Les Cinq Cents Millions de la Bégum/Chapitre 18

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J. Hetzel et Compagnie (p. 151-157).

CHAPITRE XVIII

l’amande du noyau


L’échelle d’acier s’accrochait par son dernier échelon au parquet même d’une vaste salle circulaire, sans communication avec l’extérieur. Cette salle eût été plongée dans l’obscurité la plus complète, si une éblouissante lumière blanchâtre n’eût filtré à travers l’épaisse vitre d’un œil de bœuf, encastré au centre de son plancher de chêne. On eût dit le disque lunaire, au moment où, dans son opposition avec le soleil, il apparaît dans toute sa pureté.

Le silence était absolu entre ces murs sourds et aveugles, qui ne pouvaient ni voir ni entendre. Les deux jeunes gens se crurent dans l’antichambre d’un monument funéraire.

Marcel, avant d’aller se pencher sur la vitre étincelante, eut un moment d’hésitation. Il touchait à son but ! De là, il n’en pouvait douter, allait sortir l’impénétrable secret qu’il était venu chercher à Stahlstadt !

Mais son hésitation ne dura qu’un instant. Octave et lui allèrent s’agenouiller près du disque et inclinèrent la tête de manière à pouvoir explorer dans toutes ses parties la chambre placée au-dessous d’eux.

Un spectacle aussi horrible qu’inattendu s’offrit alors à leurs regards.

Ce disque de verre, convexe sur ses deux faces, en forme de lentille, grossissait démesurément les objets que l’on regardait à travers.

Là était le laboratoire secret de Herr Schultze. L’intense lumière qui sortait à travers le disque, comme si c’eût été l’appareil dioptrique d’un phare, venait d’une double lampe électrique brûlant encore dans sa cloche vide d’air, que le courant voltaïque d’une pile puissante n’avait pas cessé d’alimenter. Au milieu de la chambre, dans cette atmosphère éblouissante, une forme humaine, énormément agrandie par la réfraction de la lentille, — quelque chose comme un des sphinx du désert libyque, — était assise dans une immobilité de marbre.

Autour de ce spectre, des éclats d’obus jonchaient le sol.

Plus de doute !… C’était Herr Schultze, reconnaissable au rictus effrayant de sa mâchoire, à ses dents éclatantes, mais un Herr Schultze gigantesque,
Surpris par l’attaque soudaine.

que l’explosion de l’un de ses terribles engins avait à la fois asphyxié et congelé sous l’action d’un froid terrible !

Le Roi de l’Acier était devant sa table, tenant une plume de géant, grande comme une lance, et il semblait écrire encore ! N’eût été le regard atone de ses pupilles dilatées, l’immobilité de sa bouche, on l’aurait cru vivant. Comme ces mammouths que l’on retrouve enfouis dans les glaçons des régions polaires, ce cadavre était là, depuis un mois, caché à tous les yeux. Autour de lui tout était encore gelé, les réactifs dans leurs bocaux, l’eau dans ses récipients, le mercure dans sa cuvette !

Marcel, en dépit de l’horreur de ce spectacle, eut un mouvement de satisfaction en se disant combien il était heureux qu’il eût pu observer du dehors l’intérieur de ce laboratoire, car très-certainement Octave et lui auraient été frappés de mort en y pénétrant.

Comment donc s’était produit cet effroyable accident ? Marcel le devina sans peine, lorsqu’il eut remarqué que les fragments d’obus, épars sur le plancher, n’étaient autres que de petits morceaux de verre. Or, l’enveloppe intérieure, qui contenait l’acide carbonique liquide dans les projectiles asphyxiants de Herr Schultze, vu la pression formidable qu’elle avait à supporter, était faite de ce verre trempé, qui a dix ou douze fois la résistance du verre ordinaire ; mais un des défauts de ce produit, qui était encore tout nouveau, c’est que, par l’effet d’une action moléculaire mystérieuse, il éclate subitement, quelquefois, sans raison apparente. C’est ce qui avait dû arriver. Peut-être même la pression intérieure avait-elle provoqué plus inévitablement encore l’éclatement de l’obus qui avait été déposé dans le laboratoire. L’acide carbonique, subitement décomprimé, avait alors déterminé, en retournant à l’état gazeux, un effroyable abaissement de la température ambiante.

Toujours est-il que l’effet avait dû être foudroyant. Herr Schultze, surpris par la mort dans l’attitude qu’il avait au moment de l’explosion, s’était instantanément momifié au milieu d’un froid de cent degrés au-dessous de zéro.


Le Roi de l’Acier avait été frappé pendant qu’il écrivait.

Une circonstance frappa surtout Marcel, c’est que le Roi de l’Acier avait été frappé pendant qu’il écrivait.

Or, qu’écrivait-il sur cette feuille de papier avec cette plume que sa main tenait encore ? Il pouvait être intéressant de recueillir la dernière pensée, de connaître le dernier mot d’un tel homme.

Mais comment se procurer ce papier ? Il ne fallait pas songer un instant à briser le disque lumineux pour descendre dans le laboratoire. Le gaz acide carbonique, emmagasiné sous une effroyable pression, aurait fait irruption au-dehors, et asphyxié tout être vivant qu’il eût enveloppé de ses vapeurs irrespirables. C’eût été courir à une mort certaine, et, évidemment, les risques étaient hors de proportion avec les avantages que l’on pouvait recueillir de la possession de ce papier.

Cependant, s’il n’était pas possible de reprendre au cadavre de Herr Schultze les dernières lignes tracées par sa main, il était probable qu’on pourrait les déchiffrer, agrandies qu’elles devaient être par la réfraction de la lentille. Le disque n’était-il pas là, avec les puissants rayons qu’il faisait converger sur tous les objets renfermés dans ce laboratoire, si puissamment éclairé par la double lampe électrique ?

Marcel connaissait l’écriture de Herr Schultze, et, après quelques tâtonnements, il parvint à lire les dix lignes suivantes.

Ainsi que tout ce qu’écrivait Herr Schultze, c’était plutôt un ordre qu’une instruction.


« Ordre à B. K. R. Z. d’avancer de quinze jours l’expédition projetée contre France-Ville. — Sitôt cet ordre reçu, exécuter les mesures par moi prises. — Il faut que l’expérience, cette fois, soit foudroyante et complète. — Ne changez pas un iota à ce que j’ai décidé. — Je veux que dans quinze jours France-Ville soit une cité morte et que pas un de ses habitants ne survive. — Il me faut une Pompéi moderne, et que ce soit en même temps l’effroi et l’étonnement du monde entier. — Mes ordres bien exécutés rendent ce résultat inévitable.

« Vous m’expédierez les cadavres du docteur Sarrasin et de Marcel Bruckmann. — Je veux les voir et les avoir.

« Schultz… »

Cette signature était inachevée ; l’e final et le paraphe habituel y manquaient.

Marcel et Octave demeurèrent d’abord muets et immobiles devant cet étrange spectacle, devant cette sorte d’évocation d’un génie malfaisant, qui touchait au fantastique.

Mais il fallut enfin s’arracher à cette lugubre scène. Les deux amis, très-émus, quittèrent donc la salle, située au-dessus du laboratoire.

Là, dans ce tombeau où régnerait l’obscurité complète lorsque la lampe s’éteindrait, faute de courant électrique, le cadavre du Roi de l’Acier allait rester seul, desséché comme une de ces momies des Pharaons que vingt siècles n’ont pu réduire en poussière !…

Une heure plus tard, après avoir délié Sigimer, fort embarrassé de la liberté qu’on lui rendait, Octave et Marcel quittaient Stahlstadt et reprenaient la route de France-Ville, où ils rentraient le soir même.

Le docteur Sarrasin travaillait dans son cabinet, lorsqu’on lui annonça le retour des deux jeunes gens.

« Qu’ils entrent ! s’écria-t-il, qu’ils entrent vite ! »

Son premier mot en les voyant tous deux fut :

« Eh bien ?

— Docteur, répondit Marcel, les nouvelles que nous vous apportons de Stahlstadt vous mettront l’esprit en repos et pour longtemps. Herr Schultze n’est plus ! Herr Schultze est mort !

— Mort ! » s’écria le docteur Sarrasin.

Le bon docteur demeura pensif quelque temps devant Marcel, sans ajouter un mot.

« Mon pauvre enfant, lui dit-il après s’être remis, comprends-tu que cette nouvelle qui devrait me réjouir puisqu’elle éloigne de nous ce que j’exècre le plus, la guerre, et la guerre la plus injuste, la moins motivée ! comprends-tu qu’elle m’ait, contre toute raison, serré le cœur ! Ah ! pourquoi cet homme aux facultés puissantes s’était-il constitué notre ennemi ? Pourquoi surtout n’a-t-il pas mis ses rares qualités intellectuelles au service du bien ? Que de forces perdues dont l’emploi eût été utile, si l’on avait pu les associer avec les nôtres et leur donner un but commun ! Voilà ce qui tout d’abord m’a frappé, quand tu m’as dit : « Herr Schultze est mort. » Mais, maintenant, raconte-moi, ami, ce que tu sais de cette fin inattendue.

— Herr Schultze, reprit Marcel, a trouvé la mort dans le mystérieux laboratoire qu’avec une habileté diabolique il s’était appliqué à rendre inaccessible de son vivant. Nul autre que lui n’en connaissait l’existence, et nul, par conséquent, n’eût pu y pénétrer même pour lui porter secours. Il a donc été victime de cette incroyable concentration de toutes les forces rassemblées dans ses mains, sur laquelle il avait compté bien à tort pour être à lui seul la clef de toute son œuvre, et cette concentration, à l’heure marquée de Dieu, s’est soudain tournée contre lui et contre son but !

— Il n’en pouvait être autrement ! répondit le docteur Sarrasin. Herr Schultze était parti d’une donnée absolument erronée. En effet, le meilleur gouvernement n’est-il pas celui dont le chef, après sa mort, peut être le plus facilement remplacé, et qui continue de fonctionner précisément parce que ses rouages n’ont rien de secret ?

— Vous allez voir, docteur, répondit Marcel, que ce qui s’est passé à Stahlstadt est la démonstration, ipso facto, de ce que vous venez de dire. J’ai trouvé Herr Schultze assis devant son bureau, point central d’où partaient tous les ordres auxquels obéissait la Cité de l’Acier, sans que jamais un seul eût été discuté. La mort lui avait à ce point laissé l’attitude et toutes les apparences de la vie que j’ai cru un instant que ce spectre allait me parler !… Mais l’inventeur a été le martyr de sa propre invention ! Il a été foudroyé par l’un de ces obus qui devaient anéantir notre ville ! Son arme s’est brisée dans sa main, au moment même où il allait tracer la dernière lettre d’un ordre d’extermination ! Écoutez ! »

Et Marcel lut à haute voix les terribles lignes, tracées par la main de Herr Schultze, dont il avait pris copie.

Puis, il ajouta :

« Ce qui d’ailleurs m’eût prouvé mieux encore que Herr Schultze était mort, si j’avais pu en douter plus longtemps, c’est que tout avait cessé de vivre autour de lui ! C’est que tout avait cessé de respirer dans Stahlstadt ! Comme au palais de la Belle au bois dormant, le sommeil avait suspendu toutes les vies, arrêté tous les mouvements ! La paralysie du maître avait du même coup paralysé les serviteurs et s’était étendue jusqu’aux instruments !

— Oui, répondit le docteur Sarrasin, il y a eu, là, justice de Dieu ! C’est en voulant précipiter hors de toute mesure son attaque contre nous, c’est en forçant les ressorts de son action que Herr Schultze a succombé !

— En effet, répondit Marcel ; mais maintenant, docteur, ne pensons plus au passé et soyons tout au présent. Herr Schultze mort, si c’est la paix pour nous, c’est aussi la ruine pour l’admirable établissement qu’il avait créé, et provisoirement, c’est la faillite. Des imprudences, colossales comme tout ce que le Roi de l’Acier imaginait, ont creusé dix abîmes. Aveuglé, d’une part, par ses succès, de l’autre par sa passion contre la France et contre vous, il a fourni d’immenses armements, sans prendre de garanties suffisantes à tout ce qui pouvait nous être ennemi. Malgré cela, et bien que le paiement de la plupart de ses créances puisse se faire attendre longtemps, je crois qu’une main ferme pourrait remettre Stahlstadt sur pied et faire tourner au bien les forces qu’elle avait accumulées pour le mal. Herr Schultze n’a qu’un héritier possible, docteur, et cet héritier, c’est vous. Il ne faut pas laisser périr son œuvre. On croit trop en ce monde qu’il n’y a que profit à tirer de l’anéantissement d’une force rivale. C’est une grande erreur, et vous tomberez d’accord avec moi, je l’espère, qu’il faut au contraire sauver de cet immense naufrage tout ce qui peut servir au bien de l’humanité. Or, à cette tâche, je suis prêt à me dévouer tout entier.

— Marcel a raison, répondit Octave, en serrant la main de son ami, et me voilà prêt à travailler sous ses ordres, si mon père y consent.

— Je vous approuve, mes chers enfants, dit le docteur Sarrasin. Oui, Marcel, les capitaux ne nous manqueront pas, et, grâce à toi, nous aurons, dans Stahlstadt ressuscitée, un arsenal d’instruments tel que personne au monde ne pensera plus désormais à nous attaquer ! Et, comme, en même temps que nous serons les plus forts, nous tâcherons d’être aussi les plus justes, nous ferons aimer les bienfaits de la paix et de la justice à tout ce qui nous entoure. Ah ! Marcel, que de beaux rêves ! Et quand je sens que par toi et avec toi, je pourrai en voir accomplir une partie, je me demande pourquoi… oui ! pourquoi je n’ai pas deux fils !… pourquoi tu n’es pas le frère d’Octave !… À nous trois, rien ne m’eût paru impossible !… »