Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch10

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 79-88).


CHAPITRE X

Denis cesse d’être Espérat


Le passage secret du Clos Noir aboutissait, deux cents mètres plus loin, dans la cour d’un marchand de bois et charbons, ancien soldat de la Garde, réformé, — lui-même le disait, — à cause de ses distractions. Il avait été distrait jusqu’à oublier une de ses jambes sur le champ de bataille d’Iéna.

Gracchus Marignac s’était jeté des premiers dans la conspiration. Lorsque le Clos Noir avait été choisi comme lieu d’assemblée, il avait transporté son chantier de la rue aux Ours dans la rue Saint-Martin, et sous un artistique amoncellement de bûches, il avait dissimulé la seconde entrée du souterrain.

Mais ce cube de bois, voile ligneux jeté sur le secret de ses associés, n’était pas aussi massif qu’il en avait l’air.

Au centre, une sorte de réduit avait été ménagé et, en déplaçant quelques bûches, il était facile de gagner l’extérieur.

Une fois dans le chantier, rien de plus aisé que de sortir paisiblement. Il ne fût venu à personne l’idée saugrenue qu’un bon bourgeois, quittant le dépôt de Gracchus Marignac, eût des attaches avec les hommes mystérieux du Clos Noir.

Donc Espérat se sépara là de ses compagnons, non sans une tendre accolade à Henry, puis pressant le pas, il reprit le chemin de l’hôtel Villardon.

Tout en marchant, il monologuait :

— Avec cela, je n’ai pas eu le temps de raconter au capitaine Marc Vidal tout ce que j’ai appris sur cette pauvre Lucile de Rochegaule qu’il aimait tant ; que j’aime en frère dévoué.

Et avec tristesse :

— Lucile que j’ai appelée ma sœur une fois ; ce jour sombre où le ciel me rendit mon père… expirant, et mon nom… destiné à être porté par un autre.

Puis, comme impatienté par sa pensée.

— Pourtant ce n’est point seulement par tendresse pour elle, si bonne, si jolie, si noble, que je m’inquiète. C’est surtout à cause de lui, Vidal. Il l’aimait, elle devait être sa femme. C’était le bonheur pour ces deux êtres que je chéris ! D’Artin l’a ravie, elle ; il l’a contrainte à épouser Enrik Bilmsen, ce gueux d’Allemand qui, à l’aide de lettres volées, a transformé l’hésitant Metternich en ennemi mortel de Napoléon. Enrik Bilmsen a été trouvé poignardé dans une maison proche de Paris, où il était entré vivant avec sa jeune épouse. Et l’esprit de Lucile a disparu… Où est-il ? Est-ce que là encore la mort infatigable doit passer, sans que la victime soit vengée, sans qu’elle nous ait rendu son sourire et son affection.

Le jeune homme frappa le pavé de son talon.

— Pourquoi réveiller ces souvenirs ? Le présent ne suffit-il pas à m’occuper ? C’est que je prévois la souffrance, moi dont le cœur a déjà été meurtri. Oui, oui, le malade recherche la société des malades, trouvant dans le mal des autres une consolation à son propre mal. C’est un égoïsme ! Le capitaine Vidal et Lucile appellent ma pensée parce qu’ils sont plus malheureux que moi.

Une horloge sonna un coup.

La vibration du bronze passa lente, solennelle, telle une plainte sans écho s’élevant sur la ville endormie.

— La demie après une heure, murmura le promeneur. Lucile dort sans doute en ce moment ! Pauvre sœur ! Comme elle tremblait devant d’Artin, quand il nous ramenait des Tuileries. Elle avait peur de lui. Ah ! ils riraient, les amis du roi, s’ils savaient que le sort de l’Empereur dépend de la vie de deux enfants… Lucile démente, Espérat !

Il eut un geste violent et d’un ton rude :

— Il n’y a plus d’enfants, aujourd’hui que l’Europe appuie son pied pesant sur la poitrine de la France, que la patrie oblige les enfants à se mêler aux intrigues des grands.

Mais son visage reprit une expression narquoise.

— Bah ! Est-ce que l’Empereur, qui s’y connaissait, lui, n’avait pas en Espérat plus de confiance qu’en ses généraux, ses vieux compagnons de guerre eux-mêmes.

Avec un sourire, il ajouta :

— Espérat n’est plus un enfant, a-t-il dit un jour ; il a l’âge du dévouement.

Il se tut soudain. Plongé dans ses réflexions, il ne s’était pas rendu compte du chemin parcouru, et les murs du parc Villardon se dressaient devant lui.

— Curieux, fit-il, déjà arrivé ; c’est drôle comme la route m’a paru courte. Voyons, orientons-nous. Où est mon entrée. Car j’ai mon entrée particulière, continua-t-il d’un ton de bonne humeur ; je puis sortir quand il me plaît, revenir de même ; sans qu’un laquais jaloux contrôle mes mouvements. Ah ! voici.

Une petite porte bâtarde se dessinait en noir sur la façade de la muraille. Espérat introduisit une clef dans la serrure, le pène céda. Le promeneur se glissa dans le jardin.

À pas de loup, il se rapprocha du logis Villardon, dont la silhouette sombre se détachait à travers les arbres.

Entre les lames des volets d’une fenêtre du premier étage filtrait une faible lueur.

— Sa veilleuse, murmura le jeune homme. Lucile est là ! Pauvre sœur ! Pourvu qu’elle ne soit pas victime de notre cause, plus encore que par le passé.

Il eut un geste rude :

— Allons, trembleur, va te coucher.

Se courbant pour se mieux dissimuler, il parvint auprès de la maison. Le volet d’une des portes-fenêtres était seulement poussé. Le jeune homme le tira et pénétra à l’intérieur.

Tout reposait. Depuis longtemps, sans doute, les domestiques avaient regagné leurs chambres.

Sans encombre, Espérat atteignit le second étage.

Bientôt il fut enfermé dans la pièce à lui affectée. Se déshabiller, se couler entre ses draps fut l’affaire de quelques minutes.

— Assez rêvassé, prononça le faux Denis, demain apportera sa part d’inquiétudes. Reposons-nous pour avoir la force de tout supporter.

Il ferma les yeux et s’endormit.

Espérat ne soupçonnait pas la cruauté des événements. Il avait remis au lendemain le chagrin. Le chagrin devait se présenter au rendez-vous avant l’heure fixée.

Vers trois heures du matin, un carrosse s’arrêta à l’angle de la rue des Marais. Un homme en descendit. S’adressant à quelqu’un qui était resté à l’intérieur de la voiture.

— Venez ça, Maître Latrague.

— Excusez, Monsou lou duc, je m’étais de nouveau ensommeillé, répliqua une voix hésitante.

— Votre logis est à deux pas. Vous aurez loisir de vous y reposer d’y ronfler même.

— Bagasse, les pauvres gens, ils ne ronflent pas. C’est bon pour les gentilshommes, ça.

Le comte d’Artin, car c’était lui, ne jugea pas à propos de répondre à cette plaisanterie du rebouteur.

Il promena aux alentours un regard investigateur.

— Les hommes que m’a promis Dandré sont-ils à leur poste, fit-il du ton d’une personne qui se parle à elle-même ?

Et après une inspection rapide :

— Je ne vois rien. Ce coquin de préfet de police manquerait-il d’empressement ? qu’il prenne garde !

Comme pour répondre à sa question, une ombre se détacha de la voussure d’une porte, dont l’obscurité l’avait dissimulée jusque-là. Elle traversa la rue et vint au gentilhomme :

— Monsieur, prononça un organe rude, vous ne pouvez stationner en ce lieu… service du roi.

— C’est moi que vous attendiez, mon ami.

— Ah alors, pardon, Monsieur le comte.

— Vos camarades sont aux environs ?

— Ils cernent la maison.

— Parfait ! Vous n’avez rien remarqué de suspect ?

— Rien, Monseigneur.

D’Artin ricana :

— Cela ne me surprend pas. Le drôle, qui se fait appeler Denis Latrague, ne saurait soupçonner notre expédition.

Puis vivement :

— Que vos hommes me suivent. Une fois dans le parc, qu’ils se rapprochent de l’hôtel et surveillent bien toutes les issues. Une prime si nous réussissons. Dans le cas contraire, je jure que… je n’insiste pas, vous avez compris.

Sans s’occuper davantage du policier, le comte entraîna Denis vers la petite porte qui, une heure plus tôt, avait livré passage à Espérat.

Il ouvrit.

Avant d’entrer, il regarda en arrière. Une dizaine d’hommes étaient venus se ranger silencieusement sur ses talons.

Il hocha la tête avec satisfaction et pénétra dans le parc. Comme Espérat, il marcha vers la maison ; comme lui, il ouvrit un volet.

Les policiers avaient disparu, sauf deux, qui se tenaient à quelques pas du frère de Lucile et de son compagnon.

— Venez, ordonna le gentilhomme.

La petite troupe s’engagea dans la maison, gravit l’escalier et se trouva bientôt réunie sur le palier du second étage.

Là, d’Artin parut s’orienter :

— Il nous faudrait une lumière ; rien de charmant à contempler comme un traître surpris en plein sommeil.

— Si M. le comte voulait un falot, proposa l’un des argousins.

— Tu en as un ?

— Toujours, Monseigneur, pour les expéditions de nuit.

— Eh bien, allume.

Un instant plus tard, une petite lanterne répandait sur le groupe sa lumière rougeâtre.

— La chambre du coquin est la troisième dans le corridor.

La clarté douteuse du lumignon bien que vacillante, permit au comte de reconnaître la porte indiquée.

Denis curieux, les policiers impassibles, imitaient tous ses mouvements.

— Bon, fit-il encore, votre « suppléant », maître rebouteur, jouit sans remords de la chambre que je vous avais destinée. Il n’a même pas pris la peine de tirer la clef de la serrure.

Déjà, il avait la main sur la poignée :

— Entrons.

Sur ce mot, d’Artin ouvrit. Tous se précipitèrent et demeurèrent bouche bée. À l’âge d’Espérat, le sommeil est profond. Le jeune homme continuait à dormir, il n’avait rien entendu.

Mais les nouveaux venus le considéraient avec stupeur.

Ils pensaient rencontrer un homme d’un certain fige, tremblant, apeuré, et le lumignon éclairait le visage d’un jeune garçon :

— Ah grommela le comte. La chance est pour moi. C’est cet Espérat, introuvable depuis Fontainebleau.

Il n’y avait pas à s’y méprendre. Dépouillé de sa perruque et des ajustements campagnards, la figure du jeune homme apparaissait avec une netteté qui ne permettait pas le moindre doute.

— Espérat, avait répété Latrague très intéressé par l’aventure !

— Espérat ! redirent les policiers.

— Oui, gronda d’Artin, Espérat Milhuitcent, un fanatique de l’Usurpateur, vainement recherché jusqu’à ce jour par la police.

Et comme les policiers se regardaient, avec la mine satisfaite de gens qui, pour une capture importante, espèrent toucher la forte prime.

— Tudieu, gronda le comte, voilà un coquin que nous allons faire déchanter.

Brutalement il appuya sa main sur l’épaule du jeune homme.

Celui-ci ouvrit les yeux et referma aussitôt les paupières, ébloui par la lumière soudaine.

— Allons, mon drôle, éveille-toi, et plus vite que cela.

À ces paroles prononcées d’un ton dur par le comte, Espérat se souleva sur son séant et coula un regard perçant sous ses cils.

— Qui est là ? Que voulez-vous ? commença-t-il.

Mais Denis s’était rapproché. Il le reconnut, eut un sursaut, proféra une sourde exclamation :

— Ah !

Une pâleur couvrit ses traits ; d’Artin ne perdait pas une des émotions de son prisonnier :

— Ah ! tu comprends, coquin. Celui dont tu as pris la place…, et moi, auquel tu aurais bien voulu en faire autant.

Mais déjà le jeune conspirateur s’était ressaisi, les couleurs revenaient à ses joues :

— Je suis pris, M. le vicomte d’Artin.

— Tu pourrais dire M. le comte de Rochegaule, exclama le gentilhomme avec colère.

Espérât haussa les épaules :

— Mon respect pour M. de Rochegaule, mort bravement au service de la France, ne me permet pas de vous donner ce titre, Monsieur.

Et comme d’Artin serrait les poings.

— Au surplus, que vous importe. N’avez-vous pas l’habitude de… prendre ce que l’on ne vous donne pas.

Puis sans laisser à son interlocuteur le temps de répliquer :

— Je suis pris, faites de moi ce que vous voudrez.

Il y avait comme un défi dans son accent ; le comte le sentit :

— Mon compère, plaisanta-t-il, les dents serrées, tu vas d’abord te lever, t’habiller. Je suis désolé, crois-le, de te déranger à pareille heure ; mais bah ! Je me propose de te conduire dans un endroit ombreux, où tu auras licence de dormir aussi longtemps qu’il te plaira. Cette idée apaise mes regrets.

Puis aux policiers :

— Tenez-vous dehors, dans le corridor. Sortez également, maître Latrague.

Les interpellés ayant obéi, d’Artin alla fermer la porte, et prenant une chaise, s’assit tranquillement.

Pour Espérat, il sauta à terre, revêtit rapidement les habits sous lesquels il s’était présenté au Clos Noir.

Le comte le considérait pendant ce temps.

— Sais-tu où je vais te conduire ? demanda-t-il enfin.

— Je m’en doute, M. le Vicomte.

— Vicomte… encore ?

— Toujours.

Le gentilhomme se contraignit pour cacher son mécontentement. Décidément il accumulait une furieuse colère contre son prisonnier.

— Eh bien, si tu te doutes de l’endroit où je vais te conduire, dis-le un peu pour voir.

— Vous me contraignez à des paroles inutiles ; mais bah ! je me rends à vos désirs.

— C’est heureux, mon drôle.

— Seulement ne vous croyez pas obligé à des familiarités. Mon drôle, dans votre bouche a quelque chose de fraternel.

— Vaurien.

— De plus en plus fraternel, reprit Espérat. Pour vous répondre dignement, je devrais vous attribuer l’épithète qui me convient le mieux, vous appeler : mon loyal, mon patriote, et, je ne le puis vraiment sans risquer de vous blesser.

D’Artin eut un rugissement. Paisiblement son interlocuteur continua :

— Du calme, ne mettez pas les policiers au courant de nos querelles de famille. Tenez, je réponds à votre question : où me conduisez-vous ? Parbleu ! Vous allez me présenter au Directeur de quelque prison et user de votre haute influence, pour m’assurer le vivre et le couvert gratuits ; recevez mes remerciements. Grâce à vous, je suis certain de ne pas mourir de faim et d’éviter l’accusation de vagabondage.

L’interlocuteur du jeune homme ne put maîtriser un haut-le-corps. Il s’était attendu à voir son prisonnier humble, écrasé par la surprise, et le prisonnier ne se courbait point ; le prisonnier le flagellait de sa mordante raillerie.

Cependant il ne se tint pas pour battu :

— Oh ! oh ! mon garçon, tu manies agréablement la plaisanterie.

— Tant mieux si elle vous paraît agréable, repartit Espérat, car aussi bien, je crains de ne pas pouvoir vous rendre autrement la monnaie de ce que vous allez faire pour moi.

Le gentilhomme se mordit les lèvres. Jusqu’au bout, l’enfant battait l’homme, le captif persiflait le geôlier.

Il fallait brusquer le dénouement.

Le comte appela.

Les policiers se présentèrent.

— Emmenez ce jeune homme. Voici un ordre d’écrou à la Conciergerie signé de M. Dandré. Allez et souvenez-vous que vous répondez du prisonnier sur votre tête.

— M. d’Artin a toujours le même procédé, ricana le captif. Il engage la tête des autres.

Et sans résistance, il se laissa entraîner.

Un instant après, il descendait l’escalier, vigoureusement maintenu par ses deux surveillants.

Du seuil de la chambre, le comte écoutait. Quand le bruit des pas se fut éteint, il s’approcha de Denis Latrague, qui, adossé au mur, attendait ses ordres.

— Vous allez vous coucher. Vous avez saisi mes explications en route. Du reste, je compte sur votre mémoire. Si je suis content de vous, vous serez largement récompensé, l’abondance régnera chez vous.

— Vous serez satisfait, Monsou lou comte, j’ai l’esprit d’ordre.

— Conservez-le, car sans cela…

Latrague joignit les mains :

— Menacez pas, Monseigneur ; savez-vous pas que Denis vous est attaché comme le coquillage à un rocher où il trouve sa nourriture. Il faudrait me couper en morceaux pour m’empêcher de vous servir.

Le gentilhomme hocha la tête avec satisfaction.

— Je vous crois, Maître Denis. À présent, enfermez-vous dans votre chambre reconquise, reposez-vous.

Au moment de s’éloigner, il s’arrêta encore :

— Je vous ai recommandé de ne rien faire, comme médecin, auprès de votre jeune maîtresse ; mais vous pouvez, vous devez même écouter avec attention ce qu’elle dira, ou ce qui se dira autour d’elle.

— J’écouterai.

— Au besoin même, comptez ses soupirs, notez ses gestes.

— Hé bé, un espion alors… ?

— Non, un fidèle sujet du roi…, bien payé, et dont le dévouement sera connu de Sa Majesté.

Du coup, Denis appuya les deux mains sur son cœur :

— Sa Majesté, Sire le roi, vous lui parlerez de moi ?

— Si vous remplissez votre mission.

— Le roi ! Ah ! Monsou le comte ! Le roi ; mais alors j’inventerais plutôt que de vous cacher quelque chose !

Et sur cette phrase bien méridionale, le rebouteur s’enferma dans sa chambre, tandis que le gentilhomme quittait, avec son escorte, le logis Villardon et rejoignait son carrosse toujours stationné rue des Marais.

Mais avant de se mettre au lit, le Provençal s’agenouilla et prononça avec ferveur cette étrange prière :

— Ô bonne Vierge de Toulon et d’Ollioules, fais que je voie ce qu’il veut que j’aperçoive ; et si je ne le vois pas, inspire ma langue pour que je le lui dise tout de même, afin de gagner honnêtement mes cinq louis par jour !