Les Cinq/II/24. Le scalpel

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XXIV

LE SCALPEL


Les bras de M. le marquis de Sampierre s’ouvrirent comme malgré lui. Il était en proie à une grande émotion.

Cependant, au lieu d’attirer Édouard contre son cœur, il le tint à distance pour l’examiner longuement, mais ce regard profond et tout plein de douloureuse tendresse valait un baiser.

— Tu ne sauras jamais, murmura-t-il avec des larmes dans la voix, comme j’ai adoré ta mère !

Charlotte craignait d’arrêter cet élan inespéré. Elle savait avec quelle étrange rapidité la cervelle du marquis déménageait d’un pôle à l’autre.

Et pourtant, il fallait agir. Les heures ici étaient précieuses comme celles d’une journée qui peut n’avoir pas de lendemain.

— Mon oncle, dit-elle, voulez-vous que nous parlions de vous ?

M. de Sampierre donna une marque d’impatience et répondit :

— Non, je veux que nous parlions de lui.

Mlle d’Aleix insista et dit en souriant :

— Parler de vous, n’est-ce pas encore parler de votre fils ?

Quelque chose de cauteleux passa dans le regard de M. de Sampierre. Ce fut rapide comme la pensée. Il reprit :

— Nous allons avoir à combattre, c’est entendu. Je sais la loi. Nous serions bien forts, si nous avions ce que la loi appelle un commencement de preuve. Une mère ne laisse pas aller son enfant sans un signe qui puisse le faire reconnaître plus tard. Domenico, mon fils, quels moyens avez-vous d’appuyer votre dire ?

— Le signe que je porte, répliqua Édouard avec douceur, mais aussi avec tristesse, ce n’est pas ma mère qui me l’a donné.

M. de Sampierre se tourna vers Charlotte.

Ses yeux étaient redevenus inquiets et mauvais.

Charlotte lui serra le bras tendrement :

— Nous n’avons lui et moi qu’une pensée, dit-elle, c’est de vous sauver. Nous vous aimons.

— Je vous crois, fit le marquis en se forçant à sourire. Merci, mes enfants, c’est bon de s’aimer… asseyez-vous tous les deux près de moi, bien près… nous sommes une famille maintenant.

Et quand ils furent groupés, le père au milieu, il voulut avoir les mains de ses enfants dans les siennes et reprit brusquement :

— Alors, ce scélérat de Giambattista veut ma mort ?

— Je vais vous parler comme si vous aviez confiance en nous, répondit Charlotte. Vous avez tout donné à cet homme, tout ce qui vous garantissait contre lui…

— C’est une grande faute, interrompit M. de Sampierre, je le comprends parfaitement et je regrette bien de l’avoir commise. Merci encore, princesse… Tu as l’air d’un jeune homme prudent et avisé, Domenico, mon fils. Pourquoi ne prends-tu pas la parole à ton tour ?

— Parce que je ne sais pas si vous nous raillez, mon père, dit Édouard toujours calme et doux. Quand il s’agira de vous défendre les armes à la main, je n’hésiterai plus, et je ne céderai mon tour à personne.

— Oh ! oh ! les armes à la main ! répéta le marquis, ceci est un souvenir d’Amérique, mon garçon ? Quelles armes ? Le couteau et le rifle ?… Là-bas, vous ne connaissez que la violence, mais à Paris, nos armes sont là…

Il se toucha le front pour achever avec emphase :

— Les armes offensives comme les armes défensives ! Giambattista Pernola n’est qu’un ignorant auprès de moi. Je n’ai besoin de personne pour me protéger contre lui.

Il réunit les mains des deux jeunes gens dans les siennes. Vous eussiez dit des fiançailles.

— Dieu m’avait tout donné, reprit-il sur le ton de la bonne et intime causerie : je ne sais au monde que Bourbon, Savoie et Bragance pour être d’aussi bonne maison que Sampierre. J’ai eu pour femme un miracle de beauté, et cent familles nobles auraient été riches avec mon revenu. Jamais personne ne fut comblé comme moi… Qu’est-ce que le bonheur et comment nier la fatalité ? Avec tout cela dans la main, j’ai vécu triste, pauvre et seul !

— La fatalité, pour vous, dit Mlle d’Aleix, avait nom Giambattista Pernola. Cette chambre où nous sommes est tapissée de ses victimes.

— Qui donc ? demanda le marquis feignant de ne point comprendre.

— Vous d’abord, répondit Charlotte dont le doigt tendu montra tour à tour les quatre portraits, votre fils ainé, votre femme et votre dernier né.

— Je ne suis pas mort, princesse, objecta bonnement M. de Sampierre, Mme la marquise est en pleine santé, et notre Domenico se porte assez bien, le cher enfant, Dieu merci !

Puis, sans laisser à la jeune fille le temps de répliquer :

— Je suis, dit-il, une mine d’or, entourée de brigands ; Giambattista m’a déjà dit cela, mais il ne m’effraie pas plus que les autres voleurs qui rôdent autour de cette proie. Seulement, lui, il fait sentinelle, remarquez cela ; il me garde contre les autres, croyant que je lui appartiens… Or, c’est mon élève, après tout, et je lui ai donné un peu de mon savoir.

Il se leva tout à coup et alla vers sa malle dont il souleva le couvercle. Édouard dit à Charlotte :

— Qu’espérez vous de ce pauvre malheureux ?

Mlle d’Aleix avait la tête baissée.

— Je vous ai empêché d’aller chez cette femme de Ville-d’Avray, murmura-t-elle : il y a là un grand danger, je le sais, mais le danger n’est que pour vous… moi, si j’y allais, je n’aurais rien à craindre de Mme Marion.

— Est-ce que vous songeriez ?… s’écria Édouard.

— Patience ! fit de loin le marquis, ce sont des choses singulières et que je puis seul expliquer… je reviens.

Charlotte mit un doigt sur sa bouche et dit en se penchant à l’oreille d’Édouard :

— Si nous échouons ici, je ne peux me résoudre à vous quitter : nous irons ensemble et ce sera la dernière ressource.

M. de Sampierre avait retiré de sa malle une trousse en cuir noir semblable à celles que portent les chirurgiens. Comme Mlle d’Aleix venait à sa rencontre, il montra son portrait et frappa sur la trousse en disant :

— C’est celle que vous voyez là. Je l’ai depuis vingt ans.

En effet, la trousse était reproduite dans le portrait avec une minutieuse exactitude.

— Voulez-vous, oui ou non, demanda la jeune fille, que nous parlions de la menace qui est sur vous ?

M. de Sampierre fit jouer le fermoir de la trousse et répondit :

— Je veux, ma chère enfant, tout ce que vous voulez.

— Écoutez-moi donc : votre cousin Pernola n’est plus, pour employer vos propres expressions, une sentinelle ; il montait la garde, en effet, autour de la mine pleine, mais la mine étant vidée, il va lui-même y introduire d’autres travailleurs.

— Pourquoi faire ?

— Pour achever la besogne qu’il laisse à moitié faite.

— Vraiment ! fit le marquis. Quelle sera la seconde moitié de la besogne ?

— Il a pris la bourse.

— Les autres prendront la vie ? Est-ce cela que vous voulez dire, ma belle mignonne ?

— Oui, c’est précisément cela.

Elle regardait M. de Sampierre dans les yeux.

Celui-ci ouvrit la trousse d’un air songeur.

— Giambattista est un garçon d’esprit, princesse, dit-il froidement. Regardez-moi ceci, je vous prie… Ah ! il a cette idée-là, le finaud ? il en est bien capable.

Dans la trousse ouverte, il venait de choisir un scalpel dont la lame avait, par moitié, le brillant du neuf, tandis que l’autre moitié était fortement corrodée par la rouille, comme il arrive à un couteau qui a coupé un fruit et qu’on a négligé d’essuyer.

Du bout de la lame ainsi oxydée il désigna son propre portrait, et dans le portrait le scalpel étincelant que son image tenait à la main.

Et il dit avec une étrange complaisance :

— C’est le même — avant et après ! Il était alors tout neuf et n’avait point servi.

Charlotte frissonna jusqu’au plus profond de ses veines. Édouard détourna les yeux avec un dégoût plein de compassion.

M. de Sampierre se rapprocha d’eux en jouant avec le scalpel dont il éprouvait la pointe du bout du doigt.

— Il y a peu de praticiens, dit-il vaniteusement, qui soient assez riches pour se procurer des instruments pareils. La trousse est simple et sans ornement, mais elle m’a coûté cher : très-cher ; chaque pièce en est montée avec le même soin que si l’acier avait la valeur du diamant. C’est un véritable écrin, et quand Charrière me la livra en 1847, il me dit : « Monsieur le marquis, on ne produit un tel chef-d’œuvre qu’une fois en sa vie… » Princesse, vous m’avez signalé les dangers qui m’entourent. Notez bien que je n’ai pas plus confiance en mon cousin Giambattista qu’en vous ou en personne autre. Ce qui fait ma force, c’est la connaissance que j’ai de la perversité des hommes, en général. Je crois deviner que vous avez un moyen de me sauver : Je devine tout, et cela sans effort : c’est un don naturel.

— Il y a un moyen, c’est vrai, répondit Mlle d’Aleix, heureuse d’être ainsi interrogée.

— Voulez-vous me le dire ?

— Je suis ici pour cela : ce moyen…

— Je parie que ce moyen, c’est mon cher fils Domenico ?

— Vous ne vous trompez pas, monsieur, dit Charlotte dont la voix se fit sévère. Que Dieu me donne le pouvoir de vous convaincre. Quand on vous enleva l’administration de vos biens, un conseil judiciaire fut nommé par les soins du comte Pernola. Il choisit, à la vérité, les personnages les plus considérables de votre famille ; mais, servi qu’il était par les circonstances, il s’arrangea de manière à ce que les membres de ce conseil, résidant tous à d’énormes distances, fussent difficiles à réunir. Plus d’une fois, l’idée m’est venue de convoquer l’assemblée de vos parents, non pas tant pour vous encore que pour ma bien chère tante Domenica qui est abandonnée en proie aux déprédations de toute une armée de bandits domestiques, de charlatans et d’aventuriers, mais, dépourvue que je suis de tout mandat, je reculais devant les difficultés de l’entreprise. Aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, la chose est faite : Courtenay, Rohan, le patriarche Ghika, Comnène et M. de Cypre-Lusignan sont réunis en votre hôtel. Comment cela s’est fait, je l’ignore, mais cela est.

— Et M. Édouard Blunt… je veux dire mon fils Domenico ignore-t-il, lui aussi, comment cela s’est fait ? demanda le marquis.

— Une fois pour toutes, mon père ou monsieur, comme il vous plaira que je vous appelle, répondit Édouard non sans quelque rudesse, j’ignore tout. Les noms de ces respectables seigneurs me sont absolument inconnus.

— Ce sont pourtant de grands noms, monsieur le comte !

— C’est bien possible, monsieur le marquis, mais j’arrive d’un endroit où je ne les ai jamais entendu prononcer, parole d’honneur !