Les Cinq/I/1. Un mystère de Paris

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I

UN MYSTÈRE DE PARIS


Il s’est écoulé vingt ans depuis notre prologue. Nous sommes au mois d’août 1867, et nous pénétrons avec vous dans un des trous les plus curieux du Paris démoli.

On commençait à bâtir la maison qui masque maintenant, du côté de la rue de Babylone, ce village inconnu qui n’avait point de nom officiellement inscrit au plan de la grande ville, mais que les voisins de la caserne appelaient le passage Donon. Je ne garantis pas cette orthographe. J’ai vu écrire aussi Daunon et même d’Aunont.

Cela longeait un parc, le dernier parc existant dans Paris, car l’enclos des Ternes était déjà coupé par le chemin de ceinture, et la municipalité dorait les grilles de Monceau, devenu jardin public. Dans le parc il y avait un château qu’une princesse de la famille d’Orléans avait habité pendant le dernier règne et que le faubourg Saint-Germain connaissait maintenant sous le nom d’hôtel de Sampierre.

C’était une vaste maison, bâtie sous Louis XVI et qui n’avait rien de monumental. Sa grande tournure lui venait surtout des admirables bosquets dont elle était flanquée. Au bout des parterres et non loin du mur de clôture s’élevait un pavillon, datant des premières années de Louis-Philippe.

Le passage Donon suivait le mur oriental du parc selon l’épaisseur presque totale de cet énorme pâté qui sépare les rues de Babylone et de Varenne. Il était tantôt étroit comme un boyau, tantôt large comme ces renflements des chemins villageois où s’établissent les vaines pâtures. La boue s’y produisait tout naturellement en abondance et, par place, il y venait des landes d’orties et de chardons.

À quatre ou cinq cents pas de la rue de Babylone, une seconde ruelle, plus capricieuse encore et perdue dans des détours inextricables, coupait la « grande rue Donon » à angle droit pour rejoindre la rue Barbet-de-Jouy.

On appelait ce second boyau : le Boulevard, soit par moquerie, soit à cause d’un orme de très-belle venue qui vivait là et s’y portait bien en dépit de tout sens commun.

Ce coin était un monde. Il avait son aristocratie, ses bourgeois et son peuple. Depuis que les maçons obstruaient l’entrée, vers la rue de Babylone, le trou Donon, regrettant une prospérité passée qui jamais n’avait existé, pleurait son âge d’or absolument fantastique et disait : « Les affaires ne vont plus ! »

La grande rue, bordée dans tout son parcours par la haute muraille du parc de Sampierre, n’avait d’habitations que d’un côté et n’était pas gaie. Il y avait « la grande maison » pour l’aristocratie, les simples maisons pour les bourgeois et les bouges pour le petit peuple.

La grande maison avait deux étages et deux fenêtres de façade, les maisons étaient des masures bâties avec des tessons de bouteilles, des pavés, des boîtes à sardines, des fonds de chapeaux, des bouchons, des os, de la poussière, du crachat et de la paille : quant aux bouges, rien ne peut dire ce qu’ils étaient. Dans l’un d’eux, qui portait une enseigne de cabaret, on jouait la poule.

Il y avait en tout quinze à vingt feux, y compris la grande maison, habitée par le père Preux, dit le Poussah, homme de deux cent cinquante livres, au bas mot, prêteur à la semaine et sur gages, courtier à la Bourse, négociant en chiffons, et principal locataire de la cité. Car le trou Donon était une cité.

Le « principal, » comme l’appelaient généralement ceux qui reculaient devant la trop grande familiarité du mot Poussah, perdait le souffle au bout de quatre pas. Il allait néanmoins tous les jours à la Bourse dans une charrette à bras qui le menait jusqu’à l’omnibus où son entrée suscitait de sauvages protestations. À la Bourse, il avait la spécialité de faire pour les « dames. » Il en avait couché des centaines sur la paille : cela attirait les autres.

Avant d’entrer en matière, nous noterons un dernier détail descriptif très-nécessaire à l’intelligence de ce qui va suivre.

À moitié chemin entre la rue de Babylone et ce boyau ironique titré de boulevard, le mur du parc de Sampierre présentait une large solution de continuité, défendue par un saut de loup profond qui dessinait une ligne courte rentrante. Le raccord entre les murs et le saut de loup se faisait au moyen d’une murette, bâtie en biseau et dont le sommet se hérissait de fer forgé, disposant ses paraphes de façon à valoir chevaux de frise.

Évidemment, à une époque antérieure, on avait ménagé cette échappée pour avoir vue sur la campagne.

Plus tard, pour éviter l’aspect misérable et trop voisin du trou Donon, les propriétaires du parc avaient acheté toute la partie qui faisait face au saut de loup. Ces terrains restaient à l’état de friche, fermés par un bouquet d’arbres qui, pour le parc, faisaient rideau de fond.

De sorte que la cité était coupée en deux par cette manière de petite plaine où la tolérance des riches voisins laissait semer quelques laitues et planter quelques choux. On y voyait ordinairement une chèvre maigre qui faisait semblant de brouter.

La nuit, le trou Donon manquait de tout système d’éclairage. « La place, » comme on appelait complaisamment le terrain vague, était un véritable désert, mais un désert peu dangereux parce qu’il n’y passait personne. En été, à dix heures, en hiver dès huit heures, le trou Donon dormait à l’unanimité.

La grande maison s’élevait, flanquée de trois masures, entre la place et la rue de Babylone. De l’autre côté de la place, il y avait une demi-douzaine de masures et autant de réduits sans nom, habités ou vides.

Le 3 août 1867, à sept heures du soir et par une chaleur étouffante, toutes les pauvres demeures composant le trou Donon avaient vomi leurs locataires au dehors. La place était dans toute sa gloire, et vraiment, personne n’aurait pu soupçonner à quel chiffre se montait la population de ce coin. Il y avait de véritables bandes d’enfants grouillant dans la poussière et taquinant la chèvre, pendant que les parents prenaient l’air, assis par groupes ou couchés paresseusement partout où le hasard avait mis un brin d’herbe.

La physionomie de ces Tuileries de la misère était triste, mais non point menaçante. Ce n’était pas du tout une de ces cours des Miracles où le meurtre et le vol campent au beau milieu de Paris, et c’est à peine si le cabaretier avait trois ou quatre clients à ses tables vermoulues.

On était neutre dans ce pays perdu qui semblait affaissé et résigné sous le faix de l’indigence. Rien n’y perçait, ni le bien ni le mal.

Paris était évidemment à cent lieues, sans qu’on fût pour cela plus voisin de la campagne. Vous n’eussiez pas trouvé ici trace de l’effort qui relève. On travaillait, mais à des métiers paresseux ; les chasseurs de chiffons étaient en majorité. Peu de querelles, peu de bienveillance aussi ; une seule haine : le Principal ; une seule curiosité : la Tartare.

La Tartare, c’était cette grande femme assise là-bas, à l’écart, sur une pierre, qui soutenait dans ses bras une enfant malade et endormie.

L’enfant était une femme de dix-huit ans, quoiqu’elle ne parût pas avoir atteint sa quinzième année, et son mari, Joseph Chaix, était le seul ouvrier véritable qui habitât le trou Donon.

Celui-là partait de bon matin et rentrait tard. Il adorait sa petite femme, il aimait sa belle-mère ; il rapportait tout ce qu’il gagnait bien fidèlement, mais ses journées se passaient à chercher du travail, plutôt qu’à travailler. Pourquoi ? Le trou Donon tout entier vous aurait répondu : « La Tartare portait malheur. »

Il y avait déjà longtemps qu’elle était arrivée, un matin, avec son gendre et sa fille, si pâle et si jolie. Le Poussah leur avait loué, le plus cher possible, la plus belle de ses masures qui avait deux chambres, dont une à cheminée. Les voisins avaient oublié tout de suite un nom étranger qu’elle avait pour l’appeler la Tartare, parce que chaque dimanche, quelque temps qu’il fit, elle prenait son bâton pour traverser Paris tout entier et se rendre à l’église russe dont les dômes dorés se voient du boulevard de Courcelles. Ses grands yeux noirs brillants et bien ouverts avaient un regard étrange… On avait été longtemps avant de savoir qu’elle était aveugle.

La chronique ajoutait : à force de pleurer.

Elle était encore belle, en ce temps-là. Sa taille fière se drapait dans des vêtements usés qui n’étaient point ceux d’une Française ; ses cheveux sombres, où pas un poil blanc ne se montrait, s’enveloppaient dans une vieille mousseline, toujours propre, dont les bouts longs et larges flottaient derrière ses épaules et retombaient jusqu’à ses pieds.

On lui avait vu, le premier mois, des boucles d’oreilles de dimension inusitée, toutes rondes et armaturées par des S en or. Le Poussah, au premier terme échu, l’en avait débarrassée.

Aujourd’hui, les pauvres gens du trou Donon la regardaient du coin de l’œil st se disaient :

— La voilà au bout de son rouleau.

D’autres répondaient.

— Savoir ! il y a du monde à l’hôtel de Sampierre. La princesse Charlotte est revenue de la campagne ; la Tartare aurait encore chance de payer son terme, si elle n’avait pas tant d’orgueil.

— Mais la princesse Charlotte n’est pas avertie et la Tartare a trop d’orgueil.

— Et c’est demain le dernier délai : à midi, le Poussali les mettra dehors !

Ces paroles étaient échangées sans plaisir ni peine. Il faut bien causer à la promenade.

Celle qu’on appelait la Tartare ne les entendait pas. Elle veillait, immobile et grave, sur le sommeil de sa fille.

Le Poussah, lui, le père Preux, le lord-maire de cette cité — « Monsieur le Principal » — était au second étage de la grande-maison, soufflant auprès de sa fenêtre ouverte. Il vivait seul. Son ménage était fait par ce soldat de la caserne Babylone qui le voiturait aussi jusqu’à l’omnibus.

Pour monter ses étages, il avait les locataires en retard, tantôt l’un, tantôt l’autre, qui poussaient par derrière pendant que le soldat tirait en avant.

D’apparence, le père Preux était un vieillard apoplectique et menacé de mort à chaque instant par la courte haleine. Il mesurait dans sa veste de tricot rouge, immense et pleine à crever, la circonférence d’un hippopotame.

En réalité, il n’avait pas cinquante ans.

Sa figure, déformée par l’obésité, pendait littéralement sur son gilet ; mais au milieu de cette masse molle il y avait un nez aquilin, arrêté vivement, et deux yeux vivants, à l’émail teinté de rose, qui regardaient rond comme ceux des oiseaux de proie.

Il avait achevé son dîner et faisait ses comptes du jour entre sa pipe et une vaste cruche de bière. On l’entendait gémir et respirer d’en bas. Cela ne l’empêchait pas d’être de bonne humeur, car il chantonnait une gaudriole en s’arrêtant deux fois par mesure pour souffler.

César dictait à je ne sais plus combien de secrétaires. Le Poussah était aussi fort que César, car tout en soufflant, chantonnant et additionnant, il trouvait encore moyen de causer tout seul.

— C’est un damné gredin ! pensait-il, et je parierais ma tête qu’il aura les millions en fin de compte : Voilà trois fois qu’il vient ici, c’est drôle. Que peut-il me vouloir, cet Italien, confit à la pommade ?

Un bruit de pas se fit au-dehors dans la ruelle. Le Poussah tira tout doucement une ficelle qui releva un petit miroir, de ceux qu’on nomme « espions. » Ce miroir, incliné au coin de la fenêtre, selon l’angle voulu, lui renvoya la partie de la grande rue qui montait à la rue de Babylone.

Un homme d’apparence jeune encore et très-élégamment vêtu s’approchait, manœuvrant avec précaution ses bottes vernies dans l’épaisse poussière du chemin.

— C’est lui ! gronda le Poussah, dont la grosse figure prit une expression avide et rusée. C’est fin, les oiseaux d’Italie, mais celui-là vient trop souvent au trébuchet. Je l’aurai !