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Les Cinq/II/29. Pour le bon motif

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XXIX

POUR LE BON MOTIF


Autour du père Preux, chacun commençait à comprendre le jeu qu’il jouait.

Ses yeux avaient une expression singulière.

Quand il arriva à parler de M. Chanut il appuya son index sur le bout de son gros nez avec tant d’énergie que cet organe dodu s’aplatit comme une figue qu’on presse ; en même temps, il piqua Mylord du regard.

Mylord, qui n’était pas homme à se méprendre, apprécia l’éloquence de ce coup d’œil et mit sa dignité de côté pour venir à l’ordre.

Sans cesser de parler, le Poussah lui montra la porte d’entrée dont le plan formait un angle imperceptible avec celui de la muraille.

C’était cette même porte dont le Poussah avait exigé la fermeture au début de la séance, lors de l’entrée en scène de Chanut-Baptiste, introduit à l’office par Cervoyer.

On avait obéi : chacun avait pu entendre le pêne entrer dans sa gâche. Et pourtant, la porte était maintenant entr’ouverte : chacun aussi pouvait le voir.

Toujours parlant, papa Preux la désigna du doigt.

Et son autre doigt, qui pesait sur son nez, disait en même temps que ses yeux roulants : « Que personne ne bouge ! »

Personne ne bougeait, — à l’exception de Mylord qui gagna la muraille à pas de chat, tenant à la main ce bon couteau anglais qu’Édouard Blunt avait vu briller la veille au soir au bord du saut de loup de Sampierre.

Papa Preux, pendant cela, parlait toujours, pour ne pas donner l’éveil à l’écouteur posté derrière le battant de la porte entr’ouverte.

C’était facile. L’écouteur, homme prudent, avait laissé l’ouverture extrêmement étroite, et comme les hôtes de Mme Marion, réunis en un seul groupe, se trouvaient tous du même côté, à contre-sens de l’ouverture, l’écouteur, s’il pouvait entendre, ne pouvait assurément rien voir.

Tout le monde, maintenant, était au fait du jeu et s’y prêtait. On donnait la réplique au papa Preux en affectant le calme le plus complet.

M. le vicomte de Mœris dut avouer que jamais Indien Jibbewa ou Mahaholulu n’avait, à sa connaissance, marché plus silencieusement que Mylord sur le sentier de la guerre.

Il allait rasant la boiserie, et ne faisait pas plus de bruit qu’une mouche.

Quand il fut tout près de la porte, il se releva lentement, et, prenant son temps, il l’ouvrit toute grande d’un coup en brandissant son couteau.

L’assistance entière, y compris la châtelaine, se mit debout, et papa Preux, toussant son triomphe, s’écria :

— Est-ce Chopé ou Chanut en personne ? apporte !

Ce n’était ni Chanut ni Chopé.

Le battant ouvert ne laissa voir que le vide.

Seulement, Mlle Félicité accourut au bruit, portant sur son minois l’étonnement le plus candide et demanda :

— Faut-il quelque chose ?

Mylord, en colère, lui ferma violemment le ballant au nez, après avoir dit :

— La fille, ce qu’il faut, c’est que la porte ne s’ouvre plus, ou gare à vous !

Papa Freux tira de sa poche un sifflet de deux sous et souffla dedans. Jabain, le soldat bon sujet, descendit aussitôt la grande allée du jardin, suivi par l’implacable Jules.

— Mon fils, lui dit le père Preux, tu as dévoré assez de prunes. Passe par-dessus le mur, là-bas, au bout, à moins que la bourgeoise n’ait sur elle la clé de la porte qui communique avec le bois…

Mme Marion donna la clé.

— Remercie, continua le Poussah. Fais un tour dans la forêt et reviens nous dire où est le fiacre.

— Quel fiacre ? demanda Mme Marion.

Au lieu de répondre le père Preux poursuivit en s’adressant toujours à Jabain :

— Sois adroit et prudent. Il s’agit de l’immense héritage de tes pères. Va !

Jabain fit demi-tour et disparut. Jules emboîta le pas derrière lui.

— Amour, reprit le papa Preux qui se retourna vers la châtelaine, pour n’être pas tout à fait si malin que moi, Vincent Chanut n’en est pas moins un assez joli ouvrier. Le cou-tors a fait de son mieux tout à l’heure, et j’ai cru qu’il allait happer la bête ; mais j’aurai mal débité mon boniment, ou bien quelqu’un des étourneaux ici présents a laissé échapper un geste maladroit. En tout cas, je vous donne ma parole d’honneur sacrée qu’il y avait un fiacre vide aux environs de votre porte quand vous êtes sortie de chez vous, tantôt, rue Saint-Guillaume.

— C’est vrai ! dit Mme Marion.

— Parbleu ! et je vous affirme aussi, sous les serments les plus solennels, que ce fiacre vous a suivie. C’est son état. Chopé est le premier fileur de la capitale. Il résulte de ces considérations préliminaires que Chanut est dans l’air. Je le sens ; c’est comme si je le voyais, et je garde l’espoir de le pincer avant la fin de la journée. Avez-vous dit à ces messieurs que le jeune Édouard Blunt avait une cicatrice de toute beauté ?…

— J’en connais une autre aussi belle ! interrompit Mylord vivement.

— Et moi, donc ! fit le Poussah. Avez-vous remarqué que j’ai parlé à Jabain, mon soldat, de l’immense héritage qui lui pend à l’oreille ! Ça m’a coûté vingt-cinq francs et une douzaine de bocks, payés à un polisson de carabin qui a de l’avenir. La cicatrice de Jabain est très-bien faite, il est bon sujet, et une fois passé à l’eau chaude, il ferait un gentil brin de marquis, hé ? on ne sait pas ce qui peut arriver. C’est un en-cas. Vous savez, je ne me fâcherai pas avec le bon Dieu, si toutes les idées que j’ai dans la tête ne se réalisent pas en bloc : le parc bâti, l’hôtel démoli, et à la place, une jolie maison blanche pour moi et ma ménagère, ça me suffira.

Il baisa le bout de ses doigts, ajoutant pour lui-même et tout au fond de son gros rire :

— Oui bien ! ma ménagère ! Une petite princesse dégommée qui bourrera la pipe du père Preux. C’est mon dada, quoi ! J’aime marcher sur les nobles.

— Mais ne nous embarbouillons pas dans les détails, reprit-il brusquement pendant que tout le monde l’écoutait avec une déférence marquée. Vous devinez bien, pas vrai, que si j’ai bavardé tout à l’heure, c’était pour empêcher Laura de nous dire des choses que le Chanut ne doit pas entendre, car il était là, et il y est peut-être encore. Faisons du moins comme s’il y était ; serrons le cercle, parlons tout bas, et arrivons au cœur de notre petite bamboche : Laura, mon trésor, vous avez la parole : causez !

Il ne se trompait pas, ce gros sorcier de père Preux. Vincent Chanut avait été derrière la porte, et il y était encore. Tout ce qu’on peut accorder, c’est qu’il n’y était pas au moment précis où Mylord avait fait sa visite.

Nous ne pouvons mesurer ici qu’une très-petite place aux amours de M. Baptiste et de Mlle Félicité, mais il ne nous est pas permis non plus de les passer complètement sous silence.

Il y a d’adorables détails dans tous les amours ; amours de paysans, amours d’ouvriers, amours de soldats. Nulle part, en fait d’amour, la gaieté ni même un petit brin de ridicule n’excluent la chère émotion qui fut le génie de tant de poètes.

Mais connaissez-vous l’amour des domestiques ?

Je ne donne pas Vincent Chanut pour un de ces héros de la police impossible que nous autres romanciers nous créons si aisément et avec tant de plaisir. Vincent Chanut était tout simplement un garçon réfléchi, sachant son métier sur le bout du doigt.

Du moment qu’il se glissait dans la peau de M. Baptiste, valet de pied en disponibilité, il devait jouer son rôle à la façon de l’excellent Bouffé, avec cette perfection dénuée de hardiesses qui n’est assurément pas le génie, mais qui est peut-être bien la vraie vérité.

Ce qui séduit éternellement Mlle Félicité, quel que soit d’ailleurs son nom, c’est ce je ne sais quoi qui parle de foin dans les bottes ; ce qui l’entraîne c’est l’idée que ce foin a été, non pas récolté, mais maraudé. Le pillage est ici la poésie d’état. On peut aimer l’argent gagné ; l’argent conquis est adorable !

M. Baptiste était venu, il avait vu, il avait vaincu, parce que tout en lui criait qu’il « avait de quoi. »

Ce qu’il portait sur lui, depuis ses bottes jusqu’à la fameuse épingle chevaline, depuis la cravate d’azur jusqu’au stick à pomme d’onyx accusait le choix fait par le serviteur intelligent dans les « affaires » de son maître.

Mlle Félicité, experte connaisseuse en dépouilles opimes, n’avait même pas essayé de retenir son cœur. M. Baptiste aurait pu l’épouser séance tenante, s’il l’eût voulu.

Son ambition n’allait pas jusque-là. Il avait, ce bon Baptiste, la bosse de l’obligeance : il voulait seulement se rendre utile et aider au service. Par malheur, c’était justement la chose impossible.

Quand il avait fait ses offres, en arrivant, Mlle Félicité, atteignant du premier coup aux plus extrêmes limites de la confiance, avait répondu :

— M’en parlez pas ! le service est fini. Vous avez entendu le bœuf gras là-bas, qui a dit de fermer la porte. On ne rentrera plus. C’est du drôle de monde, vous savez bien, puisque je vous ai déjà raconté, avant-hier, la chose des trois olibrius de la semaine passée qui tombèrent au milieu de la nuit par le tuyau de la cheminée, et qu’on invita à souper. Ils sont là tous les trois aujourd’hui.

— Et l’autre ? demanda M. Baptiste, le jeune premier ?

— M. Édouard ? Un amour, celui-là ! Il a des louis d’Amérique qui valent cinq francs cinquante de plus ! Il n’est pas là, mais je crois qu’on l’attend.

— Et Germand a eu congé aujourd’hui ?

— Parbleu, fit Mlle Félicité d’un air fin.

— Vous croyez qu’on n’a pas confiance en lui ?

— J’en suis sûre.

— Et alors on a confiance en vous ?

Mlle Félicité sourit en passant ses mains sous son tablier. M. Baptiste lui rendit son sourire.

Pour le coup, Mlle Félicité crut qu’on allait en finir avec les bavardages préliminaires et aborder le bon motif. Elle aiguisa son regard pour lancer une œillade à fond, puis elle baissa les yeux précipitamment.

Elle ne se doutait pas du tout de ce fait que M. Baptiste, sérieux stratégiste, était en train de changer complètement ses batteries.

M. Baptiste avait dépensé beaucoup de soins et beaucoup d’adresse pour prendre cette position d’amoureux qui lui ouvrait la villa de Mme Marion ; dans son idée première, ce rôle était suffisant et sa plus grande crainte était qu’on ne lui supposât d’autres vues que celles d’un prétendu loyal.

Il comptait aider sa promise ; en aidant, il était à peu près sûr, d’entendre et de voir. Le fait d’entrer au salon sous son déguisement pouvait être dangereux ; mais il était brave, et, comme tous ceux de son métier, il poussait l’orgueil professionnel jusqu’à croire que l’anneau de Gygès était dans sa poche.

Le terrible examen du père Preux lui-même ne l’aurait pas effrayé ; il avait souri à l’idée téméraire de servir un bock au Poussah !

Mais maintenant que la porte du salon était close, par ordre, le rôle d’amoureux ne valait plus rien. Il fallait renoncer au hasard. Au lieu de jouer une comédie sous les yeux trompés de Mlle Félicité, il fallait la mettre dans la pièce.

Ce n’était plus une dupe que voulait Vincent Chanut, il avait besoin d’une complice.

Aussi, pendant que Mlle Félicité, attendant l’effet de son œillade, avait les paupières baissées, une transformation radicale s’opéra dans la personne de Vincent Chanut.

L’enveloppe restait, mais, au lieu de la physionomie bête et prétentieuse du « gent de service » en bonne fortune, le regard de Mlle Félicité, quand il se releva, trouva un visage soucieux et sévère jusqu’à la dureté.

Elle eut peur tout de suite et resta bouche béante à écouter M. Chanut qui disait d’un ton solennel :

— C’est grave, très-grave. Au moins, ce Germand pourra prouver qu’il n’était pas là, mais vous, ma fille, votre affaire n’est pas bonne !