Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch09

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 278-284).


IX

20 Mars 1815


Les jours qui suivirent, d’Artin eut de fréquentes entrevues avec l’usurier de la rue Traînée.

Celui-ci avait tenu parole, et le comte de Bourmont, harcelé par son créancier, avait confié sa détresse au maréchal Girard, son ancien compagnon d’armes, qui lui avait naïvement conseillé de reprendre le sabre et de marcher à la suite de Napoléon, dont le triomphe n’était plus douteux pour les gens bien informés.

Le 16 mars, d’Artin avait fait partir Lucile pour la Belgique, sous la garde de Denis Latrague et d’un serviteur dévoué.

Puis il avait assisté en dilettante à l’affolement des hôtes des Tuileries.

Le 17, le maréchal Macdonald, arrivé de Lyon, avait rassemblé les troupes de la garnison de Paris et avait commencé à les diriger hors de la capitale. Aux représentants, aux gardes nationaux, aux émigrés accourus aux Tuileries pour protester de leur dévouement à Louis XVIII, on n’avait répondu que par des propos vagues, indiquant suffisamment que le roi inclinait plutôt vers la fuite que vers la résistance.

Le 18, la famille royale prépara son départ, réunit une douzaine de millions, à valoir sur la liste civile, disait l’état constatant cet emprunt, et fit serrer dans des coffres, pour être emportés, les diamants de la couronne.

Enfin, le 19, d’Artin qui rôdait aux abords du Journal des Débats réussit à faire parler un publiciste très dévoué à Louis XVIII.

— Nous partons ce soir, lui avoua celui-ci.

— Ce soir ?

— Je vous avertis, afin que vous preniez soin de votre sûreté. Selon toute probabilité, Napoléon sera demain aux Tuileries.

— Demain, 20 mars.

— Date anniversaire de la naissance du roi de Rome, comme le font remarquer des libelles que d’invisibles mains répandent dans tout Paris.

— Mais la ville s’insurgera.

— Point mon cher comte.

— Comment, vous doutez de Paris ; après les manifestations royalistes de ces jours derniers ?

— Je doute, et pour cause. Dans un instant, vous douterez comme moi.

De sa poche le publiciste tira un numéro du Journal des Débats.

— Tenez, mon bon monsieur, voici l’article de tête de ce matin. Je vous le lis. S’il vous semble ennuyeux, ayez patience ; dites-vous qu’avant peu vous le trouverez plein de saveur.

Sur ce préambule, il se prit à lire :

Débats, 19 mars[1]. — Bonaparte s’est évadé de l’île d’Elbe, où l’imprudente magnanimité des souverains alliés lui avait accordé une principauté, pour prix de la désolation qu’il avait promenée dans leurs États.

« À la tête de quelques centaines de bandits, profitant de la stupeur de la nation, écœurée de tant d’audace, il a traversé une grande partie du territoire.

« Ce succès éphémère a enflé d’orgueil le cœur du lâche guerrier de Fontainebleau. Il s’expose à la mort des héros ; Dieu permettra qu’il meure de la mort des traîtres. La France l’a rejeté ; il revient ; la terre de France le dévorera.

« Un seul cri retentit par toutes les provinces : Mort au tyran ! Vive le roi ! »

— Je vous fais grâce du reste, railla l’interlocuteur du comte, l’article se poursuit ainsi sur trois colonnes, dans lesquelles on voit successivement Napoléon pendu, guillotiné, fusillé, rompu, écartelé, après exposition au pilori de l’opinion !

— Tout cela me semble aller à l’encontre de ce que vous exprimiez tout à l’heure.

— Oh ! naïf ! naïf seigneur, soupira le publiciste. Vous prenez au sérieux ces commérages de journaux.

— N’est-ce pas l’expression des pensées du peuple ?

Le favori haussa les épaules :

— Est-ce que le peuple a une pensée politique ? Une pensée politique, mon cher Comte, exige une instruction complète, approfondie, qu’une élite seulement est susceptible d’acquérir. Ah ! si le peuple arrivait à pouvoir donner cette instruction à ses enfants, il jugerait ; mais c’est là une hypothèse folle, et le peuple, incapable de se guider lui-même à raison de son ignorance, se laissera toujours guider par des ambitieux plus éclairés que lui.

— S’il est conduit par les Débats, je ne me plaindrai pas.

Le gazetier eut un rire sec :

— Je vous admire, Comte. D’après ce que l’on m’avait dit de vous, je vous croyais plus sceptique. Enfin, je ne veux pas jouer plus longtemps avec votre zèle pour le roi. Tenez, voici l’article qui paraîtra demain aux Débats, après la fuite de Sa Majesté, en même place que la chronique dont je viens de vous donner connaissance.

Et avec un ricanement, il poursuivit :

— Ceci m’a été communiqué à l’imprimerie. Écoutez, vertueux gentilhomme.

« Débats, 20 mars. — La famille des Bourbons est partie cette nuit. Paris offre l’aspect de la sécurité et de la joie.

« Les boulevards sont couverts d’une foule immense, impatiente de voir l’armée et le héros qui lui est rendu.

« Le petit nombre des troupes, qu’on avait eu l’espoir insensé de lui opposer, s’est rallié aux aigles.

« Sa Majesté l’Empereur a traversé deux cents lieues de pays avec la rapidité de l’éclair, au milieu d’une population saisie d’admiration et de respect.

Le journaliste jeta les feuilles sur le sol :

— Pouah ! fit-il, cela donne la nausée… Que pensez-vous de l’expression de la volonté du peuple ?

D’Artin s’éloigna sans répondre.

Le soir, il se rendit place du Carrousel.

La place était déserte.

Les curieux qui, tout le jour, y avaient stationné afin de se rendre compte des décisions de la cour, s’en étaient allés se coucher, convaincus que la famille royale ne songeait pas à abandonner la capitale.

Appuyé aux grilles fermant la cour d’honneur, d’Artin regardait.

Et soudain la vaste esplanade s’anima.

Sans bruit, des cavaliers, des carrosses, se rangèrent le long de la façade du palais.

Le comte entrevit confusément le roi, la duchesse d’Angoulême, Philippe d’Orléans, qui devait être plus tard Louis-Philippe, roi de France, se frayant un passage au milieu de l’escorte ; des courtisans puis il y eut une seconde de silence solennel et le cortège s’ébranla lentement.

Il partait pour Saint-Denis, et de là pour Gand.

Carrosses, fourgons, cavaliers, défilèrent.

L’entrée d’honneur, sous l’arc aux trois portes, demeurait ouverte.

Tristement, la tête basse, les familiers des Tuileries, demeurés en arrière, quittaient le palais par deux ou trois, suivant leur maître dans la fuite avec l’allure timide et sombre d’un retour de cimetière.

Le gentilhomme écoutait, se demandant si Paris n’allait pas lancer son adieu ironique aux Bourbons cédant la place à l’Empereur.

Mais il n’entendit rien.

Paris dormait, insouciant comme à l’ordinaire, croyant qu’il aurait à choisir entre la royauté et l’empire, alors que déjà la question se trouvait vidée, par le fait de la faiblesse des uns, de l’énergie surhumaine de l’autre.

En somme, le roi ne perçut en cette nuit ni clameur d’improbation, ni acclamation.

La seule rencontre à noter qu’il fit, aux environs de Saint-Denis, fut celle d’un groupe de demi-solde qui, ayant reconnu les voitures, se donnèrent le malin plaisir de les convoyer pendant quelques centaines de mètres, aux cris incessants de : Vive l’Empereur.

Louis XVIII rit de l’aventure, la duchesse d’Angoulême enragea ; les émigrés de l’escorte laissèrent faire.

Quant aux pelotons de cavalerie, rassemblés par Macdonald pour renforcer la suite du souverain, ils approuvaient du geste, du sourire. On sentait que, pour un peu, ils eussent répété le cri des demi-solde, ce cri qui rappelait les jours glorieux où la France était la reine du monde.

Le comte rentra chez lui, boucla son porte manteau, et ayant congédié Jacob ainsi que les autres serviteurs, il se rendit aux messageries.

Une heure après le départ du roi, il quittait à son tour Paris, filant à toute vitesse vers la Belgique.

Rendu à la liberté, le petit Jacob Gœterlingue n’en usa pas sur le champ. Il passa la nuit à l’hôtel Villardon, mais de grand matin, il sortit, et tout le jour, il vagabonda dans Paris.

La ville semblait avoir la fièvre. On eût cru sentir son cœur battre. Comme si la fougue de l’empereur se fût communiquée à la population, tout se pressait, s’agitait. Les nouvelles se succédaient, apprenant au public les détails de la marche triomphale, unique dans l’histoire, de la côte méditerranéenne à la capitale.

Les boulevards prenaient un air de fête. Des bandes de badauds assiégeaient les Tuileries, voulant obtenir des quelques fonctionnaires restés à la garde du palais, des renseignements sur la marche de Napoléon, sur l’heure probable de son arrivée, etc., etc.

Jacob était partout, chantant, riant, moineau babillard de la cité géante en mal de héros.

Assez tard dans la nuit, il s’endormit dans la cour du Carrousel. Un tumulte inexprimable tira le petit bonhomme de sa torpeur. Il se leva, se frotta les yeux. La place, la cour d’honneur étaient littéralement bondées de monde.

Alors, il se faufile, se glisse entre les groupes de militaires, de bourgeois, unis dans une même pensée.

Le voici dans la cour où sont rassemblés les anciens fonctionnaires de l’Empire, où M. de La Valette, Tercelin, l’abbé Vaneur, le pope Ivan, Capeluche, les Cinquante, qui sont venus en avant-garde de l’Empereur, se paient de leur dévouement en se plaçant au mieux pour assister à la Restauration Impériale, qui est un peu leur ouvrage.

Derrière eux, Jacob gravit l’escalier d’honneur. Au haut des degrés, il s’arrête comme eux.

Et soudain, cent mille voix rugissent :

— Vive l’Empereur !

Cela résonne dans l’espace comme la clameur de l’ouragan.

Et là-bas, sur la place, le gamin médusé aperçoit l’homme prédestiné.

On a dételé ses chevaux, on l’a hissé sur les épaules d’inconnus, et une cohue ivre d’amour, d’admiration, déferle à ses pieds, dominée par la silhouette étrange et dominatrice du petit chapeau qui a jeté à terre tant de couronnes.

Et les porteurs de l’Empereur-dieu avancent toujours. Leur foule ardente gravit l’escalier d’honneur, qui jamais ne vit pareil enthousiasme.

Puis il passe, emporté par la trombe humaine qui crie, qui pleure, qui semble folle de bonheur.

Et comme Jacob redescendait vers la cour, voilà que, sur la dernière marche, il heurta un homme agenouillé, larmoyant ; geignant les bras étendus.

— Oh ! oui, vive

l’Empereur ! Qu’il vive in sæcula sæculorum, qu’il vive jusqu’à la consommation des siècles !

— Le pope Ivan Platzov, murmura Jacob.

— Oui, Ivan qui, par suite de son vœu, n’a bu que de l’eau depuis onze grands mois, et qui va pouvoir se gorger, de vin ! Bonum vinum, spiritus vitis, spiritus divinus, lux spiritus !

L’ivrogne, transporté, entonnait l’interminable litanie des buveurs.

  1. Collection du Journal des Débats.