Les Cinquante (Ivoi)/p02/ch12

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sous le pseudonyme de Paul Éric
Combet & Cie, Éditeurs (Ancienne Librairie Furne) (p. 302-316).


XII

Pour trahir, le traître a toujours un prétexte[1]


Une chambre aux murs nus. Quelques chaises. Sur la table rustique, une lanterne dont la lueur rabattue vers le plancher laisse dans l’ombre la croisée aux contrevents fermés.

Les cinq officiers sont assis en face d’un homme qui semble les dominer.

Ils se montrent à la fois résolus et gênés.

On dirait qu’ils préparent une besogne dont leur conscience se trouble.

L’homme laisse tomber un papier qu’il tient à la main. Il le ramasse. Dans ce mouvement, son visage est éclairé par le cône lumineux que projette la lanterne.

C’est d’Artin, d’Artin l’artisan de trahisons.

Que vient-il faire, en ce pavillon perdu au milieu des fourrés de la forêt, entre les deux armées qui se heurteront sous peu de jours ?

Il parle.

— Ainsi, Messieurs, nous sommes d’accord ?

Ses interlocuteurs inclinent la tête pour affirmer.

— Vos dettes payées, l’oubli de certaines peccadilles, cent mille louis à chacun de vous… et la faveur du roi, garantie par l’immortel Blücher et l’invincible Wellington.

Les noms des généraux prussien et anglais résonnent de façon sinistre dans la salle. Les officiers courbent la tête comme s’ils sentaient passer un souffle de réprobation.

Mais le chef d’état-major Clouet prend la parole.

— Monsieur le comte, nous vous appartenons. C’est entendu ; nous agirons comme il vous plaira. Sans doute, il nous sera agréable de voir liquider une situation financière en apparence inextricable, cependant ce n’est là qu’une considération secondaire. Notre dévouement prend sa source dans notre fidélité au souverain légitime, dans notre haine pour l’usurpateur.

La voix sonne faux.

C’est vainement que l’adjudant-commandant cherche à revêtir de loyalisme la besogne louche qu’il prépare en ce moment.

Un sourire ironique contracte les lèvres du comte ; ses épaules se haussent légèrement. Il raille tout bas ce traître qui tente de lui donner le change, à lui d’Artin, passé maître dans l’art cauteleux de colorer les vilaines actions de prétextes honorables. Seulement il sait qu’il ne faut pas décourager ceux qui s’apprêtent à boire la honte. Aussi garde-t-il le silence.

Clouet, d’ailleurs, continue.

— Ne vous occupez donc plus de nous. Nous surveillerons M. de Bourmont, nous forcerons au besoin ses dernières hésitations. Tout cela ne signifie rien, s’il n’est pas entièrement dans notre jeu.

— Pourquoi ?

— Parce que lui seul aura connaissance des ordres de Napoléon, lorsque cet homme néfaste jugera le moment venu d’agir.

D’Artin plaisanta :

— Bon. Un général n’a pas de secrets pour son chef d’état-major.

— Et je le suis, n’est-ce pas ? Vous n’oubliez qu’une chose, Monsieur le comte, c’est que l’usurpateur frappe comme la foudre, qu’avec lui l’ordre et l’action se confondent presque, que, par suite, les minutes sont des heures, des jours, et qu’il importe absolument au succès d’être informé sans retard, par celui-là même qui sera informé des premiers.

D’Artin était redevenu sérieux.

Il comprenait la portée de ce que disait son interlocuteur. Il inclina le front, puis lentement.

— Consentiriez-vous à m’escorter à travers les lignes françaises ?

— Vous êtes bien connu.

— Déguisé… en paysan ?

— Comme cela, oui.

— Alors je verrai de Bourmont cette nuit même.

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine des assistants.

Le chef d’état-major traduisit la satisfaction générale par ces mots :

— Et bien vous ferez.

— Oh ! oh ! de quel ton vous me dites cela.

Clouet promena autour de lui un regard défiant, hésita pendant la durée d’un éclair, et se décidant enfin avec la rudesse de celui qui avoue une faiblesse dont il a honte.

— C’est le ton d’un homme qui a peur.

— Peur ? railla le comte.

— Peur, répétèrent les auditeurs avec un certain malaise.

— Oui, peur, peur d’échouer, peur d’être prévenu par Napoléon, Oh ! ne riez pas. Il a la promptitude de l’ouragan. Il sera à vingt lieues d’ici peut-être, avant que nous ayons soupçonné son projet, et alors, il sera trop tard.

La gaieté, du comte s’était évanouie. Tout pâle, il demanda :

— Vous pensez donc que l’heure est proche ?

— Oui.

— Qu’est-ce qui vous le fait croire ?

— Une foule d’indices, qui ne signifient rien pour le vulgaire, qui sont tout pour le soldat.

— Mais encore ?

— Tenez, ce soir, en nous rendant ici, à votre appel, nous avons rencontré sur la route un familier de l’Empereur.

— Un familier, qui donc ?

Le chef d’état-major secoua la tête :

— Vous ne le connaissez pas, vous. Son nom ne vous dira rien. Mais nous, nous savons que personne ne possède la confiance de l’ogre de Corse, autant qu’Espérat Milhuitcent !

— Espérat Milhuitcent.

Ce fut un grondement qui s’échappa de la bouche du comte.

Oh ! cet Espérat ! Lui que d’Artin croyait avoir laissé mort sur la route de Grenoble ; il vivait, ce frère détesté, se trouverait donc toujours sur son chemin.

Cependant tous le considéraient avec surprise. Il fallait dominer ses nerfs, dissimuler sa rage. Il y parvint non sans peine, et d’un ton indifférent :

— On m’a déjà parlé de ce drôle, un vagabond d’une quinzaine d’années, je crois !

— Vous faites erreur, interrompit l’officier.

— Comment ?

— Ce vagabond est, je vous l’ai dit, un familier de l’Usurpateur, ce qui, entre nous, constitue une assez jolie position ; de plus, c’est, paraît-il, un petit bonhomme tout plein de ruse et de courage, capable de rendre des points à plus d’un officier supérieur de l’armée, qui en compte un certain nombre non dépourvus de valeur.

— Eh ! eh ! Mais voilà qui confine à l’admiration, gouailla d’Artin.

— Appelez cela comme il vous plaira, Monsieur le comte, mais soyez persuadé que je vous dis vrai. Au surplus, les mérites du jeune Espérat n’ont rien à voir dans l’affaire. Ce que je voulais vous apprendre, le voici. Ce soir, nous avons rencontré ce garçon. L’usurpateur l’a gardé auprès de lui toute la soirée et l’a renvoyé fort tard, bien que le campement de Cambronne, sous les ordres duquel marche ce volontaire, soit assez éloigné de Beaumont.

— Eh bien ?

— Eh bien, ne vous semble-t-il pas que l’ogre a imposé à son ami une fatigue considérable ?

— Si, mais qu’en concluez-vous ?

— Ah ! nous y arrivons. Napoléon n’impose jamais un effort inutile. Lorsqu’il exténue ses amis, on peut être certain que des événements considérables sont proches.

Sans doute, l’argument frappa le comte, car il se leva tout d’une pièce.

— Je verrai de Bourmont cette nuit même. Veuillez m’attendre quelques minutes. Le temps de devenir le campagnard que vous avez consenti à conduire.

Il ouvrit la porte et disparut.

Un silence suivit sa sortie.

Les officiers présents, malheureux qui, sous la pression d’embarras d’argent, sous le masque de la fidélité au roi, préparaient la trahison infâme, n’osaient se regarder entre eux.

Peut-être que si, à cette heure, un homme de cœur avait brusquement surgi, s’il leur avait crié :

— Revenez à vous. Le triomphe de la royauté, c’est la défaite de la France. Louis XVIII ne peut remonter sur le trône qu’en marchant sur les cadavres des fils de Gaule. C’est la patrie sanglante que vous allez jeter sous les pieds des chevaux de l’étranger. Ouvrez les yeux à la lumière. Soldats français, oubliez vos ennuis personnels, vos préférences, pour défendre la terre des ancêtres, cette terre sainte qui a porté vos premiers pas.

Oh ! certainement, ces officiers égarés auraient reculé devant la misérable existence des traîtres.

Mais nul ne devait faire entendre la voix de l’honneur. Nul ne devait s’opposer au crime monstrueux, au parricide concerté entre les assistants, et dirigé par le comte d’Artin, infatigable dans sa haine.

D’Artin cependant s’habillait dans la salle voisine.

Tout en passant le pantalon, la blouse du campagnard, il monologuait :

— Oui, la partie est belle. La faveur de Blücher, celle de Wellington commanderont celle du roi. Et puis vraiment, ma maladresse de Mollsheim et ses suites seront réparées de main de maître.

Puis arrangeant ses cheveux sous le grand chapeau des paysans de la frontière :

— Il faut supprimer Espérat.

Il eut un sourire cruel :

— C’est mon mauvais génie, ce drôle. Libre, il fera échouer toutes mes combinaisons. Oui, mais le tuer moi-même,… impossible. Trop de gens le tiennent pour mon frère… Qui pourra m’en débarrasser ?

Une seconde, il demeura immobile, réfléchissant.

Soudain il poussa une exclamation joyeuse.

— Eh parbleu ! Bourmont et Blücher me rendront ce service. Hasard de la guerre. Malheur que je déplorerai tout le premier, car, le roi rentré aux Tuileries, j’aurais été heureux de tendre la main à mon frère… supposé.

Un quart d’heure plus tard, le comte et ses complices quittaient la maison de garde. L’adjudant Clouet prenait d’Artin en croupe et les cavaliers s’élançaient au grand trot dans la direction des lignes françaises.

Sans peine, ils franchirent les postes. Ils avaient le mot de passe.

À ceux qui s’étonnaient de voir Clouet avec un paysan en croupe, l’officier d’état-major donnait bénévolement l’explication suivante :

— Un brave homme qui a été aujourd’hui même à Namur et qui pourra donner d’utiles renseignements.

On n’insistait pas.

Ainsi l’on parvint au lieu dit « Le Bois aux Merles ».

Le Bois aux Merles était une maison mi-partie bourgeoise, mi-partie fermière, qu’entourait un vaste jardin enclos de murs et de palissades.

C’était là que le général de Bourmont avait établi son quartier général.

Ancien chef des chouans, ce gentilhomme, après la pacification des provinces de l’Ouest, avait obtenu de servir dans les armées impériales et s’y était distingué.

Par malheur il n’avait pu, ni s’attacher complètement à Napoléon, ni se détacher entièrement de ses anciens compagnons de guerre civile.

Oscillant entre les deux partis, sollicité par l’un et par l’autre, en raison de ses réels mérites, il avait réussi à faire tout son devoir jusqu’en 1814.

Mais l’abdication survenue, ses sympathies étaient allées généreusement aux vaincus, c’est-à-dire à ces ex-officiers de l’Empire, à ces demi-solde que la royauté condamnait à l’inaction et à la misère.

Il s’était efforcé de venir en aide à ses anciens compagnons d’armes. Sa modeste fortune n’ayant pas suffi, il avait eu recours aux emprunts. Sa mauvaise étoile le jeta aux mains du sieur Chenalières.

On devine le reste. L’homme d’affaires, stylé par d’Artin, avait poursuivi le général sans la moindre pitié.

Ce dernier qui, sans cela, fût, sans doute demeuré neutre durant les Cent-Jours, partagé entre ses regrets de la chute de Louis XVIII et sa tendresse pour l’armée impériale, se trouva acculé à la nécessité de reprendre du service.

Repoussé d’abord par Davoust, qui l’avait bien jugé, il parvint, grâce à l’appui de Gérard et de Ney, à obtenir de Napoléon le commandement de la 3e division du 4e corps, que le premier de ses protecteurs organisait à Metz.

C’est de la sorte qu’il rejoignit l’armée rassemblée par l’Empereur sur la frontière belge et qu’il s’installa au Bois aux Merles.

En ce moment, il était assis dans un petit salon transformé à la hâte en bureau. Les coudes sur la table, le front enfoui dans ses mains, il ne bougeait pas.

Ouverte devant lui, une feuille de papier disait le sens de sa rêverie.

C’était l’ordre de marche du 4e corps pour la matinée du 15 juin.

Un officier d’ordonnance de Gérard l’avait apporté depuis une heure environ.

Le 4e corps devait partir de grand matin et se diriger vers le Pont du Châtelet sur la Sambre, la 3e division formant avant-garde.

À cette lecture, de Bourmont avait compris. Une action se préparait. Et comme à l’ordinaire des sentiments contradictoires se disputaient sa pensée. Un double désir grondait en lui, celui de voir la France victorieuse, celui de voir triompher la cause du roi.

Et de la lutte de ses pensées, qui emplissait son crâne d’un fracas de bataille, le général se sentait brisé, bouleversé. Une sorte de stupeur hébétée lui rendait impossible tout raisonnement, tout mouvement.

Soudain on frappa à la porte.

— Entrez, fit-il machinalement.

Clouet parut sur le seuil, salua militairement :

— Mon général, il y a là un habitant du pays arrivant de Charleroi. Il a consenti à nous suivre, et nous l’avons amené, avec l’idée que vous pourriez l’interroger utilement.

— Introduisez-le.

Bourmont s’était redressé, heureux d’échapper à la rêverie douloureuse dont il était captif tout à l’heure.

L’officier d’état-major salua, et se retournant vers le dehors :

— Entrez. Le général y consent !

— Me v’la, me v’la, mon bon monsieur.

Ce disant, le paysan que l’officier avait admis en croupe dans la forêt de Beaumont, fit irruption dans la salle.

Du geste, Clouet lui désigna M. de Bourmont, après quoi il sortit sans bruit.

Le nouveau venu prit une chaise qu’on ne lui offrait pas, l’approcha de la table et s’assit tranquillement en face du commandant de la 3e division.

— Ne vous gênez pas, fit le général avec un sourire.

L’autre ne s’étonna pas.

— Je suis ben fatigué, mon bon seigneur. J’ai dit à vos braves gens que je faisais retour de Charleroi, ce qu’est déjà un ruban de chemin ; mais je viens de bien plus loin que cela.

— Et d’où donc, s’il vous plaît, demanda M. de Bourmont amusé par la tournure de l’entretien ?

— De Gand, mon cher seigneur ; de Gand, en passant par Bruxelles, Liège et Namur.

Le gentilhomme sursauta.

— De Namur, poursuivit paisiblement son interlocuteur, où se trouve Blücher, de Bruxelles qu’habite Wellington, de Gand où Louis XVIII pleure sur les malheurs de son peuple.

D’un seul coup le général se dressa sur ses pieds et d’une voix frémissante :

— Vous n’êtes pas ce que vous paraissez, Monsieur ?

— Je pourrais me formaliser d’une découverte aussi tardive.

— Trêve de persiflage, qui êtes-vous ?

Le visiteur se leva à son tour, salua avec l’élégance d’un courtisan, puis laissa tomber lentement ces mots :

— Je suis le comte de Rochegaule d’Artin très désireux de vous servir.

— De Rochegaule, et vous venez au milieu des soldats de l’Empereur ?

— Vous le voyez, général.

— Vous risquez votre tête.

D’Artin nia du geste.

— Vous dramatisez, général. Pour que ma tête fût en péril, il faudrait que vous trahissiez mon incognito. Or, vous en êtes incapable, étant gentilhomme. Tout ce que je risque est de me retirer sans avoir réussi dans la mission que je me suis imposée. Causons-en donc, car aussi bien, je ne suis venu que pour cela.

Le ton de badinage du comte augmenta le trouble de M. de Bourmont. Comme dominé il indiqua la chaise occupée un moment plus tôt par d’Artin, et courtoisement.

— Veuillez vous asseoir, Monsieur le comte. Je vous écoute.

L’interpellé ne se le fit pas dire deux fois.

— Qu’est M. de Bourmont, murmura-t-il. Qu’est M. de Bourmont ?

— Pardon, le but de la question m’échappe…

— Parce vous m’interrompez sans me laisser le loisir de formuler la réponse que voici : M. de Bourmont est général dans une année que la justice de l’Europe a condamnée à l’anéantissement.

— Permettez…

— Oh ! continua d’Artin sans paraître remarquer l’interruption ; nous savons comment il est entré naguère au service de Napoléon. La Vendée était pacifiée, la cause royale semblait perdue sans retour. M. de Bourmont pouvait croire éternel l’ordre de choses établi en France et se consacrer à sa défense. Il s’est montré loyal et brave ; il a bien fait.

Le général se souleva à demi sur sa chaise. Évidemment l’entretien l’irritait.

Le comte s’en aperçut et se découvrant avec un respect trop exagéré pour être sincère :

— C’est le roi Louis XVIII qui parlait ainsi.

— Le roi ? balbutia M. de Bourmont stupéfait.

— Sa Majesté elle-même, affirma flegmatiquement d’Artin. Le roi ajoutait : Je conçois encore qu’il ait repris du service au retour de l’île d’Elbe ; il était harcelé par des créanciers.

— Le roi sait cela, fit le général au comble de l’étonnement ?

— Le roi sait tout ce qui concerne les personnes auxquelles il s’intéresse.

— Voulez-vous dire que je suis de celles-là ?

— Jugez-en.

Et détachant nettement les syllabes, comme pour les faire mieux pénétrer dans l’esprit de son auditeur, le fourbe acheva :

— À présent, la conduite de Bourmont me paraît inexplicable. Que dans ses ennuis, il se soit adressé à son ancien chef plutôt qu’à moi, je le lui pardonne ; mais qu’aujourd’hui, il demeure inébranlablement fidèle à l’homme au nom duquel la Vendée est ravagée.

Le général devint blême.

— La Vendée ? bégaya-t-il…

— Vous l’ignoriez, n’est-ce pas ?

— Est-ce que les nouvelles nous arrivent une fois en campagne.

D’Artin était arrivé au point où il voulait amener l’entretien. Il se leva, simulant une joie bruyante, et tendant les mains à son interlocuteur.

— Vous l’ignoriez, c’est ce que j’ai affirmé au roi. Et comme Sa Majesté doutait, ma foi, — j’aime mieux agir que végéter dans l’inaction, — je me suis fait fort de vous joindre et de vous mettre au courant.

— Merci, s’écria Bourmont en serrant les mains du fourbe.

Mais une agitation soudaine le secoua. Une inquiétude était en lui. Bien vite il revint à l’objet de la conversation.

— Vous receviez des nouvelles à Gand ; des nouvelles de Vendée ?

— Oui.

— Et… ?

Le général hésita un instant. Tendant sa volonté, il parvint à achever la phrase commencée.

— Ces nouvelles, quelles sont-elles ?

Avec un embarras simulé, d’Artin courba la tête.

— À la difficulté que j’éprouve à vous les apprendre, je reconnais encore davantage combien les suppositions de Sa Majesté étaient erronées.

Cette réponse ambiguë, aux termes savamment calculés, ne pouvait qu’augmenter l’anxiété de Bourmont.

La pâleur du malheureux augmenta encore.

— Je vous supplie de me répondre sans détours, balbutia-t-il.

Un triste sourire crispa le visage du comte.

— Alors, préparez-vous à souffrir.

Le général lui saisit violemment les poignets.

— Ce que je dois entendre est donc bien affreux.

— Interrogez-moi… Je déplore à cette heure de m’être chargé d’une mission qu’à distance je jugeais moins pénible.

La réplique arracha un gémissement à celui que le traître torturait avec la cruauté savante d’un bourreau.

— Eh bien, j’aurai du courage. Je veux, je veux savoir. D’abord mes deux cousins : Jean d’Armeil et Saturnin de Velcos ? Ils ont, des premiers, pris les armes au cri de : Vive le Roi.

D’Artin joignit les mains :

— Leurs voix sont éteintes à jamais.

— Morts ?

— Tombés, les armes à la main, au Grand Lay.

— Et la sœur de Jean, Mlle  d’Armeil.

Le comte se courba davantage, comme s’il avait honte de la douleur qu’il allait causer, et d’un ton sourd, lugubre :

Mlle  d’Armeil s’était enfermée, avec ses métayers, dans son château de la Châtaigneraie.

— Ah !

— Elle résista cinq jours aux attaques des bleus, leur mit hors de combat trois cents hommes.

— Après, après ?

— Enragés de cette lutte meurtrière, les assiégeants incendièrent le château.

— Le feu ?

— Tous les défenseurs ont péri dans les flammes.

— Pauvre Fernande !

Comme un sanglot, ces mots jaillirent des lèvres du général. Il se laissa choir sur un siège et resta là, le regard vague, plongé dans une rêverie désolée.

Pourtant, au bout d’un instant, une lueur intelligente reparut dans ses yeux. Il considéra le comte, qui n’avait pas fait un mouvement, et d’un accent sec, sifflant :

— Est-ce tout ?

D’Artin secoua la tête :

— La Vendée est presque pacifiée, parce que tous ceux qui commandaient sont morts.

— Ah ! alors, mes amis, mes parents.

— Tous, oui.

Il y eut encore un silence. Ce fut le messager de funèbres avis qui le rompit.

— Si le roi s’étonnait de voir sur vos épaules l’uniforme que haïssent les Vendéens, vous devrez avouer, mon cher général, que cet étonnement aurait été justifié, alors que le malheur s’arrêterait à ce que je viens d’avoir le pénible devoir de vous conter.

Bourmont frissonna comme s’il ressentait une secousse intérieure.

— N’est-ce donc point tout ?

— Hélas non.

— Ah ! mon Dieu… se serait-on battu près de Challans ?

— Oui.

— À la ferme de la Bargerie ?

— Oui.

L’officier retomba sur sa chaise et se voila la figure de ses mains.

C’est que la ferme de la Bargerie lui rappelait le roman de sa vie[2].

À vingt ans, en 1793, en pleine insurrection vendéenne, le jeune comte de Bourmont avait aimé Paule Simier, fille du fermier de la Bargerie. Il avait voulu l’épouser. Sa famille s’était opposée à cette mésalliance. On avait envoyé le gentilhomme en mission auprès des chefs royalistes qui opéraient en Bretagne, et, durant son absence, on avait contraint Paule à se marier.

De Bourmont avait ressenti un violent désespoir ; puis les soucis de la guerre incessante, les fatigues d’une fuite continuelle, transformèrent sa douleur en mélancolie, mais il avait conservé un profond attachement pour la jeune paysanne et reporté une part de sa tendresse sur le fils de l’humble fermière.

Ce petit, il l’aimait comme son enfant, disaient les gens du pays.

Il s’était occupé de son éducation, l’avait fait envoyer au collège à Nantes. Jamais le comte, dans ses voyages en Vendée, n’avait manqué de visiter la Bargerie.

Il y allait comme en pèlerinage.

Peut-être dans sa vie agitée, le meilleur des souvenirs était celui de cet instant fugitif de la prime jeunesse, où, durant quelques jours, il avait oublié titres, fortune, conventions sociales, pour se rappeler seulement la loi sainte d’affection édictée par la nature.

C’était le phare sur un océan de ténèbres, c’était la fleurette sur le sentier escarpé de l’existence.

Un moment, il resta comme anéanti, puis il se reprit violemment. Ses mains retombèrent, découvrant son visage bouleversé.

— Paule ? fit-il d’un ton rude, presque menaçant.

— Blessée, mais hors de danger. Elle vivra.

Bourmont eut un soupir joyeux.

— Seulement, continua lentement le comte d’Artin, voici un objet qu’elle a remis à un des nôtres avec mission de vous le faire tenir.

Il tendait en même temps un objet métallique au général.

Celui-ci le prit.

C’était un modeste médaillon d’argent. Bourmont l’ouvrit. À l’intérieur, sous une petite plaque de verre, s’apercevait une boucle de cheveux châtains.

— Des cheveux de Louis-Marie Simier, prononça lugubrement le comte, mort à dix-neuf ans en défendant sa mère.

L’officier poussa lin gémissement sourd, ses bras battirent l’air. On eût cru qu’il allait tomber, mais il se redressa, se prit à déboutonner son habit d’uniforme en bégayant :

— Le roi a raison, cet habit me brûle les épaules… je le quitte, je quitte l’armée.

De nouveau il se tut, se passa la main sur le front.

— Mais la veille d’une bataille peut-être… c’est trahir.

Le comte haussa les épaules.

— C’est se séparer des meurtriers des vôtres. Au surplus, rien ne vous empêche d’écrire, d’expliquer votre départ.

— C’est vrai ! C’est vrai !

Conduit aux abîmes par l’astuce infernale de son compagnon, le général ne soupçonna même pas de quels monstrueux calculs, il subissait le contre-coup.

Il courut à sa table et d’une main fiévreuse écrivit deux lettres, l’une informait le général Hulot, le plus ancien commandant de brigade de la division, que M. de Bourmont, obligé de s’absenter, lui transmettait, pour exécution, les ordres du général en chef.

L’autre, adressée à l’Empereur était ainsi conçue.

Autre« Sire,

« Je quitte votre armée. Ne voyez pas en moi un traître, mais un infortuné qui ne saurait combattre sous le même drapeau que les assassins de tous ceux qu’il aimait.

Il plia, cacheta ces missives.

D’Artin les lui enleva des mains.

— Préparez-vous au départ, général, je vais prier M. Clouet de faire parvenir ces billets.

— Merci, murmura le malheureux officier.

Le comte sortit aussitôt.

La porte refermée, il eut un sourire railleur.

— Imbécile, qui se figure que Blücher lui permettra de ne pas trahir. Niais, va.

Mais une réflexion lui vint :

— Après tout, c’est son affaire. S’il ne parle pas, un autre parlera pour lui ; un autre qui doit en savoir bien davantage.

Il glissa dans sa blouse le mot destiné à Napoléon, pénétra chez l’officier d’ordonnance Clouet et le pria de faire porter de suite la dépêche adressée au général Hulot.

Après quoi, d’un ton indifférent, il ajouta.

— Que l’on prie en même temps un jeune homme, Espérat Milhuitcent, — on le trouvera m’avez-vous dit, au campement de Cambronne, — qu’on le prie de venir ici, de la part de M. de Bourmont.

Et Clouet l’interrogeant du regard.

— Ce jeune homme sait beaucoup de choses. Il ne doit voir ni moi, ni le général ; je vous le confie, mon cher Clouet. Si vous l’amenez avec nous dans les cantonnements prussiens, je crois que le roi ne pourra rien nous refuser.

Cinq minutes après, deux courriers quittaient le Bois-aux-Merles et le comte rejoignait M. de Bourmont.

Celui-ci s’empressait à ses préparatifs de départ.

Mais il était écrit qu’il ne fausserait pas compagnie à l’armée impériale durant cette soirée, car un cavalier arriva bientôt, venant informer le général de division que, par ordre de Napoléon, aucun militaire ou civil ne serait admis à franchir la ligne des sentinelles, Sa Majesté voulant rendre impossible tout avertissement à l’ennemi.

— Eh bien, dit d’Artin, en ce cas, dormons. Nous nous évaderons demain, lorsque nous serons en marche.

À part lui, il ajouta :

— Il était temps, je pense. Toutes ces précautions annoncent que l’ogre de Corse prépare un de ces coups dont il a le secret.

Quand vers minuit, Espérat, ramené par le courrier envoyé à cet effet, parvint au Bois aux Merles, tout dormait au quartier général.

Seul l’adjudant commandant attendait le brave garçon.

— Vous ferez route avec nous, lui dit-il. Le général souhaite qu’aussitôt les ordres de Sa Majesté exécutés, vous alliez informer l’Empereur de cet heureux résultat.

— Moi, et pourquoi ?

— Parce que l’on sait l’amitié de Napoléon pour vous, et l’on suppose que la nouvelle lui paraîtra d’autant plus agréable.

Sans défiance, Milhuitcent accepta l’explication. Clouet mit à sa disposition une chambre vacante de la maison.

Éreinté, mais heureux d’avoir bien employé sa journée, le jeune homme se jeta tout habillé sur son lit et s’endormit à son tour.

Sa loyauté était désormais captive de la trahison.

  1. Fiches du sieur Chenalières.
  2. Journal de Paule Simier. Papiers privés de M. N***, propriétaire dans les Deux-Sèvres.