d’homme, parmi ce que, tout petit à petit, le venin lui issoit et couloit par une petite fistule qu’il avoit au bras. Et à son département, car on ne le put retenir en France, il donna une recette dont on useroit tant qu’il vivroit. Et bien dit au roi de France et à ceux qui de-lez lui étoient. « Si très tôt que cette petite fistule laira le couler et sèchera, vous mourrez sans point de remède, mais vous arez quinze jours au plus de loisir pour vous aviser et penser à l’âme. » Bien avoit le roi de France retenu toutes ces paroles ; et porta cette fistule vingt-trois ans, laquelle chose par maintes fois l’avoit moult ébahi. Et les gens au monde pour la santé où il avoit plus de fiance c’étoit en bons maîtres médecins, et ces médecins le reconfortoient et réjouissoient moult souvent, et lui disoient que, avecques les bonnes recettes qu’ils avoient, ils le feroient tant vivre par nature, que bien devroit suffire. De ces paroles se contentoit et contenta le roi moult d’années, et vivoit en joie à la fois sur leur fiance. Avecques tout ce d’autres maladies étoit le roi durement grevé et blessé, et par espécial du mal des dents : de ce mal avoit-il si grand grief que merveilles étoit. Et bien sentoit le roi par ses maladies que il ne pouvoit longuement vivre ; et la chose du monde, sur la fin de son temps et terme, qui plus le réconfortoit et réjouissoit, ce étoit que Dieu lui avoit donné trois beaux enfans vivans, deux fils et une fille, Charles, Louis et Catherine. Si que quand cette fistule commença à sécher et non couler, les doutes de la mort lui commencèrent à approcher. Si ordonna, comme sage homme et vaillant qu’il étoit, toutes ses besognes, et manda ses trois frères ès quels il avoit greigneur fiance, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon ; et laissa derrière son second frère, le duc d’Anjou[1], pourtant qu’il le sentoit trop convoiteux. Et dit le roi aux trois dessus dits : « Mes beaux frères, par l’ordonnance de nature, je sens bien et connois que je ne puis longuement vivre, si vous recommande et rencharge Charles, mon fils ; et en usez ainsi comme bons oncles doivent user de leur neveu, et vous en acquittez loyaument ; et le couronnez à roi au plus tôt après ma mort que vous pourrez, et le conseillez en tous ses affaires loyaument ; car toute ma fiance en gît en vous. Et l’enfant est jeune et de léger esprit, si aura mestier qu’il soit mené et gouverné de bonne doctrine ; et lui enseignez ou faites enseigner tous les points et les états royaux qu’il doit et devra tenir, et le mariez en lieu si haut que le royaume en vaille mieux. J’ai eu long-temps un maître astronomien qui disoit et affirmoit que dans sa jeunesse il auroit moult faire, et istroit de grands périls et de grands aventures ; pourquoi, sur ces termes, j’ai eu plusieurs imaginations et ai moult pensé comment ce pourroit être, si ce ne vient et naît de la partie de Flandre ; car, Dieu merci, les besognes de notre royaume sont en bon point. Le duc de Bretagne est un cauteleux homme et divers et a toujours eu le courage plus Anglois que François ; pourquoi tenez les nobles de Bretagne et les bonnes villes en amour ; et par ce point vous lui briserez ses ententes. Je me loe des Bretons, car ils m’ont toujours servi loyaument et aidé à garder et défendre mon royaume contre mes ennemis. Et faites le seigneur de Cliçon connétable ; car tout considéré, je n’y vois nul plus propice de lui. Enquérez pour le mariage de Charles, mon fils, en Allemagne, par quoi les alliances soient plus fortes : vous avez entendu comment notre adversaire s’y veut et s’y doit marier[2] ; c’est pour avoir plus d’alliances. De ces aides du royaume de France dont les povres gens sont tant travaillés et grévés, usez-en en votre conscience et les ôtez au plus tôt que vous pourrez[3] ; car ce sont choses, quoique je les aie soutenues, qui moult me grèvent et poisent en couraige : mais les grands guerres et les grands affaires que nous avons eus à tous lez pour la cause de ce, pour avoir la mise, m’y ont fait entendre. »

Plusieurs paroles, telles et autres, lesquelles je ne pus pas toutes ouïr ni savoir, remontra le roi Charles de France à ses frères, présent Charles dauphin, son fils, et le duc d’Anjou absent[4]. Car bien vouloit le roi de France que les autres s’en soignassent en chef des besognes de France, et le duc d’Anjou son frère en fût absenté[5] ; car il le doutoit merveilleusement et convoiteux le sentoit[6] ; si ressoignoit ce péril. Mais quoique le roi de France l’absentât au lit de la mort et éloignât des besognes de France, le duc d’Anjou ne s’en absenta ni éloigna pas trop ; car il avoit messagers toujours allans et venans soigneusement entre Angers et Paris, qui lui rapportoient la certaineté du roi ; et avoit le duc d’Anjou gens secrétaires du roi, par lesquels de jour en jour il savoit tout son état. Et au derrain jour, que le roi de France trépassa de ce siècle[7], il étoit à Paris assez près de sa chambre : et y entendit pour lui, ainsi que temprement vous orrez recorder : mais nous poursuivrons la matière des Anglois et recorderons petit à petit comment ils cheminèrent, et quel chemin ils tinrent et firent, ainçois qu’ils venissent en Bretagne.

  1. Le duc d’Anjou, frère puîné de Charles V, était le second des quatre fils du roi Jean.
  2. On négociait alors le mariage de Richard II avec Catherine, fille de l’empereur Louis de Bavière. Ce mariage ne se fit pas, mais Richard II épousa l’année suivante Anne, sœur de l’empereur Wenceslas.
  3. Charles V paraît avoir été vivement tourmenté au moment de sa mort par le souvenir de tout le bien qu’il aurait pu faire et qu’il n’avait pas fait. Le jour même de sa mort, il fit une ordonnance pour abolir tous les impôts qu’il avait établis sans le consentement des états. Elle était parmi celles de Charles VI dans le mémorial E de la chambre des comptes de Paris, qui fut enveloppé dans l’incendie du 27 octobre 1737, avant que Secousse en eût pu prendre copie pour l’insérer dans son excellent recueil des ordonnances.
  4. Le duc d’Anjou était depuis quelque temps éloigné de la cour et résidait à Angers. Le moine de Saint-Denis dit que ce prince, ainsi que les ducs de Berri, de Bourgogne et de Bourbon, était alors à la tête des armées dans la Guyenne et le Languedoc, et qu’ils se rendirent tous à la cour aussitôt qu’ils eurent reçu la nouvelle de la maladie de Charles V.
  5. Charles V avait conféré la régence au duc d’Anjou en 1374, mais il s’en repentit ensuite. La mort l’empêcha sans doute de révoquer l’ordonnance qui lui conférait la régence, en la séparant de la tutelle, qui était conférée à la reine, conjointement avec les ducs de Bourgogne et de Bourbon. La reine mourut avant Charles V, et la tutelle resta confiée à ces deux ducs jusqu’à la majorité du jeune roi, qui était fixée à quatorze ans, d’après l’ordonnance de 1374, constamment suivie depuis.
  6. Le duc d’Anjou avait été adopté, le 29 juin 1380, par la fameuse Jeanne, reine de Naples, qui lui avait fait donner par le pape l’investiture de ce royaume et des comtés de Provence, Forcalquier et Piémont. Pour soutenir ces droits contre les concurrens qui les lui disputaient, il lui fallait de l’argent, et le duc d’Anjou n’était nullement scrupuleux sur les moyens de s’en procurer.
  7. Charles V ne mourut pas à Paris, comme le dit Froissart, mais au château de Beauté-sur-Marne, à une demi-lieue de Vincennes, le 16 septembre 1380, âgé de 46 ans, et dans la dix-septième année de son règne.