Les Cinq/I/13. Les biens de la marquise

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XIII

LES BIENS DE LA MARQUISE


Le comte Giambattista ne s’attendait pas à cette question.

— Voilà, dit-il, le danger de mêler les affaires aux choses du cœur, surtout quand il s’agit d’une chère enfant de votre âge. Oui, certes, vous êtes l’héritière de Paléologue ; oui, certes, j’en suis bien sûr : vous avez la possession d’état. Je ne dis pas que si vos amis devenaient vos ennemis… mais quelle apparence ? Et supposez-vous un seul instant que je laisserais spolier ma femme ?

De la main Charlotte fit un geste qui pouvait se traduire ainsi : « Je suis à mille lieues de penser cela. »

— Je ne sollicite pas, poursuivit Pernola, une réponse formelle ni surtout immédiate. Je sais à quoi les convenances nous obligent l’un et l’autre vis-à-vis de Mme de Sampierre. C’est à cette chère Domenica que sera adressée, bien entendu ma demande officielle. Seulement, mon cœur m’a conseillé de venir et de vous exposer loyalement ses désirs.

Nouveau geste de Charlotte, froid, mais fort éloigné d’exprimer une désapprobation.

Un peu de malaise passa parmi les sourires de l’Italien. L’idée lui venait que cette fillette était peut-être aussi forte que lui en diplomatie.

Cette porte, qu’elle laissait trop ouverte, le gênait parce qu’il avait préparé ses batteries en vue d’une lutte décisive.

Le silence est d’or : Giambattista savait cela parfaitement, mais dans une scène à deux il faut à tout le moins qu’un des interlocuteurs parle, et Charlotte, prenant les devants, avait mis le silence de son côté.

Un instant, Pernola resta court.

— Me trouverez-vous trop hardi, demanda-t-il avec un embarras manifeste, si je vous remercie du bienveillant accueil que vous faites à mon ouverture ?

Charlotte répondit en lui tendant la main et le plus simplement du monde :

— Mon cousin, je suis trop honorée.

Elle ajouta en rougissant un peu derrière son sourire :

— Seulement, il y a une chose qui m’étonne.

— Quoi donc, chère Carlotta ?

— Hier soir, vous m’avez demandé cette entrevue comme prix d’un service…

Le comte ne la laissa pas achever.

C’était le moment, il mit en terre résolûment le genou de son pantalon clair.

— En grâce ! s’écria-t-il, ne parlons pas de cela ! j’ai eu tort. Faut-il vous faire ma confession tout entière ? Je suis neuf, très-neuf, ne vous moquez pas de moi : vous êtes la première femme sur qui j’aie fixé mes yeux. Prenez en pitié ma gaucherie.

La chose singulière, c’est que cet ingénu de quarante ans n’était pas absolument ridicule. La jeunesse, quand on l’enferme dans un pot bien bouché, peut-elle se confire comme les cerises ?

Charlotte releva son soupirant sans paraître formalisée.

— Je ne demande pas mieux que de vous absoudre, mon cousin, dit-elle, mais c’est à la condition que vous répondrez franchement : Qu’avez-vous pensé de moi hier au soir ?

— Je vous l’ai dit, repartit Pernola avec effusion ; j’ai pensé que vous étiez un ange de charité, et je suis bien sûr de ne m’être pas trompé. Ah ! ma cousine ! avec une femme comme vous, le soupçon serait un crime ! Brisons là, je vous en prie ; nous avons malheureusement des sujets plus graves à traiter, et, si vous trouvez que je n’abuse pas de vos instants, laissez-moi vous parler de ceux que nous aimons tous les deux… de notre Domenica surtout à qui la maladie du marquis impose une si lourde charge, et qui n’aurait pas trop de nous deux, vous allez bien le voir, pour l’aider à supporter son fardeau. La situation est triste, elle va vous étonner : je n’hésite pas à dire qu’elle est très-dangereuse pour Mme la marquise et pour nous. Notre fortune, qui éblouit tant de convoitises, est grandement, oui, grandement menacée.

Charlotte laissa voir tout son étonnement.

— Je croyais, dit-elle, que ma cousine ne dépensait pas le quart de son revenu.

— Avec la dixième partie de son revenu, répartit Pernola en levant les yeux au ciel, j’entends de son ancien revenu (il appuya sur le mot ancien), Mme de Sampierre aurait eu de quoi mener un train beaucoup plus brillant que le sien.

— Ce sont donc ses charités ?… commença Charlotte.

— Elle a le cœur excellent, interrompit Giambattista, oh ! excellent ! mais avec la dixième partie de son revenu (l’ancien) elle aurait fait bouillir la poule au pot chez tous les pauvres de la paroisse… Écoutez ! tout d’abord, constatons que la question d’argent n’est rien pour moi. Je n’ai pas de besoins. Je vivrais avec vingt mille livres de rentes, et comme un prince, encore ! Seulement, j’ai ma responsabilité. Personne ne sera obligé de croire qu’il était déjà trop tard quand j’ai accepté, sans émoluments aucuns, la mission impossible de nettoyer ces écuries d’Augias. Il y a eu de nombreuses ventes…

— Des ventes ! répéta Charlotte stupéfaite.

— Considérables… énormes ! Vous me demanderez pourquoi ? Les motifs sont de deux sortes, il y en a de connus, il y en a d’inconnus. Votre aïeul Michel Paléologue était un sage administrateur : après sa mort, tout est tombé entre les mains de mon bien-aimé cousin Giammaria qui a perdu la raison presque tout de suite et qui est resté des années, fou qu’il était déjà, souverain maître de cette fortune. Après lui notre chère Domenica a pris la gérance. Savez-vous ce que c’est qu’un patrimoine de cinq millions de revenus (et il y avait plus que cela à l’époque du mariage !) tombant, déjà disloqué et désorganisé, entre les mains d’une femme qui ne sait pas combien font deux et deux ? Un patrimoine, divisé, multiple, dont les lambeaux sont séparés par des centaines de lieues ? Nous avons un intendant à Pesth, un intendant à Bucharest, un intendant à Giurgevo, deux intendants en Sardaigne et trois en Sicile. À un certain jour, comme s’ils se fussent donné le mot, ils ont envoyé leurs comptes, accusant des avances formidables. Des comptes en règle ! Comment vérifier la gestion du marquis ? Je vous le demande ! Comment vérifier, même, la gestion de Domenica ? Essayez, vous verrez ! C’était un gouffre, non pas tant par les dépenses qu’ils avaient faites que par le pillage extravagant dont leur faiblesse n’avait pu arrêter les excès…

— Et c’est pour combler le gouffre que vous avez opéré les ventes ? dit Mlle d’Aleix, qui avait repris sa froideur.

— D’abord, oui, répondit Pernola, et ensuite pour subvenir à des dépenses encore plus insensées. Vous ne me croiriez pas si je vous disais quelle somme a été absorbée par les comédiens de cette farce : la recherche du jeune comte Domenico, le second fils de la marquise…

— Et si on le retrouvait, cependant ? murmura Mlle d’Aleix.

Giambattista haussa les épaules.

— On en retrouvera dix au lieu d’un, si on veut, répliqua-t-il avec mépris. Moi qui ne cherche pas, j’en connais déjà une demi-douzaine !

Son regard, sournois par-dessous sa franchise de commande, interrogeait le visage de Charlotte. Celle-ci dit :

— Je n’espère pas non plus, mais enfin, rien n’est impossible à la bonté de Dieu.

— C’est vrai, fit Giambattista : Comme chrétien, je crois à la résurrection de Lazare.

Il ricana tout doucement, puis reprit :

— Mais c’est que nous sommes un peu loin du temps des miracles. Ma chère cousine, je vous l’ai déjà dit : l’intérêt n’est rien pour moi. Je vis de si peu ! Je donnerais deux doigts de ma main pour retrouver mon jeune cousin Domenico. Son retour me rendrait au repos. Et ce serait le paradis, après l’enfer de ma vie actuelle ! Malheureusement, au milieu de tant de folies, je suis resté sain d’esprit. J’étais là, il y a vingt ans, quand Domenica devint mère pour la seconde fois : ce fut une scène horrible. La folie de Giammaria se déclara cette nuit… Pourquoi vous en dirais-je plus long ? Jetons un voile sur le sanglant secret de notre famille !

— Un seul mot, insista Charlotte. Domenica était témoin comme vous, et si son espoir a survécu…

— La magnifique, l’admirable absurdité des mères ! interrompit le comte. Croyez d’ailleurs ce que vous voudrez, chère Carlotta, je vous ai dit la vérité vraie. Maintenant, si vous voulez réfléchir un peu, votre intelligence si vive et si sûre ne s’étonnera plus du nombre des imposteurs qui commencent à rôder autour de notre prétendue opulence. Mme la marquise a fait tout ce qu’il fallait pour cela. Outre les expéditions pour rire qu’elle a organisées malgré moi, une publicité sans exemple a crié jusque dans les coins les plus reculés de l’univers l’annonce de la grande aubaine. Tous les journaux d’Europe et d’Amérique ont porté, pendant plusieurs mois, à leur quatrième page un avis qui pouvait se traduire ainsi : « Telle rue, tel numéro, à Paris, on demande un héritier pour une fortune évaluée à 50 millions de francs ! »

— Je ne puis admettre… voulut dire Carlotta.

— Laissez-moi achever, cousine, j’ai presque fini. Aimez-vous mieux une traduction plus exacte encore : « À L’HÔTEL DE SAMPIERRE ON DEMANDE UN IMPOSTEUR ! » Voilà le mot à mot de l’annonce ! N’était-il pas certain qu’un pareil appât ne pouvait tomber au fond de l’eau sans tenter le poisson ! Je ne m’étonne que d’une chose, c’est qu’un millier de va-nu-pieds n’assiège pas à toute heure la porte de la rue de Babylone !

Sur cette chute le Pernola se mit à ricaner de nouveau. Charlotte dit :

— En effet, jusqu’ici, les faux comtes Domenico de Sampierre n’encombrent pas notre chemin.

— Ma cousine, murmura l’Italien qui, cette fois, la regarda en face et changea de ton brusquement, vous en avez rencontré au moins un, ne dites pas non !

Et avant qu’elle eût le temps de répondre, il ajouta, faisant effort pour emmieller sa voix de nouveau :

— Vous me couperiez par morceaux sans trouver en moi un atome d’intérêt personnel ou d’ambition. Mon rêve c’est l’heureuse médiocrité, je ne la souhaite même pas dorée. Mais le hasard, pour mon malheur, a placé entre mes mains une mission sacrée, un sacerdoce. Je représente Sampierre et Paléologue ! Je suis l’ange gardien de ces deux illustres maisons, menacées par la ruine… et par la honte peut-être, car qui sait où les conduirait quelque aventurier inconnu, arrivant tout à coup et plantant violemment son pavillon pirate au sommet de notre honneur ? Je ne veux pas de cela, princesse. Je me suis rapproché de vous pour empêcher cela, et je me résume : voulez-vous être avec moi ou contre moi ?

Il se leva. Il semblait plus haut sur ses jambes, et sa figure avait une énergie que Charlotte ne lui connaissait pas.

— Avec moi, poursuivit-il, vous êtes l’héritière de Michela Paléologue. Sans moi, vous n’êtes rien. Je ne m’explique pas, parce que vous me comprenez. Avec moi, vous êtes le salut de la marquise Domenica, votre bienfaitrice et à coup sûr votre parente, au moins par le lien naturel ; sans moi, vous tombez fatalement parmi ceux qui complotent sa ruine. Je vous ai offert ma main ; dans l’ordre des événements probables, c’est celle du futur marquis de Sampierre, que notre union ferait prince Paléologue. Je suis un homme désintéressé, j’ai de la religion ; au sein de notre société corrompue, mes mœurs sont restées pures. Je vous aime, il est vrai, mais je suis le maître de mes passions. Ne me répondez pas : je vous donne huit jours pour réfléchir.

Il s’inclina respectueusement et sortit.