Les Cinq/II/41. Toilette de la marquise

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XLI

TOILETTE DE LA MARQUISE


M. Morfil accepta les six cartes d’invitation pour la fête de l’hôtel de Sampierre, mais il dit avec rancune :

— Vincent, votre administration est mieux montée que la nôtre, parole d’honneur !

— Ne soyez pas jaloux, répliqua Chanut : Mme la marquise tient la maison du bon Dieu. Il lui faut du monde, et un peu plus on trouverait ses cartes chez les coiffeurs avec les billets de théâtre à demi-prix.

Il se leva.

— Serez-vous là, cette nuit ? demanda Morfil.

— Ah ? je crois bien ! répliqua Vincent ; je suis indispensable ; on se passerait plutôt des violons !

Vers neuf heures et demie du soir, Mme la baronne Laure de Vaudré rentra chez elle. Vingt minutes après elle montait en voiture pour se rendre à l’hôtel de Sampierre. La marquise Domenica en était encore à choisir sa robe que déjà M. le comte Pernola, reprenant son service, donnait le coup d’œil du majordome aux salons pleins de lumières.

Toute la valetaille était sous les armes, dîmant d’avance sur les provisions destinées au buffet, et regardant en pitié les gagistes qui allaient faire le service pour de bon.

Car, règle général, on embauchait toujours des auxiliaires chez la marquise chaque fois qu’il y avait à faire quoi que ce fût. Les dignitaires en titre d’office n’étaient pas là pour mettre la main à la pâte et le magnifique concierge Szegelyi, qui goûtait un panier de champagne en compagnie du sous-secrétaire de cuisine, résumait assez bien la situation générale en disant :

— j’ai exigé trois surnuméraires pour ma porte. Il faut bien que mes deux clercs s’amusent : c’est de leur âge.

Aucun invité n’avait encore paru, pas même les familles de province. L’antichambre paradait et daignait à peine accorder un regard aux splendeurs un peu banales des salons.

On causait avec une animation inaccoutumée, on parlait de l’arrivée du marquis Giammaria qui était entré si théâtralement, et qui, depuis lors, s’entourait de mystère ; on parlait surtout des cinq illustres visites reçues par Mme la marquise dans l’après-midi : Ghika, Courtenay, Commène, Lusignan, Rohan, tous gens qui n’étaient point revenus à Paris depuis l’époque du mariage de Domenica Paléologue avec Giammaria de Sampierre.

Ceux-là étaient de vrais grands seigneurs, arrivant des pays orientaux où les grands seigneurs ont de grandes seigneuries !

Et le Pernola n’avait point été appelé au conseil de famille !

Et personne n’avait vu princesse Charlotte depuis le matin !

Aussi, tout le monde avait à la bouche le mot édité par Mlle Coralie au déjeuner, le mot de la situation : Grabuge !

Car les morts ne ressuscitent pas, c’est certain, mais les deux clercs de M. Szegelyi avaient vu, c’était certain aussi : l’un ici, l’autre là, et tous deux de leurs yeux, feu le jeune comte Roland de Sampierre…

Dix heures sonnant, Mme la baronne de Vaudré se fit annoncer chez la marquise, qui était en plein à sa toilette ; Laure fut introduite néanmoins sur-le-champ.

Domenica, rouge comme un gros coquelicot, était en proie à une agitation extraordinaire. Pour la première fois de sa vie elle avait le courage de gronder ses femmes de chambre, qui n’en pouvaient mais.

Elle voulait être habillée, mais elle ne voulait pas rester en place.

— Ah ! chérie ! chérie ! s’écria-t-elle à la vue de Laure, venez m’embrasser ! Comme vous arrivez tard ! C’est à peine si nous aurons le temps de causer un petit moment, car je ne sais pas où est Charlotte et je vais être obligée de descendre au salon pour recevoir mon monde. Et puis, je ne peux pas vous parler devant ces demoiselles qui n’en finissent pas, ma chère. Ce que j’ai à vous dire est si important ! Mon Dieu ! qu’un pareil secret est lourd à porter !

Laure se laissa embrasser, mais elle dit tout bas :

— Soyez prudente !

Comment exprimer cela ? Cette belle Laure était admirablement calme, et pourtant le repos de ses traits, la sérénité de son regard éveillaient je ne sais quelle vague impression de martyre.

Jamais elle n’avait été plus charmante, mais quelque chose effrayait et avertissait, à travers l’éclat de sa souveraine beauté.

Elle avait mis un peu de rouge : chose que personne n’avait jamais pu lui reprocher.

Et on eût dit que ce fard la faisait plus pâle.

Elle était bien pâle, en effet, mais l’erreur était en ceci que, sans son fard, elle eût paru livide.

Comme toujours, elle portait une toilette merveilleusement élégante et simple.

— Ah ! chérie, répondit Domenica, la prudence ! à qui le dites-vous ? Vous savez si mon habitude est de me comporter légèrement ! jamais je ne laisse rien voir de ce qui est en moi… Mais comment faites-vous pour trouver des mises si adorables ? Je crois que le choix de la toilette ne fait rien avec vous. C’est vous-même qui allez bien à vos robes… Mon Dieu ! mesdemoiselles, vous me faites mourir avec votre lenteur !

— Si madame la marquise voulait bien ne pas tant remuer… commença une des chambrières.

— Je ne fais pas un mouvement, voyez Laure ! Et voilà plus d’une heure que cela dure ! Il n’y a que Coralie… où est Coralie ?

— Madame la marquise vient de renvoyer chez princesse Charlotte.

— C’est vrai ! s’écria Domenica. Vous figurez-vous cela, baronne ? Mlle d’Aleix ne m’a pas donné signe de vie aujourd’hui. J’ai tout fait toute seule. Nos parents et amis du conseil de famille l’ont demandée plusieurs fois, impossible de la trouver. Vous comprenez pourtant bien que, si nous devons donner suite à ce projet de la marier avec Domenico…

Elle se mordit la langue jusqu’au sang et regarda ses deux caméristes d’un air penaud.

Celles-ci baissaient les yeux sournoisement.

— Mesdemoiselles ! s’écria la marquise avec la colère d’un enfant qui vient de se brûler les doigts par désobéissance, vous êtes d’une maladresse insupportable ! Je suis coiffée en dépit du bon sens. Mes diamants ne paraissent pas ; mes garnitures sont écrasées. Je suis absolument mécontente de vous. Comment s’y prennent donc celles qui sont bien servies ?…

— Princesse n’est pas encore rentrée, dit en ce moment Mlle Coralie qui poussa la porte.

— Chérie, dit Domenica en s’adressant à Laure, vous conviendrez que c’est inouï ! Je sais bien que Charlotte, la pauvre enfant, se charge de bonnes œuvres à tout casser, mais… écoutez que je vous dise !

Elle se pencha brusquement. Il y avait quatre mains occupées à travailler dans sa coiffure qui fut bouleversée du coup de fond en comble.

— Et le comte Pernola qui rôde autour de moi comme un loup ! ajouta-t-elle à l’oreille de Laure. Vous comprenez bien que je ne lui ai pas soufflé un traître mot ! Et mon mari qui est sorti de sa maison de santé pour tomber sur moi : un plomb de plus ! ah ! ma petite si je n’étais pas la femme d’un fou ! si je pouvais lui dire… le pauvre homme ! voilà trois ou quatre fois qu’il me fait demander de le recevoir ! Il est toujours si respectueux et si convenable avec moi !… voyons, mesdemoiselles ! Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Ce qu’elle avait sur elle et autour d’elle en étoffes, dentelles et bijoux aurait donné à manger à tout un quartier de Paris pendant huit jours. Elle ruisselait littéralement de diamants…

— Ma chère, reprit-elle, je veux que son premier regard me voie comme un soleil ! Vous savez bien de qui je parle : c’est pour lui tout cela ! Je me trouve épouvantable en songeant à lui… tenez ! j’ai tort de parler ! je ne dirai plus un seul mot ! Mon Dieu ! l’heure approche pourtant ! si j’allais mourir avant de l’avoir embrassé !

Laure avait un doigt sur sa bouche. Mlle Coralie ricanait et pensait :

— Dire que cette grosse bêtasse a des millions et moi pas ! Que le hasard est gauche !

On frappa à la porte. Une des jeunes filles alla ouvrir et revint, disant :

— M. le marquis fait demander à madame la marquise…

— J’en deviendrai folle, moi aussi ! interrompit Domenica. Le pauvre M. de Sampierre ! c’est la cinquième fois qu’il envoie ! que lui répondre ?

— Où est-il ? demanda Laure tout bas.

— Au pavillon.

— Faites-lui dire que vous passerez au pavillon quand votre toilette sera achevée.

Domenica frappa ses mains l’une contre l’autre.

— C’est cela ! s’écria-t-elle. C’était pourtant bien facile à trouver ! Répondez cela, Mlle Coralie… Mais quand sera-t-elle finie, ma toilette !

Pendant que Coralie allait à la porte où le valet Sismonde attendait, Laure dit, toujours à voix basse :

— Renvoyez-les toutes, je vais vous habiller.

— Vous chérie ! et me coiffer ?

— Et vous coiffer.

Domenica se leva comme un ouragan et se précipita vers la baronne qu’elle serra dans ses bras.

— Il n’y en a pas deux comme vous ! s’écria-t-elle. Mesdemoiselles, je n’ai plus besoin de vous. Allez-vous-en, mais ne me faites pas attendre si je sonne… et qu’on me prévienne quand Mlle d’Aleix rentrera. Allez ! mais allez donc vite ! Montez encore chez princesse, Coralie : je suis inquiète.

Dès que Mlle Coralie, formant l’arrière-garde des soubrettes étonnées, eut passé la porte, Domenica reprit impétueusement :

— J’ai accepté votre offre, chère belle, je ne sais pas si c’est convenable, mais voyez-vous, j’étouffais. C’est certain que j’en serais morte ! Quelle journée ! Ce n’est plus seulement une lettre miraculeuse que nous avons, c’est six lettres : toutes plus miraculeuses les unes que les autres ! Je les ai vues, ma chère ! La propre écriture du vicomte Jean, le pauvre cher garçon !

— Ah !… fit Laure.

— C’est inouï, n’est-ce pas ?… Mais vous avez les mains froides, amour ! Et maintenant que je vous regarde, je vous trouve changée… Souffrez-vous ?

— J’ai éprouvé une très-grande fatigue, répondit Laure, après notre entrevue de ce matin…

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écria la marquise. Égoïste que je suis, j’avais déjà oublié cela ! Une autre fois, je me méfierai de ma puissance. On pourrait faire un malheur, savez-vous ! Et si je vous avais tuée !…

— Parlez-moi des lettres, interrompit Laure. Si c’est Jean de Tréglave qui les a écrites, il serait donc vivant ?

— Mais non… Et, au fait, peut-être !… Alors il n’y aurait plus de miracle. La chose certaine, c’est qu’il ne dit pas dans ses lettres s’il est mort ou vivant… Je suis sotte, n’est-ce pas, chérie ? Mais ma pauvre tête éclate, et mon cœur aussi. Mon fils, je vais voir mon fils… Renflez un peu les nattes à gauche, bonne petite. J’aime à être coiffée sur l’oreille : ça me va bien.

Une voix de femme se fit entendre dans la chambre voisine.

— C’est Charlotte ! dit la marquise. Enfin !

Laure chancela et blêmit affreusement.

Domenica fut obligée de la retenir à deux mains pour l’empêcher de tomber à la renverse.