Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch10

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 285-293).


X

Où Espérat s’aperçoit qu’il est plus aisé de retrouver un sceptre qu’une jeune fille


— Sire, vous avez reconquis votre couronne.

— Oh ! reconquis… L’Europe se consulte.

— Enfin, vous avez à préparer la paix ou la guerre, Sire. Une période d’accalmie s’ouvre. Vous n’aurez pas besoin de nous et je vous supplie de nous accorder, à Bobèche, au capitaine Marc Vidal…

— Dis le chef de bataillon, il l’est depuis hier.

— Le chef de bataillon Marc Vidal, à Henry et à moi, la permission de quitter Paris.

— Ah ! ah ! les vacances du dévouement, murmura Napoléon avec un bon sourire.

Il était debout, dans ce cabinet des Tuileries, où, pour la seconde fois, Espérat Milhuitcent l’avait abordé[1].

En face de lui, le jeune homme se tenait droit, les épaules effacées, les talons réunis, militaire par la tenue, adorant par le regard. Il tressaillit à la remarque de son impérial interlocuteur.

— Les vacances du dévouement !

— Vacances sans repos. Je veux retrouver, arracher à celui qui la tient prisonnière, ma sœur, Lucile de Rochegaule.

Napoléon appuya amicalement la main sur l’épaule de Milhuitcent.

— Tu es libre, et pour t’aider, je te confère le droit de porter le nom qui t’appartient. Espérat, comte de Rochegaule, l’empereur te souhaite de réussir. Il le souhaite de tout son cœur.

Une heure après, Espérat, escorté par le commandant Marc Vidal, par Bobèche et par Henry, parcourait au trot soutenu d’excellents chevaux, la route de Saint-Denis. Un cinquième cavalier guidait la petite troupe.

C’était Jacob.

Le curieux galopin avait réussi à joindre Milhuitcent ; il lui avait conté le départ de Lucile, confiée à la garde d’un laquais et du rebouteur Latrague, puis la fuite de d’Artin. De quelques mots surpris, il concluait que le comte avait dû se diriger sur Lille. La chose paraissait d’autant plus vraisemblable qu’aux dernières nouvelles, on avait appris que Louis XVIII, fugitif, s’était réfugié dans cette ville, et venait d’y promulguer sa fameuse ordonnance, chef-d’œuvre d’impuissance et d’impopularité, par laquelle il licenciait toute l’armée française, tous les corps s’étant rendus coupables de trahison envers la maison de Bourbon.

L’événement prouva que le gamin ne s’était pas trompé. À chaque relai, les voyageurs s’enquéraient. Partout on se souvenait de la jeune dame malade, accompagnée d’un petit vieillard et d’un domestique.

Par contre, personne n’avait remarqué d’Artin.

La chose s’expliquait aisément. Au milieu de l’exode de la cour, des compagnies rouges, de la garde royale, un gentilhomme voyageant seul ne pouvait attirer l’attention.

Ainsi, on arriva à Lille.

Le roi l’avait quitté la veille, dans la crainte d’être retenu prisonnier par la garnison, et s’était enfui en Belgique, à Gand.

Le drapeau tricolore flottait sur les édifices. Militaires, civils, remplissaient les rues, faisant vibrer l’air d’incessantes acclamations.

— Vive l’Empereur !

Les bonnes gens de Flandre, tout comme les populations du Dauphiné ou du Lyonnais, semblaient respirer à l’aise, depuis que la France avait secoué le joug des souverains imposés par l’Europe victorieuse.

La tache ineffaçable de la Restauration s’accusait. S’être faite sous la pression des armées de l’étranger.

Sur la place de l’hôtel de ville, des baladins soulevaient les applaudissements frénétiques de la foule par ces mots terribles, que Bobèche regretta de n’avoir pas lancés lui-même[2].

— Les émigrés ont une politesse ignorée du temps de l’Autre.

— Oui, la politesse de l’ancienne royauté.

— Vous le reconnaissez. Ils ont donc raison de déclarer qu’ils sont talons rouges.

— Ah ! bien sûr. Talons rouges, parbleu, ils peuvent les avoir. Ils ont assez marché dans le sang français pour arriver aux Tuileries.

Ravis de voir toute la nation en communion d’idées, persuadés qu’ils touchaient au but de leur voyage, Espérat et ses amis descendirent à l’hôtel du Bœuf Rouge et se mirent en quête de ceux qu’ils poursuivaient.

Pour activer les recherches, ils se divisèrent.

Espérat et Jacob tirèrent de leur côté.

Or, ils n’avaient pas fait cinq cents pas, quand une large porte charretière, ouverte en grand, sollicita leurs regards.

Une cour pavée s’étendait en arrière, et tout au fond, un hangar abritait plusieurs véhicules de formes et de capacités variées.

Au mur, du reste, brimbalait une enseigne, qui eût levé tous les doutes, si les jeunes gens en avaient eu.

La plaque de tôle découpée portait cette indication :

J. Loosteroogie
loue voitures et chevaux
au plus juste prix
.

— Un loueur de voitures, murmura Milhuitcent ; c’est évidemment parmi les négociants de ce genre que nous avons le plus de chances d’être renseignés.

Pien, souligna Jacob, qui dit loueur dit floueur. Faut leur mettre un bedit écu sur la langue pour qu’ils répontent.

— On l’y mettra. Ah ! pour délivrer Lucile, je donnerais tout ce que je possède.

Alors ça fa pien. Zeulement, moi, che donnerais bas un écu pour redrouver tute ma famille, si ch’avais le ponheur te l’égarer.

Sans relever la réflexion peu familiale de son jeune compagnon, Milhuitcent pénétra dans la cour.

Une exclamation du gamin le cloua sur place.

Avec un déhanchement grotesque, Jacob s’était arrêté, frappant ses cuisses de coups retentissants, tout en clamant.

Ça, c’est drop fort ! Quand on barle de la queue tu tiable, on la reçoit tans l’œil.

— Que chantes-tu avec la queue du diable ? interrogea le jeune homme surpris.

La vérité vraie ; celle gui brend sa leçon de natation, tétans un puits.

— Mais encore.

— Là, là, tenez, dessous le hancar.

— Quoi ?

La foiture te la bétite sœur tu comte, la foiture en personne naturelle.

Espérât regarda dans la direction indiquée.

Une berline, dont l’élégance contrastait avec la lourdeur des charrettes ou véhicules de louage qui l’entouraient, était remisée sous le hangar.

Milhuitcent se rappela l’avoir vue dans la remise de l’hôtel Villardon, lors de son court passage en cette demeure.

Il n’y avait pas à s’y méprendre.

Mais alors le comte était encore à Lille, à quelques pas de ceux qui le cherchaient. À cette pensée, le cœur du vaillant enfant se prit à battre avec force.

Il allait se trouver en face de son frère indigne. Et cette rencontre, si ardemment souhaitée, lui causait une impression de douleur cuisante.

Le Rochegaule du Roi, le Rochegaule de l’Empereur se heurteraient pour la première fois.

Il restait là, immobile, irrésolu, quand, des écuries faisant suite au hangar, un gros homme blond, les pieds chaussés de sabots, le torse emprisonné dans un tricot de laine, sortit, et discernant les visiteurs, s’avança de leur côté, avec le sourire cauteleux du négociant qui flaire une aubaine.

— Qu’est-ce que Loosteroogie peut faire pour toi, Monsieur ? dit-il en saluant.

L’accent flamand du loueur, ce mélange du tutoiement familier et du « Monsieur » respectueux, que connaissent tous ceux qui ont voyagé dans la Belgique wallonne, arracha un sourire à Espérat.

— Un simple renseignement.

— Parle sans crainte, pour une fois, Monsieur. Aussi vrai que je suis né natif de Namur, tu peux compter que je vous répondrai de mon mieux.

— Pourriez-vous me dire où demeure le gentilhomme dont je vois le carrosse sous ce hangar ?

Le loueur leva les bras au ciel.

— Où il demeure, à c’t’heure, par Gaïant, le bon géant[3], je ne saurais pas vous le conter, tu sais. Il demeurait pas en place toujours… Quel nerveux que c’ti fils-là ! Il voulait des chevaux pour allin autre part. Je n’en avais plus. Alors je lui ai dit : Va un peu, Monsieur, chez mon collègue Boutori, rue de la Casemate. Et il est parti en laissant s’carriole et il est pas revenu. Voilà.

La sincérité du digne Flamand ne faisait pas doute. Espérat jugea inutile d’insister.

Aussi remercia-t-il brièvement son interlocuteur et le quitta-t-il avec ces mots :

— Vous dites rue de la Casemate, Boutori ?

— C’est ça même, mon jeune Monsieur, tu te souviens de ce que je vous ai dit.

Dans la rue, Milhuitcent murmura :

— Je crois que nous le tenons.

— Ah ! ah ! se contenta de répondre Jacob.

— Il doit habiter la ville. Les chevaux manquent. Il n’en a pas trouvé. Sans cela, il serait venu reprendre sa voiture.

Le fils adoptif de M. Tercelin ne remarqua pas la grimace ironique dont son compagnon souligna ses déductions. Selon toute apparence, le petit Jacob n’acceptait point la conclusion de son discours.

D’un bon pas, tous deux gagnèrent la rue de la Casemate. Là, une première désillusion les attendait.

Boutori, un homme du Midi, exubérant, disert, agité, les tint une demi-heure pour arriver à leur confier que, lui non plus, n’avait pu satisfaire le comte d’Artin, vu que toute son écurie avait été réquisitionnée par les émigrés. Force lui avait été d’adresser le client à un sien ami, fermier à La Marfais, sur la route de Valenciennes, lequel récemment s’était rendu acquéreur d’un lot de chevaux de réforme.

Déduction faite des paroles inutiles, les jeunes gens apprirent que la ferme de La Marfais était distante de trois kilomètres, que le maître de la maison avait nom Landry, et qu’en tout état de cause, sa cave contenait d’excellente bière de Louvain, dont il faisait volontiers goûter à ceux qui lui rendaient visite.

Non sans peine, Espérat réussit à se débarrasser du verbeux personnage. La nuit venait. Il fallut remettre au lendemain la course à La Marfais.

À l’hôtel, du reste, où il retrouva ses compagnons, il commença à douter du succès de son entreprise.

Marc Vidal, Henry, n’avaient découvert aucun indice.

Mais Bobèche avait causé longuement avec le patron de l’hôtel de la Violette Impériale, ci-devant du Lys Royal, ci-devant de la Violette Impériale.

Cet aubergiste, jadis pitre, soucieux avant tout de ses intérêts, avait résolu le difficile problème de l’enseigne politique.

Avant 1814, un panneau peint représentait une énorme touffe de violettes, avec, en exergue : Aux Violettes impériales.

L’abdication de Fontainebleau survint. En homme avisé, l’hôtelier retourna son panneau et fit peindre sur la face indemne une gerbe de lys, surmontant l’inscription : Aux Lys royaux.

Désormais, les changements de gouvernement ne l’atteindraient plus. Une simple volte-face de son enseigne, et l’hôtellerie serait, suivant le goût du jour, à la Violette ou au Lys[4].

Si les convictions politiques du commerçant manquaient de solidité, son amour des commérages demeurait ferme comme un roc.

Aussi Bobèche apprit-il sans difficulté que le comte de Rochegaule d’Artin était descendu à l’hôtel avec une jeune dame malade et deux serviteurs, qu’il avait trouvé des chevaux et que, lui et sa suite, avaient quitté Lille par la route de Valenciennes.

Dès le lendemain on se remettrait à la poursuite du fugitif.

Doux furent les songes de Milhuitcent. Ah ! il lui importait peu d’être ou nom comte de Rochegaule. La pensée qui berçait son sommeil était celle-ci.

Il allait joindre sa sœur Lucile. Il l’arracherait à la haine de d’Artin. Et qui sait, sous l’effort de son affection, elle guérirait peut-être. Alors il aurait une famille, une véritable famille.

L’enfant adoptif de M. Tercelin pourrait prononcer ce mot si doux : ma sœur, s’entendre dire, mon frère.

Comme cela serait bon. Quelle caresse dans ces syllabes si simples.

Tout son être frissonnait à l’idée de ces délices inespérées. Un jour, il est vrai, ses lèvres avaient pu prononcer :

— Mon père !

Mais cela n’avait duré qu’une seconde. La mort avait aussitôt frappé. Le père s’était endormi de l’éternel sommeil. La tombe avait scellé sa bouche, muré son oreille.

— Ma sœur ! Ma chère Lucile !

Il se réveilla en murmurant cet appel.

L’aube blanchissait les carreaux. De vagues rumeurs annonçaient que la ville sortait de l’anéantissement de la nuit.

D’un seul mouvement Espérat fut debout.

L’heure d’agir sonnait. Il ne fallait pas perdre un instant. Et rapide, impatient, le jeune homme s’habilla, puis alla frapper aux portes de ses compagnons.

Tous furent bientôt prêts au départ.

À travers la cité, dont les contrevents s’ouvraient un à un, avec la lenteur paresseuse de paupières ensommeillées, les pas des chevaux sonnèrent, troublant les fins de rêve des ménagères, pressant le départ des hommes se rendant au travail.

Bientôt la petite troupe chevaucha sur la route de Valenciennes.

Mais là, les tribulations devaient commencer.

Jusqu’à ce moment, les relais, les auberges, tels les cailloux d’un petit Poucet, avaient guidé les voyageurs ; partout, un palefrenier, une fille de ferme, avaient remarqué Lucile, d’Artin, Denis Latrague, le laquais.

Maintenant, il semblait que ceux-ci se fussent évanouis en fumée.

En vain Espérat et ses amis parcoururent la route, en vain ils interrogèrent les habitants des villages, des hameaux, des métairies isolées. Personne n’avait aperçu ceux dont ils donnaient le signalement.

Et cependant quatre cavaliers, dont une jeune fille, cela se remarque.

Par quelle ruse, par quel sortilège, d’Artin avait-il échappé à tous les regards.

— Bon, déclara Bobèche, la route de Valenciennes était une frime. Par un chemin de traverse, le gueux — soit dit sans t’offenser, mon vieux Espérat, — le gueux a dû regagner une autre route. Il suffit donc de faire quelques kilomètres sur chacun des chemins qui avoisinent Lille et nous trouverons. Un simple retard.

Le brave comédien se trompait.

Les routes qui rayonnent autour de Lille n’avaient conservé aucune trace du passage du gentilhomme.

Alors, durant des semaines, avec un entêtement invincible, stimulés par la pensée que Lucile était en danger, tous battirent le pays.

Chaque jour ils agrandissaient le cercle de leurs investigations.

Rien, toujours rien.

Ils allèrent ainsi jusqu’à Bruxelles. Là, ils durent interrompre leurs recherches. Ils n’auraient réussi qu’à se faire arrêter.

L’Europe, en effet, un instant stupéfiée par la révolution sans exemple qui avait ramené Napoléon aux Tuileries, s’était ressaisie.

Aux messages de l’Empereur, déclarant aux gouvernements alliés qu’il ne voulait pas la guerre, qu’il était rentré en France pour réparer les ruines, les deuils, par la paix féconde et durable, les souverains n’avaient pas daigné répondre.

La paix, allons donc ! La paix à ce général si longtemps victorieux dont les drapeaux parlaient aux peuples de gloire et de liberté. Non, il fallait que la France succombât, pour enterrer avec elle les idées d’émancipation que son existence faisait germer dans les masses populaires et dont tremblaient les trônes.

Une armée anglaise sous les ordres de Wellington avait débarqué en Belgique. Une armée prussienne, commandée par Blücher venait la rejoindre à marches forcées.

Et là-bas, du Rhin à l’Oural, les peuples en armes s’avançaient contre la France. C’était une marée humaine, menaçante et innombrable, qui montait avec un cliquetis d’acier pour submerger la vieille terre de Gaule.

Allemands, Autrichiens, Hongrois, Italiens, Cosaques, Russes, Finlandais, Suédois se ruaient à la curée du sol sacré, berceau de toutes les pensées nobles dont frissonna l’humanité.

C’était, une fois encore, la guerre imminente, atroce, sans merci, du monde levé en masse contre la religion nouvelle, la religion de Liberté.

  1. Voir La Mort de l’Aigle.
  2. Voir La Mort de l’Aigle.
  3. Gaïant, géant légendaire de Flandre, dont le souvenir est conservé par une fête annuelle.
  4. Mémoires de Sadot-Pinlan, connus sous le titre, Souvenir d’un badaud lillois.