Les Cinq/II/32. Mylord

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XXXII

MYLORD


Mme Marion consulta sa montre. Il y avait en elle des symptômes de fatigue, mais son intrépidité n’était pas entamée, et ce fut avec un calme souriant qu’elle répondit au père Preux :

— Il me reste à vous apprendre, en peu de mots, les mesures que j’ai prises vis-à-vis de Mme la marquise de Sampierre.

Ici elle donna le compte rendu très-abrégé de l’entrevue qui avait eu lieu, ce matin même, rue Saint-Guillaume ; elle dit le sommeil magnétique, provoqué par la bague aux armes de Tréglave, l’incident de la lettre-miracle, si difficile à déchiffrer, la puissance surnaturelle dont la pauvre Domenica s’était crue investie et ses velléités de despotisme.

Tout cela fut exposé avec une clarté merveilleuse, et le père Preux disait de temps en temps dans son verre :

— Quel talent ! Mais vous savez ? elle parle pour les tribunes !

Le fait est que Mme Marion, ou plutôt la belle baronne Laure de Vaudré (car dans le récit de la « consultation » elle avait arraché son masque pour tout le monde), le fait est que la belle Laure élevait de temps en temps la voix comme si elle eût souhaité d’être entendue à travers les cloisons.

Notre siècle, souvenez-vous de cela, a inventé la fusion à outrance, chimie nouvelle. On fusionne entre chien et loup, entre chat et rat, entre plaie et couteau. Cicéron, de nos jours, allumerait son cigare au brûle-gueule de Catilina… Vincent Chanut, invisible, devenait par le fait, tout doucement, le membre le plus important du conciliabule. On lui faisait des coquetteries.

La belle Laure glissa sur la scène du boudoir, où Mylord-Endymion lui avait montré son acte de naissance. Elle détailla au contraire, avec une évidente complaisance, la visite de M. Chanut, dont elle termina ainsi le récit :

— C’est l’homme le plus adroit que j’aie rencontré jamais ! Mon vieil ami M. Preux sait à quel point je suis désireuse de retrouver la fille de ma sœur…

— Oui, oui, interrompit le Poussah en riant, la sœur d’Amérique qui ne se conduisait pas bien ! Comment va-t-elle ?… Vincent est un joli braque ; à nous deux, nous serions capables de retrouver cette enfant-là.

— Vous n’avez pas pu la retrouver tout seul ! fit Laure dont la voix changea, exprimant une réelle émotion.

— Pas pu ! pas pu !… répéta le Poussah comme on proteste contre une injure ; entendons-nous…

Il s’interrompit et ajouta bonnement :

— C’est juste ! pas pu !… On n’est pas tout à fait sorcier, dites donc ! Allez, mignonne.

— Après avoir quitté M. Chanut et avant de venir ici, continua Laure qui baissa la voix, vous pensez bien que j’ai mis ordre à l’affaire de Tréglave. Je me suis occupé de ce capitaine Blunt, qui a promesse d’une entrevue avec moi pour demain…

— Celui ou ceux que vous avez dépêchés chaussée des Minimes, interrompit encore le Poussah, n’ont dû trouver personne à la maison. Je connais quelqu’un qui s’est occupé aussi aujourd’hui de capitaine Blunt. Ce matin, à dix heures, il demandait M. le marquis de Sampierre à la conciergerie de l’hôtel. Pas fort, le bonhomme ! M. le marquis est arrivé au pavillon un peu après midi. Dès onze heures, sur des renseignements loyalement fournis par mon bureau, capitaine Blunt roulait en sens contraire au galop sur la route de la maison de santé, où il devait ne plus trouver personne.

— Il reviendra, dit Laure.

— Croyez-vous ?

Ceci fut lancé roide et sec.

Et le Poussah but.

Personne que lui n’avait fumé dans le salon, mais sa pipe avait meilleure odeur que dix pipes ordinaires. Malgré la fenêtre ouverte on eut coupé l’atmosphère au couteau.

— En tout cas, reprit Laure, vous comprenez maintenant ma ligne de conduite. La marquise est à nous corps et âme. Désormais, le no 1, quel qu’il soit, n’a plus qu’à paraître pour tomber dans ses bras.

— C’est un chef-d’œuvre tout uniment que votre campagne, ma perle ! déclara le Poussah. Mais la marquise ne peut ouvrir que ses bras.

— Et c’est la caisse qu’il faut ouvrir ! dit Mœris.

Moffray insinua :

— J’ai idée que Mme la baronne n’a pas fini…

— Je le sais bien ! s’écria Preux. Ah ! si vous l’aviez vu travailler il y a vingt ans ! Voyons, bijou, ne nous faites pas languir ! Est-ce vous qui avez fait revenir M. le marquis en son hôtel ?

— Non, répondit Laure. Ce n’est pas moi. À quoi bon ? Le marquis ne peut rien de plus que sa femme puisqu’il est légalement interdit.

— Et alors ?

— J’avais consulté dès longtemps Moffray… et d’autres. L’interdit, assisté de son conseil judiciaire, renaît à la puissance civile.

— C’est vrai, mais le conseil est loin. Le Pernola avait pris ses précautions. Pour réunir les parents dispersés de Sampierre et de Paléologue, il faut un temps du diable…

— Ils sont réunis, dit Laure.

Il y eut un mouvement dans l’assistance, où personne ne connaissait l’arrivée des membres du conseil de famille. Le père Preux cessa de bourrer sa pipe.

— Où ça réunis ? demanda-t-il.

— À Paris, répliqua Laure.

— Voilà un beau coup ! s’écrièrent à la fois Mœris et Moffray.

Mylord avait des gouttes de sueur aux tempes.

— Ma parole, ma parole, gronda le Poussah en posant sa pipe sur la table, c’est gentil tout plein !… Qui les a convoqués ?

— C’est moi.

— J’entends bien, mais sous quel prétexte ? au nom de qui ? et comment ?

Laure souriait.

— Que vous importe ? dit-elle. Je les ai appelés, ils sont venus, cela ne vous suffit-il pas ?

— Si fait, parbleu !… Et vous comptez présenter le petit ?

— Aujourd’hui même : cette nuit.

— Bravo ! mais lequel ?

Mylord ne respirait plus.

— Oui, lequel ? répétèrent Mœris et Moffray qui lui jetèrent un coup d’œil goguenard, pendant que le père Preux ajoutait :

L’Américain Édouard, Donat, notre gentil serrurier ou mon soldat Jabain ? Brelan d’héritiers !

Mylord se leva. Il était blême de passion.

— Vous serez généreusement payés, balbutia-t-il avec l’emphase chevrotante des gens ivres. C’est moi ! vous savez bien que c’est moi ! gentlemen ! messieurs ! mes amis ! mes chers amis ! Rien ne me coûtera. Je me ruinerai pour vous enrichir ! Et j’épouserai madame la baronne, qui sera comtesse, marquise, princesse !…

Il y eut autour de lui un éclat de rire général. Les larmes lui vinrent aux yeux : larmes de convoitise ardente où la colère se mêlait déjà.

— Je vous en prie, continua-t-il en joignant ses mains qui tremblaient, je vous en prie, laissez-moi faire cette affaire-là… madame ! oh ! madame ! Vous serez heureuse avec moi ! J’ai de l’amour pour vous ; ah ! de l’amour brûlant : seulement je ne sais pas l’exprimer parce que j’ai vécu dans l’innocence et dans la modestie. Je suis très-doux, doux comme les petits enfants ; je vous obéirai. La mollesse, le luxe, les plaisirs seront votre partage, et je vous respecterai… tenez ! comme si vous étiez ma mère !

L’hilarité redoubla sur ce mot. Mylord eut du sang dans les yeux.

Mais sa voix devint plus suppliante encore. On devinait qu’il avait envie de s’agenouiller.

Mœris et Moffray ne voyaient là qu’un fait grotesque.

Laure songeait, l’œil à terre et les sourcils froncés.

Le Poussah regardait bouche béante.

Mylord continuait :

— Nous serons si heureux ensemble ! Moi, je n’ai pas de besoins ; je vis de rien. Donnez-moi tout, je vous le rendrai. Mes mœurs sont pures. Je ne connais pas le péché…

Il s’arrêta, regarda à la ronde et dit tout bas :

— Dieu me damne ?… ne riez plus ! je ne veux plus qu’on rie !

Sa tête s’était rejetée en arrière convulsivement et tout son corps tremblait avec violence.

— Il devient enragé ! dit Mœris non sans inquiétude.

Moffray retira de sa poche sa main qui tenait un pistolet tout armé. Le Poussah murmura :

— Méfiance ! c’est un tigre !

Il n’avait pas achevé que Moffray terrassé roulait sur le tapis. Son pistolet était dans les mains de Mylord qui le lança par la fenêtre.

Vous ne l’auriez pas reconnu. Sa figure était terrible à voir. Son regard rouge choqua celui de Mœris qui se réfugia derrière la table.

— Je n’ai pas besoin d’arme, prononça-t-il entre ses dents serrées. Je ne suis pas méchant, mais je veux mon bien. Ne me résistez pas : j’ai tué mon père !

Le fauteuil du Poussah sauta sur le parquet. Laure dit froidement :

— Alors, vous ne pouvez pas être Domenico de Sampierre.

Mylord leva la main sur elle ; elle se croisa les bras et ajouta :

— M. le marquis de Sampierre n’est pas mort.

Toute l’effrayante colère de Mylord tomba comme par enchantement. Il recula d’un pas et jeta à Laure un regard plein de soumission timide en répondant :

— Je suis encore bien jeune et sujet à commettre des imprudences. Vous avez raison, madame, je n’ai pas tué mon père. C’était pour me vanter. On ne peut pas avoir tué un vivant, et mon père est vivant… Ah ! Jos. Sharp m’aurait puni sévèrement pour cette maladresse !… Je mangerai du pain sec et je boirai de l’eau pendant trois jours…

Il riait un rire enfantin, mais qui donnait la chair de poule.

— Trois jours ! huit jours ! Écoutez ! Vous savez si j’ai de la religion ! Voulez-vous que je vous fasse un serment sur la sainte Bible ? le serment de partager avec vous… et de faire tout l’ouvrage ! Les deux Blunt, je me charge d’eux. Ce Vincent Chanut, je me charge de lui… Et du comte Pernola et de la jeune princesse… et de tous, je l’ai dit : de tous !… Le docteur Jos. Sharp répugnait à verser le sang ; moi aussi. Le docteur Jos. Sharp enseignait : « Ne tuez pas pour moins de quatre mille livres. » Cela fait cent mille francs en argent d’ici. Combien y a-t-il de fois cent mille francs dans l’héritage de Sampierre ? Il y a cent fois, mille fois cent mille francs, n’est-ce pas ? Et plus ! Il est permis de tuer mille hommes !

Il étendit la main et poursuivit avec un sauvage enthousiasme :

— La sainte Bible n’est pas là, mais Dieu, notre Seigneur est partout. Il punit le mensonge. Mes amis, ô mes amis ! croyez en moi qui suis désigné depuis les jours de mon enfance pour être le plus riche dans Israël ! Je suis marqué au sceau de David ! Je promets de tuer sans pitié ni relâche, au frisson de mon cœur, à la sueur de mon front : de tuer tous ceux qui sont entre moi et mon héritage, je le promets, je le jure ! Êtes-vous contre moi, que votre sang retombe su vos têtes !

Sa main revint à son flanc. Il avait la tête haute et les narines gonflées.

Sa poitrine battait et se soulevait comme le sein d’une femme.

Dans le silence qui suivit, on entendit tinter pour la troisième fois la sonnette de la porte extérieure.