Les Cinq/I/8. Princesse Carlotta

La bibliothèque libre.


VIII

PRINCESSE CARLOTTA


On arrivait au perron de l’hôtel.

Savta tenait la main de jeune maîtresse retrouvée, comme si elle eût eu frayeur de la perdre encore. M.  le comte Pernola marchait à l’autre côté de Mlle  d’Aleix.

Les sauveteurs de sa sorte ne font jamais un long crédit.

— Princesse, dit-il en montant les degrés, j’ai fait de mon mieux pour vous éviter l’ombre même d’un chagrin. Je serais heureux et reconnaissant si vous vouliez bien m’accorder pour demain matin un instant d’entretien.

Il avait baissé la voix pour faire cette demande.

Mlle  d’Aleix répondit tout haut :

— Mon cousin, vous prévenez mon désir, j’allais vous adresser la même requête. Demain, à l’heure où Mme  la marquise entend la messe aux Missions-Étrangères, nous nous rencontrerons, s’il vous plaît, au salon. J’ai quelque chose de particulier à vous communiquer.

— Je serai là ? dit Savta avec un point d’interrogation.

— Non, ma bonne, repartit Mlle  d’Aleix gravement. M.  le comte et moi nous tenons à être seuls.

Elle salua de la main et prit le chemin de son appartement, pendant que Pernola restait tout pensif au milieu du vestibule.

Une fois dans sa chambre, Charlotte d’Aleix envoya Savta au salon présenter ses excuses à la marquise Domenica, sa « petite maman, » et se débarrassa également de sa femme de chambre, sous prétexte de fatigue.

Elle ne mentait point : il y avait en elle une lassitude profonde, mais en même temps une étrange excitation.

Elle se laissa tomber sur un fauteuil devant son secrétaire dont la tablette était baissée.

Il y avait sur son visage à la beauté douce mais vaillante une pensée tellement absorbante que vous l’eussiez prise pour une somnambule pétrifiée par la catalepsie.

Elle resta un instant immobile, raide, silencieuse, le regard fixement noyé dans le vague. De temps en temps, des frémissements courts glissaient le long de ses veines.

Puis elle laissa tomber sa tête rêveuse entre ses mains qui se baignèrent dans les boucles de ses cheveux.

— Ma mère ! murmura-t-elle, je ne l’ai pas vue à son lit de mort, et peut-être m’eût-elle avoué la vérité à ce moment où le mensonge est impossible. Elle m’avait confiée à Domenica Paléologue quelque temps avant sa dernière heure. Je me souviens… On m’appelait princesse aussi chez ma mère ; mais, dans les premiers temps, ceux qui me nommaient ainsi souriaient, et, en parlant de moi, ils disaient : « la petite remplaçante… »

Elle ouvrit un tiroir du secrétaire et y prit deux médaillons dont chacun contenait un portrait.

Le premier représentait une femme de quarante ans à peu près, gardant les restes d’une grande beauté, mais vieillie avant l’âge par la maladie ou le chagrin. Nous eussions pourtant reconnu en elle cette noble créature, déshéritée par le vieux Michel Paléologue, et qui avait assisté sans se plaindre au mariage de sa nièce Domenica, lequel mariage donnait, en totalité, les biens immenses du prince Michel à M.  le marquis de Sampierre.

Carlotta mit ses lèvres sur ce portrait qui était celui de Michela, princesse d’Aleix.

Ce fut un baiser pieux et plein d’un respect tendre qui allait jusqu’au culte.

— Ma mère ! répéta-t-elle, ma bien-aimée mère ! que ne donnerais-je pas pour être sûre de mon droit à l’appeler ainsi !

Ce premier médaillon était enfermé dans un papier très-fin que Mlle  d’Aleix passa sur son genou pour en défaire les plis.

Et pendant cela elle pensait :

— Je ne ressemble pas à ma mère !

C’était vrai dans toute la force du terme, sauf en un point : ces deux figures si différentes avaient toutes les deux quelque chose du type oriental.

Mais la physionomie piquante de la jeune fille, qui semblait regretter son sourire d’hier et les gaietés hardies de sa vraie nature, dans une mélancolie toute récente, ne gardait rien de l’imposant caractère répandu sur les traits de la morte.

Ces mots, prononcés involontairement : « Je ne ressemble pas à ma mère, » étaient plutôt une plainte que l’expression d’un fait. Ils se rapportaient non pas seulement à la miniature, mais encore au papier que Charlotte avait dans sa main.

C’était un billet sans signature, ainsi conçu :


« Princesse ramassée par charité, fille d’une bâtarde et d’un charlatan, priez donc cette grosse Domenica de vous montrer votre acte de naissance ! En épousant le comte Roland, vous seriez entrée pour tout de bon dans la famille, mais maintenant que le pauvre petit diable est mort, comment allons-nous nous y prendre ?

« À votre place, j’essayerais du Pernola. Il ne sait rien de vos affaires et il n’a pas inventé la poudre. C’est un moyen.

« Il n’y en a pas deux.

« Réfléchissez, princesse. »

Le dernier mot était fortement souligné.

Charlotte parcourut des yeux ce billet, qu’elle avait déjà lu peut-être bien des fois.

Un sourire dédaigneux jouait autour de ses lèvres.

Elle prit le second portrait qui était celui d’un tout jeune homme, presque d’un enfant, dont les traits présentaient un rapport assez remarquable avec ceux de la marquise Domenica.

Elle approcha aussi ce portrait de sa bouche et le baisa, mais avec une dévotion distraite.

— Pauvre cousin Roland ! murmura-t-elle.

Puis, fixant sur la miniature un regard intense, elle continua, pensant tout haut :

— L’autre lui ressemble, le blessé de ce soir, cela saute aux yeux ! Et pourtant, l’autre ne ressemble pas à Domenica… de qui donc l’autre est-il tout le portrait ?

Elle se frappa le front tout à coup et bondit sur ses pieds :

— Il ressemble au marquis Giammaria ! s’écria-t-elle. À M.  de Sampierre ! Au grand portrait qui est dans le pavillon… C’est lui ! Ah ! je sais donc pourquoi je l’aime !

Ce dernier mot fut un véritable cri.

Elle s’arrêta effrayée au son de sa propre voix.

Comme tout le reste de l’hôtel de Sampierre, l’appartement de Mlle  d’Aleix était meublé avec un grand luxe. Elle était auprès d’un prie-Dieu d’ébène, incrusté de nacre antique, au devant duquel elle s’agenouilla.

— Mon Dieu, dit-elle, je ne sais pas qui je suis. Qu’ils soient mes parents ou mes bienfaiteurs, ne leur dois-je pas la même tendresse ? Ils sont faibles et entourés d’ennemis. Vous ne les avez pas armés, mon Dieu, ils n’ont personne pour les défendre : il n’y a pas au monde une pauvresse, demandant son pain aux passants, qui soit si abandonnée que Domenica Paléologue au milieu de sa noblesse et de sa richesse. Rien ne la protège, pas même sa propre volonté ! Secourez-la, mon Dieu, changez ma faiblesse en force ; faites que je sois choisie pour lui rendre son fils. Et si quelqu’un doit tomber dans cette lutte… car je devine la lutte, je la sens, terrible qui se prépare tout autour de nous… Oh ! que ce soit moi, mon Dieu ! moi, l’étrangère ! La fille d’une bâtarde et d’un charlatan !

Son front toucha le bois du prie-Dieu. Pendant qu’elle était ainsi, sa main, glissée dans son sein, y prit la lettre du blessé que Joseph Chaix lui avait remise dans la maison de l’aveugle.

— Elle aussi, murmura-t-elle, la mère d’Éliane, m’a dit une fois : « Maîtresse Michela n’avait point de fille !… »

Elle ouvrit la lettre, agenouillée qu’elle était, et la lut en quelque sorte comme on prie.

La lettre disait :


« … Vous étiez assise sous les arbres, au fond de ce grand parc ombreux, tout plein de statues. Moi, j’avais pénétré dans votre demeure à votre insu et malgré vous, comme font ceux qui ont de mauvais desseins.

» J’ai mené la vie des sauvages. Je rampais autour de vous, qui étiez sans défiance, dans l’herbe, comme un sauvage pour être plus près de votre beauté si pure, pour adorer votre sourire quand la lune caressante vient l’éclairer entre deux branches déplacées par le vent du soir ; pour surprendre une harmonie de votre voix, un soupir de votre cœur…

» Où je vous ai vue la première fois ? Le son des orgues passait à travers les murailles de l’église. Ceux qui ont vécu dans les forêts sont attirés par toutes les grandeurs. J’entrai pour entendre le chant qui monte vers Dieu.

» Je priai.

» Ma prière m’ouvrit un coin du ciel, puisque je vous aperçus, et je vous emportai dans mon cœur pour vivre de vous, pour en mourir, peut-être, pour être à vous sur la terre et dans le ciel.

» … Ce soir-là, qui était la seconde fois, dans le bosquet où vous rêviez, j’entendis une parole. Vous disiez : « Si j’étais homme… »

» Vous avez donc besoin d’un défenseur !

» Je voulus m’élancer, mais vous n’étiez plus seule.

» Et depuis lors, je revins tous les soirs ; suis-je un fou ?

» Tous les jours, je vous écris. Voilà bien des fois que je franchis le mur pour déposer ma lettre sur l’appui de votre croisée, et je m’en vais sans avoir osé.

» Ma lettre reste avec moi ; ah ! ce n’est pas la même. Mon bonheur est de la recommencer, répétant sans cesse : Je vous aime ! je vous aime…

» C’est que je vous aime ! Je ne sais ni écrire ni parler. Si je pouvais vous envoyer mon âme !

» Ai-je deviné ? Avez-vous besoin de tout le sang d’un homme qui jamais n’a tremblé ? Dites, je serai si heureux de vous donner ma vie !

» Écoutez et croyez ! alors même que ce ne serait pas pour vous et… ne faites pas attention à ma main qui balbutie des caractères que je ne peux plus former… et quand le malheur voudrait que je fusse venu trop tard… oui, je crois que vous me comprendrez : quand même ce serait pour un autre que vous souhaitez la force et le courage d’un homme… pour celui que vous aimez peut-être…

» Eh bien ! parlez, me voilà, je veux bien lui donner ma vie, puisqu’il est votre bonheur… »


Charlotte d’Aleix pressa le billet contre sa poitrine pendant que deux belles larmes roulaient lentement sur ses joues.