Les Cinq/I/18. Le souper

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XVIII

LE SOUPER


Il y avait maintenant huit jours que maître Édouard, notre jeune-premier du saut de loup, gardait le lit, prisonnier de sa blessure. Dans ce logis bizarre, où les domestiques manquaient, capitaine Blunt avait d’abord fait une garde assidue au chevet de son cher malade, mais, à mesure que le mieux venait, la surveillance s’était ralentie.

Capitaine Blunt avait beaucoup d’affaires, et maître Édouard se serait grandement ennuyé s’il était resté seul dans cette maison ravagée, pendant que son tuteur courait la ville.

Il était encore bien pâle, mais sur son gai visage, toute la confiance téméraire, toute l’aventureuse bonne humeur de la vingtième année étaient revenues. Il avait de ses arrêts forcés par-dessus la tête.

Aussi, ce n’était pas pour écouter aux portes qu’il avait quitté son lit, car son premier mouvement avait été de se glisser en riant vers la sortie, et il avait un peu l’air d’un homme habitué à ce manège.

Évidemment, ce n’aurait point été ici sa première escapade.

Mais une parole entendue, un nom peut-être l’avait arrêté au passage et, depuis lors, il restait coi dans sa cachette.

M.  Chanut, cependant, sans se douter que son auditoire eût doublé, continuait son récit de la sorte :

— Germand et Félicité, en domestiques bien appris, se retirèrent sans répliquer, mais le diable n’y perdit rien. Au bas de l’escalier, Félicité dit :

— Ah ! mais, ah ! mais excusez !

— C’est tout de même cocasse, répliqua Germand.

— Madame au lit ! Trois hommes dans la chambre…

— Et ça embaumait la pipe !

— Et madame qui avait recommandé de ne recevoir personne !

— Par où le beau petit de tantôt est-il sorti ?

— Et par où ces trois-là sont-ils entrés ?

— C’est une drôle de maison, Mlle  Félicité !

M.  Germand, c’est même une maison étonnante !

Il paraîtrait que, dans cette même journée, « un beau petit » était venu qu’on avait vu entrer, mais non point ressortir.

Mlle  Félicité et M.  Germand allèrent chacun à son ouvrage.

Dans la chambre à coucher, la mystérieuse châtelaine était restée seule avec nos trois voleurs de nuit si bizarrement transformés en convives. Ils n’avaient pas bougé de place. Le sauvage Mœris faisait pitié derrière sa grande barbe, Moffray cachait toujours sa botte chaussée derrière sa botte nue. Mylord s’était mis à l’aise dans un fauteuil. Il attendait.

La dame restait à l’abri de son mouchoir brodé.

Elle regardait ses hôtes et semblait réfléchir.

No 4 ! dit-elle tout à coup.

— Présent, répondit Mylord qui se leva paisiblement.

— Pourriez-vous refermer mon secrétaire comme vous l’avez ouvert ?

— Oui, madame.

— Voyons cela, si ce n’est pas abuser de votre complaisance.

Mylord s’exécuta aussitôt. Les grands artistes ne se font jamais prier.

— Bravo ! fit la dame, c’est très bien joué. Je m’embrouille un peu dans les deux autres numéros. Est-ce le vaillant vicomte qui a le 3 ?

Mœris tressaillit en s’entendant ainsi désigner par son titre. Il ne répondit pas.

— Non ? reprit la dame. Alors c’est Moffray ?

Celui-ci à son tour, dressa l’oreille.

— Et Mœris, le Sagamore, continua la châtelaine, a le no 2. Comme cela, nous y sommes ! Nous nous occuperons à tables des nos 1 et 5, qui brillent par leur absence… Voyons messieurs, pourquoi cet air désolé ? Vous avez soif, vous avez faim, on va vous servir à manger et à boire. C’est un conte de fée, vraiment. Passez au salon et reprenez votre gaieté : qui sait ? Peut-être que la fée a besoin de vous, et va vous combler des plus riches présents.

Ils saluèrent avec empressement et prirent la porte qu’elle leur montrait en souriant.

Moffray n’ôta son second bas que dans l’escalier.

— Elle nous connaît, dit-il, et elle se moque de nous !

— Qui diable ça peut-il être ? demanda Mœris. Une femme du monde ?

— Ou une cocotte ? répliqua Moffray.

Mylord ne disait rien.

Mœris avait repris pour un peu son air terrible.

Caspita ! gronda-t-il. J’aimerais mieux avoir affaire à une douzaine d’Indios bravos ! Tomber sur une femme ou dans un guêpier, c’est la même chose ! En tous cas, nous ne tarderons pas à savoir ce que c’est que celle-là, puisqu’elle soupe avec nous… Ça commence drôlement tout de même.

Au salon qu’ils trouvèrent éclairé, Mœris et Moffray s’installèrent devant les glaces pour réparer le désordre de leurs toilettes. Mylord, des pieds à la tête, était en ordre. Il se plongea dans un fauteuil.

Au bout de dix minutes on entendit un pas léger dans le vestibule.

— Je tiens toujours pour la cocotte, dit Moffray.

— Moi, pour la femme du monde, répliqua Mœris : je m’y connais !

Ils commençaient à se retrouver.

La porte, en s’ouvrant, montra une taille élégante, jeune, toute gracieuse ; la figure disparaissait sous un loup de bal masqué.

— Grande dame ! murmura le vicomte.

— Cocotte ! riposta Moffray.

Ils s’inclinèrent très correctement tous les deux, et Mylord se leva pour joindre son salut aux leurs.

La châtelaine vint droit à lui.

Elle lui prit le bras en disant aux deux autres :

— C’est le seul étranger, je lui fais les honneurs.

Mylord ne manifesta ni plaisir ni peine en sentant le bras de la dame sous le sien. Celle-ci passa la première et dit en gagnant la fameuse « chambre ronde » :

— Il est juste que vous sachiez comment je m’appelle, car je crois que mon concierge a oublié de le dire à M.  Moffray, quand il a pris la peine de venir, hier, aux informations. Je suis madame Marion, une parisienne de province ou d’ailleurs. Je passe pour veuve. J’ai quelques petites rentes : juste assez pour recevoir mes amis avec tout plein de plaisir. Placez-vous comme vous voudrez. Vous êtes chez vous, et le vicomte sait bien que ces chambres sans fenêtres sont une des plus jolies inventions du bon vieux temps. Dès que les portes sont fermées, on y est admirablement seul.

Chacun s’assit. La glace eut d’abord quelque peine à se rompre, mais Mme  Marion était de si bonne humeur ! Au premier verre de vin, Moffray vit une éclaircie dans le noir de la position ; au troisième, cet effrayant tueur de Peaux-Rouges, Mœris lançait à la châtelaine des œillades qui essayaient de mettre le feu à son masque.

Mylord ne buvait que de l’eau rougie.

— Alors, dit Mœris en un moment où Germand était à l’office, vous nous connaissez un peu, chère madame ?

— Parfaitement, à l’exception du no 4. Pauvre vicomte ! après avoir chassé des jaguars, des ours gris et des nez-percés !… je ne peux pas dire que je vous attendais, mais…

— Vous pensiez à moi, belle dame ?

— Hier soir, oui, c’est vrai, en m’endormant… Et à Moffray… Vous étiez deux garçons très-bien lancés.

Mœris prit une pose et demanda :

— Je voudrais bien savoir si je vous ai fait la cour en ce temps-là ?

Mme  Marion se mit à rire.

— Et moi ? demanda Moffray.

Au lieu de répondre, Mme  Marion regarda Mylord et poursuivit :

— Lui, au moins, je ne le connais pas !

Qu’elle fût cocotte ou grande dame, c’était sanglant.

Il y eut un silence. Germand revenait avec un plat dans chaque main.

Mylord n’avait pas encore prononcé une parole…

— Faites attention à ce petit-là, capitaine, interrompit ici M.  Chanut, je vous le donne pour un drôle de corps.

Après le dessert, et quand Germand se fut retiré définitivement Mme Marion prit la parole.

— Messieurs, dit-elle, le proverbe ment : il y a de sots métiers. Votre début dans celui-ci n’a pas été brillant. Vous aviez cependant des atouts plein votre jeu. Le vicomte avait gardé une clé de la porte qui donne sur le bois, il savait comment on ouvre le billard, et il entretenait de bonnes relations avec Jules, le chien de mon concierge. Vous avez choisi là une profession épineuse, et qui exige beaucoup de talent.

Mylord fit un signe d’assentiment plein de gravité.

Mœris et Moffray dirent d’une même voix :

— Choisi n’est pas le mot !

Et le vicomte ajouta :

— Avez-vous un autre métier à nous offrir, madame ?

— Peut-être. Savez-vous ce qu’il y a dans mon secrétaire ? Une rame de papier Susse, deux boîtes de photographies, trois bâtons de cire à cacheter et des enveloppes.

— Ça arrive, dit Mylord qui était très-sérieux. On se casse les dents sur une noix creuse.

— Alors, demanda la châtelaine, vous n’en êtes pas à vos débuts, vous, mon jeune cavalier ?

— Non, madame, j’ai déjà exercé.

— Et cherchiez-vous aussi dans mes tiroirs une mise pour le baccarat de l’hôtel de Sampierre ?

— Non, madame, je ne joue jamais, parce que je ne sais pas bien filer la carte.

Ces derniers mots, dans leur concision, contenaient un traité complet du baccarat qui sembla réjouir la châtelaine.

— Que cherchiez-vous ? demanda-t-elle.

Mylord répondit poliment :

— Des capitaux et de l’expérience. J’ai étudié la théorie sous le docteur Jos. Sharp, de Londres, et je commence mon tour d’Europe, comme cela se doit, pour me faire à la pratique.

— C’est un médecin, ce docteur Jos. Sharp ?

— Non madame, c’est un voleur.

— Et on apprend dans sa classe ?…

— Tout ce qui peut servir à un libre-preneur, madame, depuis l’adresse des mains jusqu’à la jurisprudence et la philosophie.

En parlant ainsi, Mylord avait cet air décent, discret, modeste et même un peu puritain de J.-J. Rousseau à sa première entrevue avec sa bienfaitrice.

— C’est merveilleux, dit Mme  Marion. Et d’une franchise ! Quel pays que l’Angleterre ! Dites-moi, est-ce aussi le docteur qui vous a renseigné l’art de jeter vos petits secrets à la tête du premier venu ?

— Madame, répliqua Mylord doucement, vous n’êtes pas la première venue. Si vous étiez la première venue, vous nous auriez fait arrêter, au lieu de nous inviter à souper avec vous. Au cas où il vous plairait d’être des nôtres, comme je l’espère, il y a deux places à prendre : le no 1 et le no 5. Vous pouvez choisir.

La châtelaine eut un joli rire argentin sous son masque, et répondit :

— Jamais je n’ai rencontré un jeune homme si bien élevé que vous. J’accepte sans compliments et même je prends les deux places, savoir : le numéro 5 pour moi et le numéro 1 pour un prince de mes amis, qui désire garder l’anonyme.