Les Chroniques de Sire Jean Froissart/Livre II/Chapitre XXXVI

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CHAPITRE XXXVI.


Comment ceux de Saint-Malo rompirent la mine que les Anglois faisoient, et comment les dits Anglois levèrent leur siége sans rien faire.


Devant la ville de Saint-Malo ot grand siège et puissant et fait maint assaut ; car les Anglois qui devant se tenoient avoient bien quatre cents canons[1] qui jetoient nuit et jour dedans la forteresse. Le capitale qui s’appeloit Morfonace, vaillant homme d’armes soignoit moult bien du défendre, avec les bons consaulx de messire Henry de Malestroit, du seigneur de Combour et du vicomte de la Berlière, et tant que nul dommage ne leur étoit encore apparent. Sur les plains dedans le pays, si comme je vous ai dit autrefois, étoit toute la fleur de la France ; tant de grands seigneurs que d’autres, se trouvoient bien quinze mille hommes d’armes chevaliers et écuyers, et étoient bien cent mille chevaux et plus. Et volontiers eussent combattu les Anglois à leur avantage s’ils pussent ; et les Anglois aussi eux ; et en avoient grand désir, ce pouvez bien croire, si ils vissent leur plus bel ; mais ce qui leur brisoit leur propos, et brisa par trop de fois, c’étoit ce que il y avoit une rivière grande et grosse, quand la mer retournoit, entre les deux osts ; pourquoi ils ne pouvoient advenir l’un à l’autre. Et toujours se faisoit la mine : bien s’en doutoient ceux de Saint-Malo.

Vous devez savoir que en tels assemblées et en tels faits d’armes comme là avoit ne pouvoit être que à la fois les fourrageurs ne se trouvassent sur les champs ; car il y avoit des apperts chevaliers jeunes d’un côté et d’autre ; si en y avoit d’un lez et d’autre à la fois de rués jus d’uns et d’autres, et y avoit plusieurs belles aventures. Les mineurs du duc de Lancastre ouvrèrent soigneusement nuit et jour en leur mine pour venir par dessous terre dedans la ville et faire renverser un pan de mur, afin que tout légèrement gens d’armes et archers pussent entrer dedans. De cette affaire se doutoit grandement Morfonace et les chevaliers qui dedans étoient, et connoissoient assez que par ce point ils pouvoient être perdus ; et n’avoient garde de nul assaut fors que de celui-là ; car leur ville étoit bien pourvue d’artillerie et de vivres pour eux tenir deux ans, si il leur besognoit. Et avoient entre eux grand’cure et grand’entente comment ils pourraient rompre cette mine, et étoit le plus grand soin qu’ils eussent de la briser : tant y pensèrent et travaillèrent que ils en vinrent à leur entente, et par grand’aventure, si comme plusieurs choses adviennent souventefois. Le comte Richard d’Arondel devoit une nuit faire le gait atout une quantité de ses gens. Ce comte ne fut mie bien soigneux de faire ce où il étoit commis, et tant que ceux de Saint-Malo le sçurent, ne sais par leurs espies ou autrement. Quand ils sentirent que heure fut et que sur la fiance du gait tout l’ost étoit endormi, ils partirent secrètement de leur ville, et vinrent à la couverte à l’endroit où les mineurs ouvroient, qui guères n’avoient plus à ouvrer pour accomplir leur emprise. Morfonace et sa route, tous appareillés de faire ce pourquoi ils étoient là venus, tout à leur aise et sans défense, rompirent la mine, de quoi il y ot aucuns mineurs là dedans éteints qui oncques ne s’en partirent, car la mine renversa sur eux. Et quand ils orent ce fait, ils dirent que ils réveilleroient le gait au côté, devers leur ville, afin que ceux de l’ost sentissent et connussent que vaillamment ils s’étoient portés. Si s’en vinrent férir en l’un des côtés de l’ost en écriant leur cri et en abattant tentes, trefs et logis, et en blessant et occiant gens, et tant que l’ost se commença à effrayer durement. Adonc se retrairent Morfonace et sa compagnie dedans Saint-Malo sans point de dommage. Et ceux de l’ost s’armèrent et se trairent devers la tente du duc, qui fut grandement émerveillé de cette avenue et demanda que ce avoit été. On lui recorda, et que par la deffaute du gait on avoit reçu ce dommage et perdu la mine. Adonc fut mandé le comte d’Arondel devant le duc de Lancastre et le comte de Cantebruge : si fut grandement accueilli de cette avenue ; mais il s’excusa au plus bel qu’il put ; et si en fut, si comme je ouïs dire adonc, tout honteux ; et eût eu plus cher à avoir perdu cent mille francs.

Cette besogne avenue et cette mine perdue, les seigneurs de l’ost se trairent ensemble en conseil pour savoir quelle chose ils feroient ; si regardèrent l’un par l’autre que ils avoient perdu leur saison, laquelle chose n’étoit pas à recouvrer, et que de faire nouvelle mine ils ne viendroient jamais à chef, car la saison s’en alloit aval et l’hiver approchoit. Si orent conseil, tout considéré pour le meilleur, que ils se délogeroient et retrairoient en Angleterre. Adonc fut ordonné de par le duc et les maréchaux de déloger et de rentrer en leur navie qui gissoit là à l’ancre au hâvre de Saint-Malo. Tantôt furent délogés, et tout troussé, et mis en vaisseaux : ils avoient vent à volonté ; si entrèrent en leur navie et singlèrent devers Angleterre. Si arrivèrent et prirent terre à Hantonne et là issirent de leurs vaisseaux, et trouvèrent que messire Jean d’Arondel capitaine de Hantonne étoit allé à Chierbourch pour rafraîchir la garnison et voir les compagnons, messire Jean de Harleston et les autres. Ainsi se dérompit en cette saison l’armée des Anglois, et se retrait chacun en son lieu ; et repassèrent Allemands et Hainuyers la mer et retournèrent en leur pays. Si commencèrent à murmurer les communautés d’Angleterre sur les nobles, en disant que ils avoient en cette saison petit exploité, quand Saint-Malo leur étoit échappé ; et par espécial le comte Richard d’Arondel en avoit petite grâce.

Nous nous souffrirons à parler de ceux d’Angleterre, et parlerons des François et de Chierbourch.

  1. On a déjà remarqué que ce nombre de canons paraît bien extraordinaire pour ce temps-là, de sorte que s’il n’y a pas d’exagération, il faut que ces canons ne fussent pas d’un calibre fort considérable, ou que Froissart ait ici employé le mot de canon pour désigner en général les machines destinées à l’attaque de Saint-Malo.