Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre LXXV

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Texte établi par J. A. C. Buchon (IIp. 118-119).

CHAPITRE LXXV.


Comment le comte de Bouquinghen mit le siége devant Nantes en Bretagne, et de plusieurs saillies et escarmouches durant le siége, et comment le dit comte s’en alla sans rien faire.


Vous savez comment les convenances et ordonnances furent prises et jurées entre le duc de Bretagne et le comte de Bouquinghen, de venir assiéger Nantes. Quand le duc de Bretagne fut parti de Rennes, le seigneur de Mont-Bourchier, messire Étienne Guyon, le seigneur de Mont-Raulieu, le seigneur de la Houssoye et son conseil en sa compagnie, ils se trairent vers Vennes et vers Hainbont. Et le comte de Bouquinghen et les siens s’ordonnèrent pour venir devant Nantes, et se départirent des faubourgs de Rennes et des villages là environ là où ils étoient logés, et s’en vinrent ce jour loger à Chastillon ; et à lendemain à Bain, et le tiers jour ce fut à Nossay, et au quart jour ils vinrent loger ès faubourgs de Nantes. Et fut le comte de Bouquinghen logé à la porte de Sauvetout, et le sire de Latimer connétable de l’ost et le sire de Fit-Vatier et le sire de Basset furent logés à la porte Saint-Pierre ; et messire Robert Kanolle et messire Thomas de Percy furent logés à la porte de Saint-Nicolas, tout sur la rivière ; et messire Guillaume de Vindesore et messire Hue de Cavrelée à la poterne de Richebourg. Ainsi étoient les barons logés entre leurs gens et moult honorablement, car c’étoit au plus près par raison comme ils pouvoient. Par dedans la ville avoit grand’foison de bons chevaliers et écuyers de Bretagne, de Beausse, d’Anjou et du Maine qui s’ensoignoient de la ville et la gardoient très bien ; et en avoient du tout le fait et la charge, ni ceux de la ville ne s’en ensoignoient de rien. Et avint que la nuit Saint-Martin, messire Jean le Barrois des Barres émut aucuns de ses compagnons qui là dedans étoient et leur dit : « Beaux seigneurs, nous sentons nos ennemis près de ci, et encore ne les avons nous point réveillés : je conseille que en la bonne nuit de huy nous les allions voir et escarmoucher. » — « Par ma foi, répondirent ceux à qui il en parla, vous parlez loyaument, et dites ce que nous devons faire, et nous le voulons. » Adonc se cueillirent-ils sur le soir et se armèrent eux six vingt, tous gens de fait ; si firent ouvrir la porte de Saint-Pierre où le connétable et le sire de Basset et le sire de Fit-Vatier étoient logés, et mirent bonnes gardes à la porte pour la retraite. Si étoient capitaines de ces gens d’armes le Barrois des Barres, Jean de Châtel-Morant et le capitaine de Cliçon ; et vinrent si à point au logis des dessus dits que ils séoient au souper ; et crièrent leur cri : Les Barres ! Si entrèrent ès logis et commencèrent à férir et abattre et à meshaignier gens. Tantôt les Anglois furent saillis sus et pourvus de leur fait, et se rangèrent devant leur logis. Quand les François en virent la manière ils se retrairent et tinrent tous ensemble moult sagement, et retournèrent vers leur ville ; et Anglois de toutes parts commencèrent à venir à l’escarmouche. Là en y eut de boutés et reboutés et d’abattus d’une part et d’autre ; et furent mis les François en leurs barrières : si en y eut des morts et des blessés d’une part et d’autre ; mais le Barrois des Barres et ses gens rentrèrent en la ville à petit dommage ; et tint-on dedans et dehors celle escarmouche à bonne et belle.

Quand ce vint le jour Saint-Martin au soir, le Barrois des Barres parla aux compagnons, et leur dit : « Ce seroit bon que demain au point du jour nous issions, pourvus de six ou sept gros bateaux et deux cents hommes d’armes et cent arbalêtriers, et par la rivière nous alissions visiter nos ennemis ; ils ne se donnent garde de nous de ce côté. » Tous furent de son accord ; et se cueillirent cette propre nuit la somme de gens que le Barrois avoit nommé, et eurent pourvus six gros bateaux devant le jour. Ils entrèrent ens, sans faire freinte, et nagèrent contreval la rivière, et prindrent terre au dessous des logis. Messire Jean de Harleston et ses gens étoient logés assez près de là en un grand hôtel. Là vinrent sur le point du jour les François, qui l’environnèrent et commencèrent à assaillir. Messire Jean Harleston fut tantôt appareillé et armé, et aussi furent toutes ses gens ; si se mirent à défense moult vaillamment, et archers à traire contre les arbalêtriers. Là eut escarmouche fière et dure, et des navrés et des blessés ; et vous dis bien que l’hôtel eût été pris et conquis, mais messire Robert Canolle, qui étoit logé assez près, le sçut ; si s’arma et fit armer ses gens, et développer sa bannière, et se trairent moult coiment celle part. D’autre part messire Guillaume de Vindesore, qui en fut signifié et avisé, et ses gens, y vinrent tout le cours ; et toujours venoient Anglois et sourdoient de tous côtés. Adonc se retrairent les François sur le rivage et vers leurs bateaux, quand ils virent que faire le convenoit, ou recevoir grand dommage. Là eut sur le rivage au retour ens ès bateaux grand escarmouche ; et moult vaillamment se portèrent les capitaines et y firent grandes appertises d’armes, et furent auques des derniers entrés. Toutefois il y en eut au rentrer des François pris, morts et noyés, et retournèrent à Nantes. Encore tinrent cette emprise, ceux qui en ouïrent parler d’une part et d’autre, à grand hardiment et à grand’vaillance.