Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXII

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CHAPITRE XXII.


Comment le roi de Navarre envoya quérir ses deux fils en la cour du roi de France, lesquels il ne put avoir, et comment il fit garnir ses places en Normandie ; et comment le roi de France fit mettre en sa maison la baronnie de Montpellier appartenant au roi de Navarre, et d’autres incidens.


Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment le roi de Navarre fut vefve qui avoit eu à femme la suer du roi de France, et comment les sages et les coutumiers du royaume de France, par l’avis l’un de l’autre, disoient et proposoient que l’héritage aux enfans du roi de Navarre qui leur venait de par leur mère leur étoit échu, et que le roi de France leur oncle, par la succession de sa suer, en devoit avoir au nom des enfans la mainbournie, et devoit être toute la terre que le roi de Navarre tenoit en Normandie rapportée en la main du roi France, tant que ses neveux auroient âge. De toutes ces choses se doutoit bien le roi de Navarre ; car il savoit moult des usages et coutumes de France. Si se avisa de deux choses ; l’une que il envoieroit l’évêque de Pampelune et messire Martin de la Kare en France devers le roi, en priant et traitant doucement que par amour il lui voulsist renvoyer ses deux fils Charles et Pierre ; et si il venait à plaisance au roi que tous deux ne les voulsist renvoyer, à tout le moins il lui renvoyât Charles[1], car mariage se commençoit à traiter de lui et de la fille du roi Henry de Castille ; la seconde chose étoit que, nonobstant tout ce, il enverroit en France secrètement, aussi il enverroit en Normandie, visiter et rafraîchir ses châteaux afin que les François ne pussent y mettre la main ; car de fait si ils n’étoient pourvus ils s’y pourroient bouter ; et si ils en avoient pris la possession, il ne les en ôteroit mie quand il voudroit. Si avisa deux moult vaillans hommes d’armes, Navarrois et ès quels il avoit moult grand’fiance ; l’un étoit nommé Pierre le Bascle et l’autre Ferrando. Les premiers messages vinrent en France, l’évêque de Pampelune et messire Martin de la Kare ; et parlèrent au roi à moult grand loisir, en eux moult humiliant et recommandant le roi de Navarre, et en priant que ses deux fils il lui voulsist envoyer. Le roi répondit qu’il en auroit avis. Depuis en furent-ils répondus[2] au nom du roi et présent le roi, que les deux enfans de Navarre ses neveux le roi aimoit bien de-lez lui, et que nulle part ils ne pouvoient mieux être, et que mieux les devoit le roi de Navarre aimer en France de-lez le roi leur oncle que autre part et que nuls il n’en envoieroit, mais les tiendroit de-lez lui et leur feroit tenir leur état bel et grand, comme enfans de roi et ses neveux doivent avoir et leur appartient. Autre réponse ils n’en purent avoir.

Vous devez savoir entremente que ces traiteurs étoient en France, Pierre le Bascle et Ferrando arrivèrent à Chierbourc atout grands pourvéances de vins, de vivres et d’artillerie. Si départirent ces pourvéances en plusieurs lieux ens ès villes et ès châteaux du roi de Navarre en Normandie ; et visitèrent ces deux gouverneurs de par le roi de Navarre toute la comté d’Évreux et renouvelèrent officiers et y mirent gens à leur plaisance. Entre ce retournèrent en Navarre l’évêque de Pampelune et messire Martin de la Kare, et recordèrent au roi, que ils trouvèrent à Tudelle, tout ce que ils avoient trouvé en France. Si ne fut mie le roi de Navarre trop réjoui de ces nouvelles quand il ne pouvoit avoir ses enfans de-lez lui, et en cueillit en grand’haine le roi de France ; et lui eût montré de fait volontiers si il pust : mais sa puissance ne se pouvoit pas étendre si avant, ni en grevant et guerroyant le royaume de France, si il n’avoit alliance ailleurs. Encore se souffrit-il de toutes ces choses tant que il eût mieux cause de parler et que on lui fît plus grand grief que on n’avoit fait encore.

Le roi de France et son conseil étoient bien informés que le roi de Navarre faisoit en Normandie ravitailler et rafraîchir les châteaux et villes que il disoit être siennes. Si ne savoient à quoi il vouloit penser. En ce temps se faisoit une secrète armée de Anglois sur mer[3] et étoient deux mille hommes d’armes et sept mille archers, et n’avoient nuls d’eux chevaux ; de laquelle armée le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge étaient chefs ; et tout ce avoient rapporté les Normands sûrement au roi de France que cette armée se mettoit sus à l’encontre des bondes de Normandie ; mais on ne savoit mie à dire quel part il se vouloient traire. Et supposoient les aucuns au royaume de France que le roi de Navarre le faisoit faire pour rendre et livrer ses châteaux au roi d’Angleterre. Si fut aussi dit au roi de France que il allât ou fit aller au devant hâtivement, par quoi il fût sire de ces châteaux, et que trop avoit attendu ; car si les Anglois s’y boutoient ils pourroient trop grever le royaume de France, et seroit l’une des plus belles entrées que ils pourroient avoir, si ils étoient seigneurs en Normandie des cités, villes et châteaux que le roi de Navarre à ce jour y avoit et tenoit.

En ce temps furent pris en France deux secrétaires du roi de Navarre, un clerc et un écuyer. Le clerc se nommoit maître Pierre du Tertre et l’écuyer Jacques de Rue[4] ; et furent amenés à Paris et là examinés, et reconnurent si avant de secrets du roi de Navarre en voulant le royaume de France adommager, que il les convint mourir ; et furent exécutés à mort à Paris.

Ces nouvelles haines se multiplièrent tellement sur le roi de Navarre que le roi de France jura que jamais n’entendroit à autre chose, si l’auroit ôté hors de Normandie, et attribué à lui et pour ses neveux les villes et châteaux que le roi de Navarre y tenoit. De jour en jour venaient dures informations et nouvelles pour le roi de Navarre, en France, en l’hôtel du roi ; car on disoit communément que le duc de Lancastre devoit donner Catherine sa fille au roi de Navarre ; et parmi tant le roi de Navarre devoit donner au duc de Lancastre toute la comté d’Évreux. Ces paroles étoient trop bien crues en France ; car le roi de Navarre y étoit petitement aimé. Si s’en vint en ce temps le roi de France séjourner à Rouen[5] et fit un grand mandement de gens d’armes desquels le sire de Coucy et le sire de la Rivière[6] étoient chefs et meneurs. Si Se trairent toutes ces gens d’armes devant Évreux, une cité en Normandie qui se tenoit Navarroise ; et avoient ces deux barons avecques eux les deux fils du roi de Navarre, Charles et Pierre[7], pour montrer à ceux du pays de la comté d’Évreux que la guerre que ils faisoient ce étoit au nom des enfans, et que l’héritage étoit leur et r’eschu de par leur mère[8], et que le roi de Navarre n’y avoit nulle cause de le tenir. Mais la greigneur partie des gens d’armes étoient si conjoints d’amour au roi de Navarre que ils ne se savoient partir de son service ; et aussi les Navarrois qui y étoient amassés et que le roi de Navarre y avoit envoyés lui faisoient sa guerre plus belle.

  1. Charles, fils aîné du roi de Navarre, épousa Léonore, infante de Castille, le 27 mai 1375, suivant Ferreras. Mariana, sous l’année 1377, dit que le prince Charles de Navarre était marié avec l’infante Léonore lorsqu’il passa en France, et qu’il laissa son épouse auprès de son père. L’Histoire généalogique de la maison de France donne aussi la date du 27 mai 1375 au mariage de Charles de Navarre. Ainsi la demande que le roi de Navarre fit de ses deux fils doit précéder cette époque, puisque, suivant Froissart, le motif pour lequel le roi de Navarre redemandait particulièrement Charles de Navarre, son fils aîné, c’était parce qu’il s’agissait alors du mariage de ce jeune prince avec la fille du roi de Castille qui a eu lieu le 27 mai 1375.
  2. Cette réponse ne peut s’appliquer à l’année 1378, comme on l’a fait voir dans la note précédente. Elle est antérieure au mariage de Charles de Navarre avec l’infante de Castille, le 27 mai 1375. De plus, au commencement de l’année 1378, le prince Charles n’était pas en France. Il passa à Montpellier le 18 février 1378 pour se rendre en France, où il arriva probablement vers le mois de mars. Ainsi la chronologie est fort embrouillée dans ce chapitre.
  3. Cet armement avait pour objet une descente en Bretagne, dont il sera parlé ci-après.
  4. Jacques de Rue, qui n’était parti de Navarre que quinze jours après le prince Charles de Navarre, fut arrêté en carême de l’année que nous comptons 1378. Il subit son premier interrogatoire le 25 mars. Pierre du Tertre fût fait prisonnier à la prise de Bernay dans le mois d’avril, et son premier interrogatoire est du 25 avril. Ils furent exécutés tous les deux le 21 mai suivant. Froissart dit dans le premier volume que Jacques et Pierre du Tertre reconnurent devant tout le peuple qu’ils avaient voulu empoisonner le roi de France : cela n’est pas vrai par rapport à Pierre du Tertre, qui jusqu’à la mort a constamment nié avoir eu connaissance des empoisonnemens.
  5. On ne voit aucun acte de Charles V daté de Rouen dans le recueil des ordonnances du Louvre, ni dans les preuves de l’histoire de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, par M. Secousse. Mais comme dans ce dernier recueil on voit des lettres de Charles V du 25 avril et du 11 mai, datées de Paris, il est à présumer que c’est dans cet intervalle que Charles aura séjourné à Rouen.
  6. Froissart, dans le Ier volume, nomme pour chef de l’expédition de Normandie le connétable Bertrand du Guesclin. Ici il ne parle que du sire de Coucy et du seigneur de la Rivière : il faut y joindre, outre le connétable, le duc de Bourgogne qui avait été créé chef et gouverneur pour la guerre de Normandie par lettres de Charles V, datées de Senlis, le 8 avril 1377–78, le duc de Bourbon, l’amiral de Vienne et le comte d’Harcourt, qui ont eu part au commandement dans cette expédition.
  7. Les généraux de Charles V ne pouvaient pas avoir avec eux les deux fils du roi de Navarre au commencement de cette expédition. La guerre contre Charles-le-Mauvais, en Normandie, a commencé en avril 1378. Suivant des lettres de rémission données par le comte d’Harcourt et le sire de La Rivière et datées du 6 mai, on était alors occupé du siége de Breteuil, et ce fût dans Breteuil que l’on trouva Pierre de Navarre, second fils de Charles-le-Mauvais, et la princesse Bonne, sœur de Pierre.
  8. Le comté d’Évreux appartenait au roi de Navarre, et non pas à la reine son épouse.