Les Cinq/I/6. Dans la masure

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VI

DANS LA MASURE


Les trois femmes, étaient maintenant réunies dans la pièce du fond d’où la jeune malade avait parlé. L’aveugle se tenait un peu à l’écart. Mlle d’Aleix était assise au bord du lit. Éliane disait en pressant les mains de Charlotte :

— Si c’était vrai ! si vous pouviez avoir besoin de mon pauvre Joseph ! mais il y a si longtemps que vous ne l’avez vu, vous allez le trouver bien changé. Depuis cette semaine on dirait que la maladie le prend aussi. Le malheur est chez nous, princesse.

Charlotte se pencha pour la baiser au front et murmura tout contre son oreille :

— Chez nous, le bonheur ment !

Éliane la regarda dans les yeux. Elles étaient du même âge et belles toutes les deux, mais il y avait entre elles un contraste absolu. Charlotte d’Aleix avait la beauté de celles qui protègent ; la grâce en elle n’excluait point la force ; chacun de ses mouvements décelait l’harmonie exquise et puissante de la jeunesse. Son regard vivait, son port commandait. La délicieuse douceur de sa prunelle tombait de haut.

Éliane était la pauvre fleur dont la tige trop frêle s’incline hors du bouquet et pend au bord du vase. Sa mère, qui était là triste et raide comme un bronze, ne lui avait rien donné de ses vigueurs — mais qui sait ce que peut une goutte de rosée pour la fleur mourante ? un rayon de joie pour les cœurs flétris ?

— Mon Joseph devrait être déjà de retour, dit-elle tout haut, mais quelquefois, il travaille bien loin d’ici.

Elle ajouta en baissant la voix :

— Chère ! chère princesse, moi qui croyais que vous nous trompiez ! Je me disais : elle fait semblant d’avoir besoin de Joseph pour ne pas humilier ce qui nous reste de fierté…

Charlotte mit un doigt sur sa bouche et reprit à haute voix :

— Mais pourquoi ne pas m’avoir écrit depuis le printemps ?

— Nous ne savions pas en quel pays de fête vous dansiez, répondit l’aveugle sèchement.

— Oh ! mère ! fit Éliane.

— Et pourquoi, depuis quatre jours que nous sommes ici ?… commença Mlle d’Aleix, sans témoigner aucune colère.

— Oh ! nous savions votre arrivée, dit encore l’aveugle. Le piano, les violons, les rires : tout cela, c’est la voix de Domenica Paléologue, et nous l’avions entendue. Du bon côté de votre grand mur ces choses réjouissent ; de ce côté-ci elles font mal.

Charlotte s’était levée vivement.

— Mère ! dit Éliane, qui se dressa sur son séant avec une énergie inattendue : vous avez offensé votre bienfaitrice !

— Si j’ai péché, qu’on me pardonne, répondit aussitôt la Tartare, qui fit un pas en avant et fléchit le genou, sans que son visage perdit rien de sa dure impassibilité. J’ai été esclave, je sais comme on s’humilie.

— Que faites-vous ! s’écria Mlle d’Aleix, vous ne m’avez pas offensée. Je me retirais parce que mon absence a duré trop longtemps déjà. Il y a des yeux ouverts sur moi. Au revoir.

Elle releva l’aveugle, qui murmura en passant la main sur son front :

— Il y a là un cruel chaos ! ma fille, ne juge pas ta mère !

En donnant un baiser à Éliane, Charlotte lui dit tout bas :

— Les ouvriers parisiens n’aiment pas à devenir domestiques. Joseph, près de moi, ne sera pas un valet,

Sa main, qui tenait une bourse, se glissa sous l’oreiller et en ressortit vide. Puis elle se dirigea vers la porte.

Mais, comme elle allait franchir le seuil de la chambre d’entrée, elle recula. Des pas se faisaient entendre au dehors.

— C’est mon Joseph ! dit Éliane joyeusement.

— Ils sont deux ! répondit Mlle d’Aleix, qui ferma la porte de communication.

Celle de la rue s’ouvrit. Joseph et son compagnon entrèrent.

Le flambeau, allumé lors de l’arrivée de Charlotte, était toujours sur la table, dans la première pièce. Dès que la porte de communication fut close, il fit nuit dans la chambre de la malade. Les trois femmes étaient donc invisibles, tandis que les planches de sapin mal jointes laissaient pénétrer leurs regards dans l’autre pièce.

En entrant, Joseph semblait aussi défait que le blessé et bien plus ému.

— Elles dorment, dit-il, je vais les éveiller.

— Attendez un peu, fit notre jeune inconnu, dont les traits pâlis souriaient encore, nous en avons vu bien d’autres !

Il se laissa aller sur une chaise avec un grand soupir de soulagement.

C’était, on le voyait mieux maintenant, une physionomie originale ; tête intelligente et belle qui peignait gaîment la bonté, la noblesse, l’intrépidité ; corps souple où l’élégance le disputait à la force. Ses cheveux châtains, bouclés, mais courts, s’échappaient crânement de sa petite casquette écossaise. Il avait le regard doux, clair et presque imposant à force de franchise. Sa taille, qui était haute pourtant, semblait à peine dépasser la stature commune, à cause de ses heureuses proportions.

Au son de sa voix et dès le premier mot qu’il avait prononcé, l’aveugle avait fait un mouvement vers la porte. Depuis lors, elle restait immobile, la tête penchée en avant et retenant son souffle.

Il reprit :

— Je me sens mieux, ami Joseph, ce ne sera rien, j’espère, mais quand tu vas décoller ma chemise, les choses vont peut-être changer. J’ai l’expérience de ces sortes d’histoires. Réglons nos comptes auparavant. Prends d’abord mon portefeuille dans ma poche, car le moins que je bougerai sera le mieux.

Jusqu’alors aucune trace du coup de couteau lancé par Fiquet n’apparaissait, mais quand Joseph, pour prendre le portefeuille, eut écarté le plaid, une large tache rouge se montra au côté gauche de l’estomac.

Joseph poussa un cri. Cela semblait marquer juste la place du cœur.

À ce cri, Charlotte se rapprocha aussi de la porte.

Dès qu’elle eut regardé, elle chancela et s’accrocha au bras de l’aveugle pour ne pas tomber à la renverse.

— Ah ! fit celle-ci, vous le connaissez, maîtresse !

Et ses yeux sans regard se tournèrent vers la jeune fille comme si elle eût pu la voir. Charlotte ne répondit pas.

Le blessé parlait de nouveau.

— Quand je vous ai donné ces trois louis tout à l’heure, mon camarade, dit-il, c’était une aumône. Je ne vous connaissais pas encore. Je viens d’un pays où il faut regarder net et juger vite. En chemin, depuis le fossé jusqu’ici, je vous ai jugé : je sais mieux que vous ce qu’il y a dans votre pauvre tête, affaiblie par la souffrance, et dans votre digne cœur. Là-bas, en Amérique, je vous aurais donné la moitié de ma poudre et une poignée de balles ; à Paris, la guerre se fait avec de l’argent, voici de l’argent. Prenez.

Il y avait derrière sa chaise un petit buffet en bois blanc.

Ce fut peut-être pour y prendre le linge du pansement prochain que Joseph l’ouvrit, mais il vit sur la première planche un chanteau de pain et il s’en saisit avec une bestiale avidité.

Le blessé qui lui tendait un billet de banque entendit le bruit de ses mâchoires et eut un bon rire.

— Bravo ! fit-il. Ah ! décidément, il n’y a pas si loin qu’on le pense de Paris au désert ! Et plus d’une fois capitaine Blunt a souffert la soif quand sa gourde n’était pas encore vide, pour m’en garder les dernières gouttes. Capitaine Blunt, c’est mon père. Je vois qu’on s’aime bien ici, aussi. Prenez donc !

— Mille francs ! s’écria Joseph la bouche pleine. C’est trop ! Je ne veux pas tant que cela !

— Mille francs ! répéta l’aveugle comme un murmurant écho. Pourquoi votre main tremble-t-elle si fort, maîtresse Carlotta ?

Elle ajouta en elle-même :

— Cette brave voix me parle d’un temps qui n’est plus. Est-ce un souvenir ou un rêve ?

— Ne discutons pas, reprit le blessé, qui chancela sur son siège, quoique, le sourire restât autour de ses lèvres. L’air froid a touché ma piqûre et je sais où elle est, maintenant. Tout dépend de la profondeur. Je vois danser la lumière… dépêchons !

Joseph jeta son pain pour le soutenir.

— Je m’appelle Édouard, continua le blessé qui luttait contre la faiblesse avec une sorte d’enfantillage fanfaron. Je parie que j’aurai le temps de tout dire : Édouard Blunt, chez capitaine Blunt, 7, Chaussée des Minimes. Répétez cela.

Joseph obéit, puis il dit :

— Comment faire ? ma femme est malade, ma mère est aveugle…

— Ce n’est ni votre mère, ni votre femme, c’est un médecin qu’il faut, interrompit Édouard, et un bon !

— Puis-je vous abandonner en ce moment !

— Non, restez. Vous irez quand j’aurai tout dit…

— Où allez-vous, maîtresse Carlotta ? demanda en ce moment l’aveugle.

Mlle d’Aleix, aux derniers mots du blessé, avait fait un mouvement vers la porte. L’aveugle la retint, et dit :

— Restez auprès d’Éliane : j’y vois aussi bien la nuit que le jour, moi, et le comte Pernola ne me suit pas comme une ombre. Je vais aller.

Charlotte lui serra la main. L’aveugle gagna la fenêtre d’un pas ferme et ajouta en franchissant l’appui :

— Dans cinq minutes le médecin sera ici.

— Qui donc est avec Joseph ? demanda, en ce moment, la voix d’Éliane, et que se passe-t-il chez nous ?

Édouard, le blessé, continuait dans l’autre chambre :

— C’est à cette adresse que je dois être transporté, si je perds connaissance.

Il ouvrit le portefeuille et son doigt toucha la première page.

— Voici une autre adresse, dit-il, à Ville-d’Avray. Le nom de la personne manque. Elle s’appelle Mme Marion. En cas de malheur, vous iriez la trouver et vous lui diriez… Ma foi, vous lui diriez qu’il m’est impossible de dîner avec elle demain, voilà !

Sa voix faiblissait et il semblait chercher péniblement ses paroles.

— Ne parlez plus ! supplia Joseph.

— Je ne parlerai plus longtemps, en effet. Voici une lettre sans suscription. Écoutez bien, c’est le principal. M’aviez-vous rencontré déjà à l’endroit où je suis tombé, ce soir ?

— Oui, répondit Joseph tout bas.

— Alors vous devinez à qui la lettre est destinée. La remettrez-vous ?

— Oui, répondit encore Joseph.

— Merci ! c’est tout. Voilà que je perds plante… bonsoir, les voisins !

Il ferma les yeux. Vous eussiez dit un enfant qui s’endort dans un sourire.

Comme si elle eût attendu cet instant, la princesse Charlotte d’Aleix poussa la porte et s’élança dans la chambre d’entrée. Au même instant, l’aveugle revenait, disant :

— Le médecin est sur mes pas.

Joseph les regarda tour à tour, il avait la tête perdue. Charlotte lui saisit le bras avec la force d’un homme.

— Est-ce Pernola qui a frappé ? demanda-t-elle entre ses dents serrées.

Joseph balbutia.

— Je ne sais pas. Je n’ai rien vu.

L’aveugle trouva en tâtonnant la chaise où était Édouard.

Elle passa rapidement la main sur les traits du jeune homme et un grand soupir souleva sa poitrine.

Elle se mit à l’écart parce que le médecin entrait.

Princesse Charlotte avait rabattu son voile et s’était réfugiée de nouveau au chevet d’Éliane. Celle-ci demanda :

— Mais qu’y a-t-il donc, au nom du ciel !

— Peut-être que Dieu nous a envoyé un terrible malheur ! répondit Mlle d’Aleix. Prions, Éliane.

Il se fit un silence dans les deux chambres à la fois. Le médecin examinait la blessure.

Charlotte, penchée au-dessus de l’oreiller d’Éliane murmura :

— Te souviens-tu du comte Roland de Sampierre qui est mort avant ses vingt ans ?

— Oui, c’était un beau jeune homme. On disait qu’il allait être votre mari, princesse.

— Il y a là un beau jeune homme qui n’a pas ses vingt ans. Regarde-le bien quand il va s’éveiller… si Dieu veut qu’il s’éveille !