Les Cinq/I/4. Tonneau

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IV

TONNEAU


Ces mots « tirez le cordon » n’étaient pas une figure de rhétorique. Un fil de fer terminé par un bâtonnet tombait du plafond entre le père Preux et sa cruche. Comme il se remuait avec une extrême difficulté et qu’il n’avait pas de domestique, il ouvrait lui-même sa porte selon le procédé des concierges.

Il tira le cordon dès que le nouveau venu eut prononcé ces paroles : « De la part du no 1. » Et aussitôt que le cordon fut tiré, un mouvement se fit dans un coin de la chambre, d’où sortit paresseusement Tonneau, le chien le plus gras de l’univers. Ses pattes avaient des mollets.

Il vint se planter comme une formidable barrière au-devant du seuil. Il n’aboya pas, mais sa gorge rendit le propre grognement asthmatique du Poussah et il montra toute la rangée de ses dents.

— À bas, Tonneau, dit le nouvel arrivant. Est-ce que tu ne reconnais pas les amis ?

Tonneau ferma sa gueule, remua sa queue et regagna son coin entre le lit et une caisse de fer du plus robuste modèle, encastrée solidement dans la muraille.

— Fiquet, ma vieille, dit le gros homme, je ne t’ouvrais pas, parce que j’avais idée que tu venais m’emprunter de l’argent.

Fiquet était un grand maigre, chevelu et barbu, habillé à la mode avec mauvais goût, pouvant passer pour un élégant dans de certains milieux ambigus : saveur de l’artiste interlope et du sportman véreux, type fatigué du Parisien qui a tout vu et tout subi : malpropre chose.

Il prit la chaise de Pernola à côté du fauteuil de papa Preux et tendit la main en disant :

— Va bien, Crésus ? payez-vous un verre de bière ?

Le Poussah appartenait à la catégorie des vainqueurs qui tutoient tout le monde, mais que tout le monde ne tutoie pas.

— Non, répondit-il. Est-ce que le no 1 est sorti de prison ?

— Pas encore, mais…

— Je savais que tu mentais, ma vieille. Tu ne viens pas de sa part. Combien veux-tu d’argent ?

— Une centaine de francs…

— J’ai vingt sous à ta disposition, pourvu que tu détales comme un cerf avec parole sacrée de ne pas revenir.

Il prit dans son gousset un franc qu’il mit sur le coin de la table.

— Quand le diable y serait, papa, s’écria Piquet en rougissant de colère, vous êtes le banquier de l’association !

Le Poussah souffla comme un phoque qui vient de plonger.

— Quelle association ? demanda-t-il avec mépris. Il n’y a plus que toi dans les rangs, failli soldat ! Ça prouve que tu étais le meilleur des Cinq : Juge des autres !

— Mais vous ne savez donc pas, père Preux ! Nous avons trois nouveaux, et des rudes !

— Qu’est-ce que ça me fait ?

— Des gaillards tout à fait soignés !

— Je prête sur gages. As-tu ta montre ?

— Pas plus tard que demain, nous avons une affaire sûre et superbe…

— Alors reviens après-demain.

Piquet essaya de sourire.

— Voyons, papa, dit-il, vous ne pouvez pas me laisser dans l’embarras. Je paierai dix pour quarante-huit heures, ça fait dix-huit cent pour cent pour l’an, c’est mignon !

Le Poussah reprit ses vingt sous.

— Disparais ! fit-il, tu m’assommes !

Fiquet prit un air suppliant pour dire :

— Vous savez, Magenta, celle qui a donné son nom au boulevard ? Elle pend la crémaillère et si l’on ne me voit pas là, je suis rasé ! On tombe à plat, dès qu’on ne va plus dans le monde, Faites-moi cinquante francs !

— Tonneau ! appela le Poussah.

Fiquet se leva précipitamment, mais quand il se retourna, la rangée de dents du gros chien apparaissait déjà derrière lui dans le sombre. Le Poussah se mit à rire.

— Attends, Tonneau, dit-il, pas encore… toi, ajouta-t-il en s’adressant à Fiquet, tu n’es pas le no 5, tu es le numéro zéro ! Comment ! tu as besoin d’une demi-douzaine de louis et tu ne sais pas où les prendre dans Paris !… Va-t-en, Tonneau, on te fera signe.

Le chien obéit. Le père Preux reprit après avoir humé une chope :

— Viens ça, imbécile. Veux-tu faire une affaire ? Il y en a partout, même ici : Regarde !

Son doigt gonflé montrait par la fenêtre ouverte la partie du mur de clôture qui rejoignait le saut de loup du parc de Sampierre.

La nuit tombait rapidement.

— Je ne vois rien, dit Fiquet.

— C’est qu’il n’y a rien encore. Et tant que mes locataires resteront à flâner sur la place, il n’y aura rien. Mais, dans une heure, tous ceux qui grouillent dans le terrain ici près, seront à dodo. Comment trouves-tu la muraille vis-à-vis ? Solide, pas vrai ? et de bonne hauteur ? Eh bien ! il y a quelqu’un qui entre dans le parc tous les soirs.

— Un voleur ?

— Un idiot. J’ai eu vingt ans, moi aussi, pendant trois cent soixante-cinq jours, tout juste, mais je n’ai jamais été comme ça. Il risque de se casser le cou, d’abord, et puis de se faire prendre comme malfaiteur, sais-tu pourquoi ? Pour voir un coin de sa prunelle, comme l’Andalouse au teint bruni. C’est un amoureux… au XIXe siècle !

— Après ? demanda Fiquet. Les petits bêtas de cette étoffe-là n’ont pas la banque de France dans leur poche.

— Il a sa montre, j’ai vu la chaîne. Je te flanque deux cents francs sur les deux objets.

— Aller demander la bourse ou la vie… commença Fiquet.

— On ne demande rien, coupa le gros homme, c’est le vieux style, ça ! Voilà une esquisse de l’opération : ici, à vingt-cinq pas, juste derrière le coin, il y a deux ou trois pieds de mur, j’entends en largeur, et six ou sept en hauteur qui ont craqué. Le maître maçon est venu voir aujourd’hui pour replâtrer, on gâchera demain, mais d’ici à demain ça peut servir. C’est fait comme une guérite : au-dessous, le saut de loup ; à gauche, la ruelle ; à droite, la ferraille qui défend la murette. Quand l’idiot a tourné le coin, il prend à deux mains la ferraille pour franchir la murette, et dans ce moment-là, tu conçois, s’il y avait un couteau dans la guérite, la poitrine du gandin serait à six pouces du couteau. Et pas de parade possible ! Et on n’aurait plus qu’à ramasser la montre au fond du fossé.

Tout ceci fut scandé par tranches de trois mots que ponctuait un souffle de chaudière à vapeur. Il n’y avait pas une ombre d’émotion dans le regard ni dans l’accent du Poussah.

Fiquet avait les sourcils froncés et semblait réfléchir.

— Qu’est-ce qu’il vous a fait, ce petit-là, papa ? demanda-t-il brusquement.

— Rien.

— Qu’est-ce qu’on vous donne pour faire la fin de lui ?

— Néant.

— Alors, pourquoi lui envoyez-vous un coup de couteau ?

Le Poussah se mit à rire.

— Je suis un peu trop dodu, c’est vrai, dit-il, pendant que sa terrible gaîté secouait cent vingt-cinq kilo grammes de chair, le fauteuil et la table, mais je ne compte encore que quarante-huit printemps. Ce n’est pas l’âge de renoncer à plaire. La princesse du parc m’a peut-être donné dans l’œil… Mais ne plaisantons pas ; la gaîté a le don de m’étouffer. Je t’ai dit ça parce qu’il n’y a pas de danger que tu mordes, fanfan ! tu es poltron comme les poules et tu ne t’attaquerais pas à un lapin !

— Eh bien ! sacrebleu ! s’écria Fiquet, c’est ce qui vous trompe, je prends à faire ! Amenez les dix louis et je vous apporte le gage, aussi vrai que nous sommes deux amis !

— Tonneau ! appela le père Preux sincèrement indigné cette fois, voilà une racaille qui demande du crédit !… hors d’ici, propre à rien !

Fiquet ne fit qu’un saut jusqu’au seuil et referma la porte sur le gros chien qui ronflait avec fureur. Il dit à travers les planches :

— Ça tient-il, si j’ai la timbale ?

— Ça tient, et vingt louis si tu apportes la lune dans un sceau d’eau ! comptant !

Les pas de Fiquet descendirent l’escalier, puis sonnèrent dans la ruelle, ils se dirigeaient vers la rue de Babylone.

Le Poussah, resté seul, but deux chopes coup sur coup et ralluma sa pipe.

— Hé ! Tonneau ! gronda-t-il en faisant effort pour croiser ses mains sur son ventre, as-tu confiance dans cet oiseau-là, toi ? moi pas. Mais c’est égal, dis donc ! s’il allait nous bâcler pour mille écus de besogne… ou même nous gagner d’un coup le gros lot ?

À l’aide d’un travail adroit et compliqué, il parvint à rapprocher son fauteuil de la croisée. La nuit était tombée tout à fait. Le bruit allait diminuant sur la place, et par intervalles on voyait une famille regagner son taudis.

Les grands arbres du parc de Sampierre se détachaient en noir sur le ciel gris. Le sable des allées dessinait des méandres qui allaient se perdre au loin dans le sombre. À travers les massifs, on voyait briller les lumières de l’hôtel, et, plus près on pouvait apercevoir une lueur unique et voilée au pignon du pavillon.

— Ce comte Pernola, dit encore le père Preux, est un gentil monsieur, un homme comme il faut. Il a odeur d’argent, hé ! Tonneau ? Il a été du temps avant de se déboutonner, et puis, il a lâché toutes ses agrafes d’un coup, moi j’aime ça. Et toi ? Est-ce que tu croyais que ce voisin-là était un agneau ? Bourrique ! moi, je le connaissais déjà du temps de ton grand-papa. Vois-tu, les allées de ce beau grand jardin, on pourrait les sabler de louis, si on vidait la caisse des Sampierre. Et la petite princesse est rudement agréable. Pas si bête, l’idiot qui saute par-dessus le mur !…

Une ombre traversa la grande allée qui aboutissait au saut de loup, juste en face de la fenêtre. Il fallait en vérité de bons yeux pour la distinguer de si loin, mais le Poussah avait de très-bons yeux. C’était une femme, vêtue de couleur sombre. Elle se dirigeait vers le pavillon, c’est-à-dire en sens contraire de la partie du saut de loup que le gros homme avait désignée à Fiquet comme propice à une embuscade.

L’ombre ne fit que passer et disparut dans les massifs. Le père Preux pensa :

— Elle a lâché sa gouvernante ! Pourquoi ?

L’horloge du couvent des Dames du Sacré-Cœur sonna dix heures à l’autre bout de la ruelle. La place était désormais déserte et silencieuse. Vous n’eussiez pas trouvé une seule chandelle allumée dans toute la cité Donon, car le père Preux lui-même n’avait garde d’éclairer son poste d’observation.

L’aigre sonnerie du couvent vibrait encore, quand un pas lent et comme hésitant se fit entendre dans la ruelle, venant de la rue de Babylone. Le père Preux se pencha et vit passer un homme en costume d’ouvrier qui allait tête baissée.

— Joseph Chaix ! murmura-t-il. Le gendre de la Tartare. L’aveugle et sa famille ne pourriront pas chez moi, puisqu’ils gênent mon bijou de voisin !

L’ouvrier dépassa la place et se dirigea vers les masures qui étaient au-delà. — Puis il s’arrêta. — Puis il revint sur ses pas et s’arrêta encore, — puis, enfin, il étreignit son front à deux mains, et descendit dans le saut de loup.

Le Poussah ne l’avait pas perdu de vue. Il enfla ses grosses joues.

— Tonnerre ! murmura-t-il, est-ce que celui-là aurait l’idée de payer son terme à la papa ?

Au même instant, un autre pas se fit entendre dans la ruelle.

— Pour le coup, c’est Fiquet ! s’écria le Poussah avec un étonnement goguenard. Entends-tu, Tonneau ! Il n’y a plus de poules mouillées ! Voilà Fiquet qui fait en avant deux !

Fiquet atteignit sans bruit aucun l’endroit qu’on lui avait désigné. Il regarda tout autour de lui d’un air craintif et disparut derrière l’angle du mur.

Un troisième pas, léger celui-là, presque bondissant, arrivait déjà de la rue de Babylone.

— Ma parole ! fit le Poussah ! je n’aurais jamais cru que ça mordrait !… Mais ça mord !

Le troisième venant tourna la murette.

L’instant d’après il y eut un cri, un juron et une plainte : trois voix différentes.

Le Poussah avait déjà fermé la fenêtre avec précaution et roulé vers son lit, en disant :

— Il est temps de se coucher, Tonneau. Tu n’as rien vu, pas vrai ? ni moi non plus. Est-ce que tout ça nous regarde, ma fille ?