Les Cinquante (Ivoi)/p01/ch16

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 134-143).


CHAPITRE XVI

Les Walewska


Un peu en avant des faubourgs de Vienne, les Français se séparèrent de Mme  de Walewska, pour regagner leur hôtellerie et attendre les ordres de la comtesse.

Celle-ci pénétra bientôt dans son logis. M. de Walewski n’était pas encore rentré.

Pour l’attendre lentement, elle se retira dans son appartement. Elle songeait, les souvenirs du passé remontaient à sa mémoire.

De son amitié pour le héros, qui eût dû l’honorer, les hommes avaient fait une honte. On l’accusait d’avoir trahi la cause de la Pologne, d’avoir traîné dans la boue son nom, le nom de son mari, pour gagner, par la plus basse adulation, la faveur de l’empereur.

Les vieilles dames, méchantes depuis que les ans leur avaient ravi la beauté, se détournaient d’elle en pinçant les lèvres. Ses amies ne venaient plus la voir. À diverses reprises, elle s’était présentée chez elles, partout elle avait reçu la même réponse :

— Madame est sortie. Celle qui avait consolé le Génie, qui lui avait donné quelques jours de bonheur, était l’objet de la réprobation générale.

Hypocrisie mondaine, masque des pensers envieux, outrage anonyme et lâche de coupables qui, par leur sévérité affectée à l’égard d’une femme sans défense, pensaient se tailler une réputation de patriotisme, de dévouement.

Le comte, absent, toujours par monts et par vaux, exhortant ses frères polonais à continuer leur dévouement magnifique à Napoléon, au grand capitaine qui, seul, pouvait assurer l’existence de la nation dont les voisins avides, contenus par le héros, rêvaient le démembrement au milieu même de leurs défaites ; le comte ne savait rien et n’était d’aucun appui pour l’infortunée.

C’est ainsi, dans la maison vide d’amis, où les serviteurs circulaient silencieusement avec des faces mornes, que la comtesse devint mère.

Ah ! l’heure bénie pour les autres femmes, quelle torture elle apporta à l’infortunée. Nul ne vint s’enquérir d’elle, de son fils, car c’était un fils, qui venait de naître.

Telle une coupable, mise au ban de l’opinion, ce fut dans la solitude que Mme  de Walewska embrassa ce fils pour la première fois. Et son premier baiser fut mouillé de larmes. Elle regarda le petit, et tristement :

— Tu seras un paria comme moi, mon pauvre chéri.

Voilà tout ce que la mère put murmurer à l’oreille encore fermée de celui qui entrait dans la vie.

Les jours succédaient aux jours dans la pensée attristée de la comtesse.

Elle se revoyait debout, dans le grand jardin où elle promenait sa tristesse.

Puis une lettre arrivait.

Le comte annonçait son retour. La jeune mère pleurait encore.

Le comte ! Elle avait terreur à se trouver devant lui. En la revoyant seule, abandonnée de tout et de tous, ne l’accuserait-il pas comme les autres d’avoir sacrifié la patrie à l’ambition ? Ne croirait-il pas à la calomnie ?

Les minutes de souffrance semblent des siècles, cependant elles passent comme les autres.

M. de Walewski rentrait dans le petit manoir familial.

Souriant, empressé, son aspect rassurait aussitôt la pauvre femme. Il faisait fête à l’enfant, félicitait sa femme de s’être astreinte à la retraite pour se vouer uniquement à ce fils qui perpétuerait le nom des Walewski.

Une semaine s’écoula ainsi. Le comte semblait oublier le monde, ses projets, sa patrie, absorbé par les mille petits soins d’un homme aimant, par la contemplation de sa jeune femme pâle et triste toujours, par celle du bébé rose et joufflu.

Puis un soir, avec une placidité si parfaite qu’il n’était pas permis de douter de sa tranquillité d’esprit, que l’objection même ne se pouvait formuler, il disait :

— Mon amie, nous avons sacrifié une semaine à l’égoïsme du cœur. Demain le service de la Pologne me réclame.

— Demain ? fit-elle tremblante.

— Oui, au château de Posen-Arzew se tient une réunion générale de la noblesse ; plus que tout autre, je suis tenu d’y assister.

— Parce que vous êtes l’âme de la Pologne, qui veut vivre comme nation.

Il eut un doux sourire :

— Nous n’avons qu’une âme, ma chère femme, et mon adoration pour vous est telle que je ne saurais vous interdire de la complimenter. Seulement, j’attends de vous un sacrifice.

— Un sacrifice, répéta la comtesse dont le cœur se prit à battre violemment ?

— Oui, renoncer pour un jour à votre cher esclavage maternel.

— Renoncer… ?

— Pour m’accompagner à Posen-Arzew[1].

— Moi ?

— Sans doute. Votre présence, votre parole autorisée, pourront être d’un grand secours à l’œuvre que je poursuis. Grouper toute la Pologne sous les étendards de Napoléon. Tout ce qui augmente la force de cet homme, augmente les chances de salut de notre pays.

Puis reprenant l’accent caressant :

— Je sais que votre cœur généreux ne saura résister à de telles considérations. Veillez donc à ce que notre fils ne souffre pas de notre départ, et levez haut la tête, afin que l’on reconnaisse en vous, la fée adorable de la liberté polonaise.

Elle croyait encore entendre l’intonation ferme, encourageante, dont le gentilhomme avait prononcé ces mots.

Elle le voyait sortir en la saluant tendrement. Dans le grand salon où brûlaient des bougies blanches, fichées dans des candélabres de bronze, elle restait seule, bouleversée mais confiante, devinant que le défenseur s’était révélé.

Et puis le manoir de Posen-Arzew se présentait à ses yeux, avec ses eaux jaillissantes, son parc mystérieux, la salle des fêtes immense qu’emplissait une cohue de seigneurs, de nobles dames, d’officiers, dont quelques-uns portaient l’uniforme des lanciers de la garde qui devaient s’immoler en Russie, à Leipzig, en Champagne.

Elle se revoyait franchissant le seuil de la salle ; elle ressentait l’éblouissement que lui causaient les glaces appliquées aux murs et qui multipliaient les lumières, le nombre des individus, l’étendue du vaisseau.

Elle entrait au bras de son mari, droite et fière en sa robe toute blanche, semée de touffes de violettes brodées, sans un bijou.

À ses oreilles retentissait le murmure étonné qui saluait son apparition. Puis un grand silence se faisait, pendant lequel le comte la conduisait à un fauteuil préparé pour elle. Elle évoquait l’image du gentilhomme debout auprès d’elle, les bras croisés, la tête haute, dominant de son regard lumineux l’assemblée interdite.

Et soudain sa voix résonnait, caressante et autoritaire, jetant sur les auditeurs une prière et une menace :

— Frères, la Pologne se meurt des interminables discussions. L’éloquence divise, l’action sauve. Agissons donc. Que la Pologne unisse toutes ses forces à celles de la France, qu’elle les confie résolument à la main du plus grand homme de guerre qu’ait créé la nature.

En échange de notre dévouement, il nous assurera l’indépendance, il écrasera ceux qui prétendent se partager nos ruines. Vous demandez une certitude, mes frères ? Comme chez tous les opprimés, la défiance a capturé votre cœur. Vous craignez d’être dupes d’un marché où vous donneriez tout, sans rien recevoir. Eh bien ! cette certitude je vous l’apporte.

Un murmure joyeux, aussitôt réprimé, parcourt l’assistance. Tous les yeux sont fixés sur le comte.

Il poursuit lentement :

— L’heure est venue de vous dévoiler le labeur patriotique de l’homme que vous avez appelé vous-mêmes la cheville ouvrière de l’indépendance. Lorsque le héros prédestiné qui gouverne les Français vint parmi nous, il savait que je souhaitais lui offrir le sang de la Pologne.

Il fit une pause, puis sa voix s’éleva de nouveau, claire, nette, comme un appel de clairons, comme un défi :

— Mais les artisans de nos divisions, Prussiens, Autrichiens, Russes, tous ceux qui cherchaient à nous affaiblir pour nous dévorer, me surveillaient étroitement. Mes moindres démarches étaient épiées. Et cependant, chaque jour j’ai vu l’empereur, chaque jour j’ai entendu sa voix entraînante disant les conceptions de son lumineux esprit.

— Vous ? vous ? murmura-t-on dans la salle.

— Oui, moi, ou plutôt le meilleur de moi-même, affirma M. de Walewski.

Brusquement il saisit la main de la comtesse, et, la contraignant doucement à se lever :

— Vous qui êtes l’inspiratrice, la consolatrice, vous que je vénère comme la plus noble et la plus pure des femmes, dites à nos frères ce que Napoléon promit.

Ses yeux avaient des lueurs. Nul dans l’assistance n’osa élever la voix. La calomnie est lâche, elle n’ose mordre qui l’attaque en face.

Une joie débordante avait envahi l’âme de la comtesse. L’époux savait ce qu’elle avait souffert.

Et soutenue par lui, retrouvant tout son courage avec l’assurance de n’être plus seule à combattre la foule, stupide en ses mépris comme en ses enthousiasmes, elle dit d’une voix profonde, qui sonna telle une pure vibration de cristal :

— Sur la croix, emblème sacré de notre Pologne, sur ma vie, sur la tête de l’héritier des Walewski, je jure de répéter fidèlement les paroles de S. M. l’Empereur.

Elle était si belle en parlant ainsi ; il y avait en elle tant de noblesse, tant de sereine chasteté, que les plus acharnés à la dénigrer courbèrent la tête, n’osant supporter le poids de ses regards bleus.

Un instant elle tourna les yeux vers le comte.

Il l’encouragea d’un signe de tête.

— Ces paroles, reprit-elle avec éclat, les voici : Sur mon honneur de général, si je triomphe de la coalition ourdie contre la France, la Pologne triomphera avec moi. France et Pologne seront sœurs !

Des cris enthousiastes éclataient. Des sabres étaient brandis. La Pologne venait de signer le pacte de sang avec la terre de Gaule.

De ce jour, le sang des soldats de France, le sang des fils de la terre polonaise, s’étaient mêlés sur les champs de bataille. La mort avait fauché indifféremment dans les deux races, faisant tomber les hommes dans les guérets, faisant monter vers le ciel, telle une gerbe de dévouement, de sacrifice, l’acclamation unique de deux peuples indissolublement liés dans la bonne et la mauvaise fortune.

— Vive l’Empereur !

Et puis la comtesse arrivait au jour présent.

Sa tête se courbait, une pâleur sépulcrale couvrait son visage.

Écrasées sous la botte brutale du monde, France et Pologne, à bout de forces, à bout de sang, après avoir poussé ensemble leur cri de guerre, se renvoyaient des deux extrémités de l’Europe, sublime et affreuse conclusion du pacte de loyale alliance, leurs râles d’agonisantes.

Et son esprit bouleversé, passant du réel au fantastique, il semblait à la noble femme qu’elle se trouvait seule, au milieu d’une plaine immense, bordée par un horizon rouge encore des canonnades à peine éteintes.

Partout des morts, partout des blessures, partout du sang. Un immense soupir d’angoisse s’élevait, comme la respiration haletante de ce champ de carnage. Et tout à coup, au loin, dans ce cercle de pourpre qui limitait la vue, dans cette aurore ou ce crépuscule des tueries, un fantôme imprécis se dressait, une voix formidable clamait :

— Debout.

Les morts se redressaient, rigides, tels des statues. Les blessés se traînaient auprès d’eux.

La voix parlait encore :

— La vie, c’est la volonté. Si vous cessez de vouloir, adieu à toute espérance. Vos jambes sont brisées, il faut marcher ; quelques gouttes de sang restent seules en vos veines, précipitez-les vers vos cœurs pour les exalter. Que la plainte montant à vos lèvres se transforme en rugissement de colère. On vous croit abattus, montrez-vous debout au monde stupéfait. On vous croit cadavres, devenez lions dévorants ; c’est l’effort ultime, suprême, décisif, qui s’impose. Le Génie est là-bas, à l’île d’Elbe. Placez-le à votre tête et qu’il vous conduise là où le destin a écrit : demain, apothéose ou tombeau !

Soudain un frisson secoua la comtesse, la vision disparut. Une main respectueuse avait timidement heurté le panneau de la porte.

— Entrez ! fit-elle d’une voix mal assurée.

Un laquais se présenta :

— M. le comte vient de rentrer. Il attend Madame la comtesse dans la bibliothèque.

Elle congédia le serviteur du geste.

Puis elle se leva tout d’une pièce, murmura sans avoir conscience de parler à haute voix :

— Oui, l’effort suprême ! Il le faut.

Et elle quitta la salle.

Bientôt elle pénétrait dans la bibliothèque.

Au milieu des rayons chargés de livres, le comte était assis devant une large table de chêne sculpté, sur laquelle s’étalaient des cartes et des brochures.

Au bruit léger du battant tournant sur ses gonds, il releva sa tête pensive et doucement :

— C’est vous, ma chère âme ; vous avez exprimé le désir de me parler.

Elle inclina la tête :

— Oui.

Et sans lui laisser le loisir d’interroger, tout d’un trait, elle conta la visite d’Espérat à Schœnbrünn, la lettre autographe de Louis XVIII, préconisant le transfert du roi d’Elbe en un exil plus lointain.

Les yeux du comte exprimèrent la désespérance.

— M. de Blacas m’a trahi, murmura-t-il.

D’une voix brisée, il ajouta :

— C’est la mort de la Pologne ; peut-être celle de la France !

Puis il resta muet, le visage dur, inflexible, absorbé par la plus déchirante des méditations.

Alors la comtesse se rapprocha de lui. Elle lui prit les mains et lentement se laissa glisser sur les genoux :

— Il reste un espoir.

— Un espoir qui vous contraint à prendre l’altitude des suppliants ?

— Je prie notre Maître divin de nous éclairer, de nous accorder la force du sacrifice.

Il semblait que, tandis que ses lèvres prononçaient les paroles, son front s’auréolait. Dans ses grands yeux bleus, s’allumait la flamme sacrée des inspirées. La femme se transfigurait en âme, l’âme de la Pologne expirante.

— Il faut que Napoléon consente à vaincre une fois encore.

Le comte sursauta :

— Qu’il consente ?

— La Pologne n’a plus de soldats à lui offrir. Une soldatesque brutale occupe nos villes, nos campagnes, mais nous, cheville ouvrière de l’indépendance polonaise, restons debout. Plions les genoux devant le génie suscité par Dieu.

— Vous voulez aller à Porto Ferrajo[2], s’écria M. de Walewski ?

Elle ne répondit pas directement à la question :

— Il refuse de rentrer en France, il refuse de tenter la partie que la Providence a peut-être appelée : Revanche.

— Mais je ne puis vous accompagner, mon devoir me retient à Vienne.

— Mon enfant m’accompagnera.

— Notre fils ?

— C’est la mère polonaise qui ira Lui dire : La Pologne t’a donné tous ses enfants. Tente d’épargner à son sol la honte de l’ombre des étendards étrangers. C’est nous qui t’avons apporté le sang de nos frères, nous dont Dieu a fait les émissaires de l’agonie d’une race ; nous qui devons être frappés en ce monde, dans l’autre, si tu ne nous fais pas l’aumône d’un linceul de gloire. Mourir n’est rien, si la rosée sanglante fait germer des lauriers sur la tombe.

M. de Walewski écoutait sans un geste.

Elle poursuivit, la voix comme cassée par la violence de son émotion intérieure.

— La Pologne, Sire, vous avait confié le sort de sa dernière armée ; je viens vous confier celui de la dernière famille polonaise. Si vous nous refusez l’effort suprême, qui peut être le triomphe, qui seul, en tout cas peut justifier la foi, inspirée par nous, que notre pays a eue en vous ; si vous refusez, nous nous exilons du bonheur, de la famille. Je n’ai plus d’époux, mon fils n’a plus de père… C’est la peine que M. de Walewski et moi nous imposerons afin que l’immensité de la torture efface la grandeur de l’erreur.

Le comte frissonnait maintenant.

D’une voix basse, il bégaya :

— Quoi ? S’il refuse, c’est notre bonheur, notre union que vous sacrifiez.

— Il est bon ; il ne voudra pas cela.

— Mais enfin, s’il refuse ?

— Plus haut que le bonheur est la patrie.

— Avez-vous songé à l’avenir de notre fils ?

Elle hésita une seconde, puis avec une douloureuse énergie :

— Plus aimée qu’un fils doit être la patrie.

Le comte s’inclina très bas :

— Quand voulez-vous partir ?

— Demain.

— Vous savez où rencontrer ceux qui vous accompagneront là-bas ?

— Non. Ils attendent, à l’hôtellerie de l’Empereur François, un mot qui leur fixe un point de rendez-vous.

— Bien.

Avec un calme tragique, le comte écrivit ce billet laconique.

« Demain, une heure après-midi, carrefour de Bellefeuilles, près le village d’Œlthinbourg. »

Et il signa :

Comte de Walewski.

Puis il glissa la feuille sous une enveloppe qu’il cacheta :

— Quel est le nom du destinataire ?

— Espérat Milhuitcent, un enfant de quinze ans.

Le comte traça d’une main ferme :

Monsieur Espérat Milhuitcent
Hôtellerie de S. M. l’Empereur François.

Après quoi, il sonna. Au valet qui accourut, il remit la missive.

— À porter de suite.

Et de nouveau seul en présence de sa femme, il vint à elle, l’étreignit dans ses bras et murmura d’un ton déchirant :

— Qui donc, en dehors de nous, rendra justice à notre dévouement à la patrie ?

Elle pencha sa tête sur son épaule et avec une adorable confiance :

— Dieu… et notre, fils, dit-elle.

  1. Chronique de Posen.
  2. Porto Ferrajo est la capitale de l’île d’Elbe.