Les Colonies de l’Afrique Australe/01
- I. South Africa, past and présent, by John Noble, Clert of the house of assembly of the Cape colony, Cape-Town 1877. — II. Natal, a history and description of the colony, by H. Brooks. London 1876.
Les colonies que les Anglais ont créées ou qu’ils ont conquises en toutes les régions du globe ont eu des fortunes diverses depuis la paix de 1815. Les unes sont restées des stations militaires, telles que Hong-Kong et Aden ; d’autres sont des royaumes indigènes gouvernés par des Européens, comme l’Inde. Trois groupes d’établissemens, favorisés par leur situation géographique ou par les circonstances, ont seuls acquis une toute autre importance. Les immigrans de l’ancien monde y sont venus en foule parce que le sol et le climat conviennent au tempérament de l’homme blanc. Ces nouveaux venus y ont réussi, ils s’y sont enrichis ; alors ils ont réclamé de la mère patrie la jouissance des droits politiques auxquels ne renoncent jamais volontiers les habitans d’un pays civilisé. Ceci gagné, l’Australie, le Canada, l’Afrique australe, se sont trouvés être des états presque indépendans, alliés plutôt que vassaux de la Grande-Bretagne. La couronne britannique n’a plus exercé sur ces dépendances d’outre-mer qu’une sorte de patronage bénévole ; elle a été non plus un maître qui dicte des lois, mais un arbitre que l’on invoque dans les cas embarrassans. Elle avait donné ses soldats, son argent, ses enfans les plus hardis, pour fonder des républiques qui, devenues grandes et régies par un gouvernement parlementaire, ne lui accordent plus qu’une déférence respectueuse. On le conçoit, ce n’est pas sans luttes ni débats que s’est accomplie cette émancipation ; ce n’est pas sans tiraillemens que se sont organisés une constitution, un parlement, un ministère responsable, dans une contrée où tout était neuf, à des milliers de lieues du foyer européen. Aussi l’histoire politique de ces jeunes états n’est-elle pas dépourvue d’intérêt, celle du cap de Bonne-Espérance surtout. Au Canada, il y avait des traditions déjà vieilles de deux cents ans et plus ; en Australie, la terre étant à peu près déserte, la tâche était moins épineuse parce que nulle complication de politique étrangère n’embarrassait les immigrans. Dans l’Afrique australe au contraire, les colons étaient d’origine diverse, les uns Hollandais, d’autres Anglais, les uns et les autres fidèles aux mœurs, à la langue, à la religion de leurs patries respectives ; il y avait en plus des tribus natives de force à se défendre contre les intrus. Après soixante et quelques années de discordes intestines, ces éléments variés se sont si bien confondus que tous semblent être sur le point de s’amalgamer en une confédération unique.
Ce que l’on doit entendre sous le nom d’Afrique australe est l’immense territoire en forme de triangle qui, borné par l’Atlantique d’un côté et par l’Océan-Indien de l’autre, pénètre dans l’intérieur jusqu’au tropique du Capricorne, et qui mesure environ 2,000 kilomètres de l’est à l’ouest et 1,200 du sud au nord. Toute cette superficie n’est pas d’égale qualité. A l’extrême pointe, où se fondèrent les premiers établissemens, le sol se prête aux cultures européennes et à l’élevage des bestiaux ; c’est là que la colonisation s’est le plus développée. Au nord du fleuve Orange, il y a sur le littoral de l’Atlantique la terre des Namaquas, encore peu connue ; au centre, le désert stérile de Kalahari, sans eau ni verdure ; puis le Griqualand, où les mines de diamant ont été découvertes il y a peu d’années, et la province d’Orange, où se réfugièrent en 1834 les Hollandais mécontens de la domination britannique. De l’autre côté du Drakenberg, sur le versant de l’Océan-Indien, un vaste district réservé aux Cafres sépare Natal des vieilles provinces du Cap ; au-dessus de Natal est un territoire réservé à d’autres indigènes, les Zoulous, et sur la gauche, le Transvaal, plateau salubre et fertile dont l’annexion est un fait tout récent. Tout cet ensemble appartient aux Anglais ou s’est soumis à leur influence. Seul, le Portugal conserve au nord-est, dans la baie de Lagoa, un petit port de médiocre importance.
Dans cet espace qui est bien quatre ou cinq fois grand comme la France vivent environ 400,000 blancs, dont un tiers au plus d’origine anglaise, et 2 millions 1/2 ou 3 millions d’indigènes : ainsi les Anglais sont en minorité. Ce n’est point par l’émigration directe qu’ils ont acquis cette possession ; c’est plutôt, comme on verra, par la conquête pacifique ou militaire. Quant aux indigènes si nombreux, ils se partagent entre plusieurs races bien distinctes : les Cafres et les Zoulous, belliqueux, intelligens, chevaleresques même, qui ont, croit-on, du sang arabe dans les veines, — les Basoutos et les Bechuanas, qui, sans doute de moins noble origine, sont tout à la fois moins redoutables à la guerre et moins aptes à recevoir la civilisation, — les Griquas, issus des alliances accidentelles entre les Hollandais et leurs esclaves de couleur, — les Hottentots et les Bushmen, pauvres êtres dégradés qui disparaissent peu à peu, n’ayant ni la force physique ni les qualités morales de leurs voisins ; enfin quelques nègres amenés de l’Afrique centrale par les marchands d’esclaves, des Malais, des Hindous, attirés par l’appât des salaires. Le point capital à observer est la disproportion énorme entre les blancs et les hommes de couleur. Ces derniers, s’ils étaient unis et résolus, n’auraient pas de peine à écraser les Européens. Les colons vivent constamment sous cette menace ; ils ont su se conduire en conséquence, ce qui prouve en faveur de leur habileté[1].
Il existait en Hollande au XVIIe siècle, de même que chez toutes les nations maritimes de l’Europe, une compagnie des Indes. Un chirurgien de cette compagnie, Jan Anthony van Riebeck, reçut mission en 1652 de créer au cap de Bonne-Espérance une station de relâche, afin que les navires venant d’Asie ou s’y rendant pussent s’approvisionner de vivres frais et recevoir des secours en cas de besoin. Riebeck débarqua dans la baie de la Table avec une centaine d’employés ou de soldats ; quelques-uns de ses compagnons entreprirent tout de suite de cultiver la terre. Comme leur travail fut productif, d’autres se hâtèrent de les imiter. Toutefois le gouvernement hollandais, dont le commerce était la grosse affaire, se gardait de les encourager ; il n’accordait même point de terres à tous les hommes de bonne volonté. Pour devenir colon, il fallait être marié, présenter un certificat de bonne conduite, appartenir à la religion protestante. Par compensation de ces restrictions singulières, il était permis aux émigrans de se faire aider par des esclaves ; mais il leur était interdit de trafiquer avec les natifs ou avec les marins d’autres nations : les fruits que le cultivateur ne consommait point en sa maison ne pouvaient être vendus qu’aux officiers de la compagnie. C’était un monopole absolu, non moins inique qu’absolu, car la compagnie se gardait bien de payer à proportion du bénéfice que cette vente lui apportait. Les habitudes commerciales ont du bon sans doute dans la gestion des affaires publiques ; acheter bon marché et revendre cher est un moyen assuré de s’enrichir que les rois ont le droit d’employer aussi bien que de simples négocians. Encore faut-il que cette façon d’agir ne soit pas établie par monopole. Au bout d’un certain temps, les colons s’en plaignirent avec amertume ; une pétition que tous signèrent, sans exception, fut adressée en Hollande aux directeurs de la compagnie qui n’y virent qu’une manifestation séditieuse : ils y répondirent par la menace de déporter ceux qui s’aviseraient à l’avenir de signer de telles élucubrations. Les gens paisibles se le tinrent pour dit, et ne recommencèrent pas ; les plus mécontens s’embarquèrent en fraude pour retourner en Europe, reniant cette nouvelle patrie où l’on n’était libre ni de gagner honnêtement sa vie ni de s’en aller lorsqu’on n’était pas satisfait. La loi coloniale imposait en effet aux concessionnaires de terrain une résidence de dix années et de vingt années à leurs enfans.
Sur ces entrefaites, la révocation de l’édit de Nantes et la persécution contre les Vaudois des Alpes amenèrent en Hollande quantité de malheureux, la plupart honnêtes paysans ou bons artisans, quelques-uns appartenant même aux classes riches et instruites de la société. La compagnie des Indes offrit à ces exilés de les conduire en Afrique ; elle leur promettait des terres à titre gratuit, et, s’il en était besoin, du matériel agricole dont ils rembourseraient peu à peu la valeur par leur travail. Quelques-uns acceptèrent ; grâce à cette circonstance, la population du cap de Bonne-Espérance s’accrut d’environ cent cinquante Français, hommes, femmes et enfans, tous gens laborieux qui ne tardèrent pas à prospérer. La république hollandaise s’honorait en donnant un asile à de malheureux exilés ; elle était inconséquente en permettant qu’ils fussent soumis dans la colonie au moins tolérant des régimes politiques. Non-seulement ils subissaient, comme leurs prédécesseurs, le rigoureux monopole commercial de la compagnie ; bien plus, les autorités locales prenaient à tâche de leur faire perdre leur nationalité. Peu de temps après qu’ils furent arrivés, l’usage de la langue française leur fut interdit dans leurs rapports avec le gouvernement ; bientôt on défendit même de prêcher en français dans l’église qui leur était réservée. Aussi cessèrent-ils peu à peu de se servir de la langue maternelle. Le voyageur Levaillant, qui parcourait l’Afrique australe vers 1780, ne vit plus qu’un seul vieillard qui sût parler français. Il ne restait déjà plus de trace de cette émigration que dans les noms propres, ces fossiles de l’histoire.
Français ou Hollandais d’origine, tous étaient fort mécontens du pouvoir arbitraire que le gouvernement s’arrogeait sur eux. Réclamer était inutile ; retourner en Europe n’était pas facile, car la plus heureuse traversée ne durait guère moins de quatre mois à cette époque. Les plus entreprenans commencèrent dès lors à chercher vers l’intérieur du pays un refuge contre le despotisme dont ils étaient victimes. Sous prétexte que leurs troupeaux exigeaient de vastes pâturages, ils allaient devant eux, s’arrêtaient lorsque le terrain semblait favorable, reprenaient leur marche en avant, combattus parfois par les indigènes, bien accueillis le plus souvent par les tribus sauvages, dont le caractère naturel est doux et serviable. Cette existence nomade étendit démesurément les limites de la colonie ; mais la population européenne n’en reçut pas grand profit. S’habituant à vivre au hasard, écartés les uns des autres, sans autre culture intellectuelle que la lecture de la Bible, les pionniers hollandais perdirent en civilisation ce qu’ils gagnaient en indépendance. On leur donna dès cette époque le nom de boers ou fermiers de la frontière, qu’ils portent encore. Le gouverneur faisait son possible pour leur interdire tout commerce avec les natifs ; il n’y parvenait pas. Aux environs de la ville du Cap, les Hottentots s’étaient réduits de leur plein gré au rôle d’esclaves des hommes blancs, en compensation de la nourriture et de la protection que la servitude leur assurait. Au-delà vivaient des tribus moins pacifiques, Boschimans au nord, Cafres à l’est, qui enlevaient les troupeaux, brûlaient ou pillaient les fermes isolées. Il était donc périlleux de s’établir suite frontière. Les boers s’habituèrent à se défendre eux-mêmes ; le gouverneur ne put que donner une apparence d’organisation à ces escarmouches continuelles. En chacun des districts menacés, il instituait un chef, veld-cornet, investi du droit de proclamer le commando, c’est-à-dire de convoquer les fermiers voisins et de se mettre à leur tête pour repousser les indigènes et pour leur reprendre avec usure le bétail pillé. Cette organisation défensive est bien primitive ; cependant elle subsiste encore, comme on le verra plus loin par le récit des événemens qui ont amené l’annexion du Transvaal. De même qu’aujourd’hui, le commando donnait lieu, il y a un siècle et demi, aux plus graves abus ; les infortunés sauvages livrés, sans contrôle, aux représailles d’Européens bien armés, avaient toujours tort. Les récits de Levaillant ne laissent aucun doute à ce sujet ; ce voyageur, voulant vivre en bonne intelligence avec les indigènes, se garde bien de prendre le parti des boers ; il les évite ; il laisse pousser sa barbe pour ne pas être confondu avec eux. A l’en croire, le commando se déclare sous le plus futile des prétextes, même sans prétexte aucun. Le fermier qui veut se procurer des bestiaux et des esclaves part en expédition contre les Cafres, avec ses voisins. Tous ces colons sont endurcis aux fatigues, bons chasseurs, bien armés ; après la victoire, ils massacrent les prisonniers dont ils ne savent que faire et se partagent le butin. La ville du Cap est trop éloignée pour que l’on y sache tout ce qui se passe sur la frontière. Au surplus, quel moyen le gouverneur eût-il eu de punir ou de contraindre à venir s’expliquer les individus supposés coupables de ces méfaits ?
Les établissemens de l’Afrique australe étaient en somme dans une situation peu satisfaisante à la veille de la révolution française. Bientôt la Hollande fut envahie, le stathouder dut se réfugier en Angleterre. Le cabinet britannique, qui surveillait d’un œil jaloux toutes les étapes de la route de l’Inde, obtint du prince d’Orange la permission d’occuper le Cap pendant la durée de la guerre. L’amiral Elphinstone parut devant la ville, en juin 1795, avec une flotte et des troupes de débarquement sous les ordres du général Craig. Le gouverneur hollandais ne se souciait pas de les recevoir. Il devait obéissance non point au stathouder, mais à la compagnie des Indes dont il n’avait reçu nulle nouvelle. D’autre part il était hors d’état de se défendre. Un millier de soldats réguliers et quelques bataillons de miliciens, voilà tout ce qu’il pouvait opposer à l’ennemi. Encore ces derniers, si adroits qu’ils fussent dans les chasses contre les bêtes féroces ou contre les Cafres, n’avaient pas assez de consistance pour tenir contre de vrais soldats. Après une courte lutte, la ville et les forts capitulèrent. Ici se termine le règne de la compagnie que personne ne regretta ; elle avait exploité la colonie sans rien chercher que son profit, elle s’était fait détester de tous les résidans européens, qui la plupart acceptèrent volontiers ce changement de maîtres. On vit même quelques employés de la défunte compagnie passer au service du vainqueur. Le général Craig, devenu gouverneur pour la Grande-Bretagne, s’empressa d’abolir les monopoles et de déclarer que le commerce était libre avec les tribus de l’intérieur. De grands travaux de fortification furent exécutés afin de mettre le Cap à l’abri d’un coup de main. Toutefois cette occupation n’était que transitoire. La paix d’Amiens restitua la colonie aux Hollandais. Ce fut pour peu de temps. Dès 1806, les Anglais revenaient avec une flotte à laquelle il était impossible de résister. Depuis cette époque, le Cap n’a cessé d’être une colonie britannique.
L’administration anglaise eut pour premier souci de se mettre en état de défense, puis d’assurer aux fermiers la paix et la prospérité. La garnison était nombreuse, les dépenses militaires étaient considérables ; les districts du littoral où vivait la majeure partie de la population blanche en profitèrent. Au-delà des montagnes qui bordent l’horizon, les boers sentirent aussi l’influence d’un gouvernement plus actif. Des cours de justice ambulantes parcoururent le pays, des bureaux de poste furent établis, des colonnes mobiles inspirèrent à tout le monde, hommes blancs ou indigènes, le respect de l’autorité. Le grand mal était qu’une population si dispersée, presque nomade, ne pouvait recevoir les bienfaits de l’instruction. Dans le district de Graaff-Reinet, qui faisait limite en ce temps, sur 3,400 enfans on n’en comptait que 160 vivant à portée des écoles ; les enfans étaient nombreux sur ces frontières ; il n’était pas rare d’en trouver douze et plus dans une famille. Au reste, il y avait tant de terres vacantes qu’un excès d’habitans n’était pas à craindre. Aussi le gouvernement attirait-il les étrangers. Justement à l’issue des grandes guerres de l’empire, les gens aventureux se mirent à la recherche de nouvelles entreprises ; 4,000 Anglais ou Écossais débarquèrent en 1820. Cette émigration modifiait le vieux fond hollandais dans un sens favorable au maintien de la domination britannique. Il est vrai que l’Anglais emporte au bout du monde ses mœurs, ses coutumes, et qu’il ne se soumet pas de bon cœur au gouvernement despotique par lequel la colonie du Cap était alors régie. On ne s’étonnera pas que des difficultés se soient bientôt produites.
Au nord du cap de Bonne-Espérance, le sol est peu fertile, la contrée presque déserte ; les boers n’allaient guère de ce côté, ou s’ils s’y avançaient, les indigènes leur opposaient peu de résistance. Vers l’est au contraire, les Européens, attirés par la bonne qualité des terres, s’étaient étendus peu à peu jusqu’à plus de 600 milles de Cape-Town. Les villes frontières de Graaff-Reinet et de Graham’s-Town étaient environnées par les Cafres, tribus belliqueuses, remuantes, dont le voisinage était une menace perpétuelle. Le pire est que la politique du gouvernement anglais à l’égard de ces natifs variait sans cesse. Tantôt on permettait aux Européens et aux Cafres de se réunir dans des foires où le bétail s’échangeait contre les menus produits de nos manufactures ; tantôt on remettait en vigueur les ordonnances surannées de la compagnie hollandaise, qui prohibaient, sous peine de confiscation, toute rencontre entre les deux races. Une autre fois on exigeait que tout individu, qu’il fût blanc ou noir, circulant à l’intérieur de la colonie, fût muni d’un passeport, prescription tracassière dans ; un pays où le fermier le plus paisible se déplaçait du jour au lendemain, à la recherche de nouvelles pâtures pour ses troupeaux. Ou bien encore on expulsait ! par mesure générale tous les indigènes cantonnés dans tel ou tel district, au grand détriment des cultivateurs qui se voyaient privés de leurs plus fidèles serviteurs. Le parlement anglais s’émut des plaintes qu’on lui adressait. Une commission d’enquête vint par son ordre examiner sur place ce qu’il y avait à faire, et, sur son rapport, le ministre des colonies institua un commissaire général, résidant près de la frontière orientale, avec pouvoir de réviser les décisions des magistrats inférieurs. Ce haut fonctionnaire devait surveiller en outre les natifs, et, en un mot, trancher sans délai les questions pour lesquelles il y avait inconvénient à attendre la décision du gouverneur. Déjà des commissaires civils avaient remplacé d’ans chaque district les landdrosts et les heemraden, magistrats locaux de l’ancienne administration hollandaise, auxquels on reprochait trop de partialité.
Cela se passait en 1827. Le premier commissaire-général, Andries Stockenstrom, était l’un des hommes les plus remarquables de la colonie. Son père, landdrost de Graafï-Reinet, avait été assassiné par trahison dans une entrevue avec les Cafres. Lui-même avait d’abord servi dans une expédition au-delà de la frontière en qualité d’interprète ; puis il avait été officier dans le régiment du Cap, magistrat dans son district natal. Il connaissait les Cafres aussi bien que les boers, et il était connu d’eux comme un homme bienveillant, actif, intelligent. Son plus grave défaut, commun à tous les administrateurs qui connaissent bien les lieux et les hommes, était de posséder sur les divers sujets de sa compétence des opinions fort arrêtées qui ne plaisaient pas à tout le monde. Ainsi on avait toujours accordé aux boers le droit de représailles contre les Cafres. Un troupeau était-il volé par ceux-ci, une patrouille militaire, appuyée par un commando de colons, entrait sur le territoire ennemi, pillait le premier village venu, massacrait ou réduisait en esclavage les indigènes faits prisonniers. Les troupes régulières s’épuisaient dans ces courses peu glorieuses ; les boers y perdaient leur temps et quelquefois la vie, sans compter que ces luttes incessantes entretenaient de part et d’autre un état d’irritation menaçant pour la paix publique.
Stockenstrom voulut abolir cette coutume barbare ; n’y pouvant réussir, il donna sa démission et partit pour l’Angleterre. Peu après, en 1834, un nouveau gouverneur, sir Benjamin Durban, arrivait, ayant pour instruction d’abolir l’esclavage et de traiter les natifs avec humanité. A peine était-il installé, que les Cafres se ruèrent, au nombre de 20,000, sur les districts occupés par les Européens, brûlant les habitations, massacrant les colons, enlevant tout ce qu’ils trouvaient à leur convenance. Le châtiment ne se fit pas attendre. Il n’y avait que 800 hommes de troupes de ce côté ; mais on proclama la loi martiale, on arma les fermiers suivant l’ancien usage. Comme conséquence de la victoire, le gouvernement s’annexa une partie du territoire envahi, et par précaution il y appela des indigènes, les Fingoes, qui s’étaient montrés hostiles aux Cafres. Cependant de si graves désordres appelaient l’attention du parlement. La philanthropie triomphait alors en Angleterre. On avait aboli l’esclavage dans toutes les possessions de la Grande-Bretagne ; le ministre des colonies, lord Glenelg, partageait les idées humanitaires de Wilberforce. Stockenstrom, interrogé par un nouveau comité d’enquête, n’avait pas dissimulé que la férocité des indigènes s’expliquait par les mauvais traitemens dont ils avaient été victimes. Sous cette impression, lord Glenelg écrivit à sir B. Durban une dépêche qui était la condamnation de la politique suivie jusqu’alors. « L’attitude que les colons et les autorités coloniales ont eue envers les indigènes depuis de longues années justifie les Cafres de s’être lancés dans une guerre avec une si fatale imprudence. Ils peuvent avoir l’habitude, je n’en doute pas, de tracasser les Européens par leurs déprédations ; mais, expulsés des terrains qu’ils possédaient légitimement de toute antiquité, confinés en de trop étroites limites où les pâturages manquent à leurs troupeaux, poussés au désespoir par les injustices systématiques dont ils ont été victimes, je conclus à regret qu’ils avaient parfaitement le droit d’essayer, même sans espoir, si la force leur procurerait les dédommagemens qu’ils ne pouvaient obtenir autrement. »
On admire souvent le rapide essor des colonies anglaises. On doit convenir que, si les dépêches de ce genre sont fréquentes dans leur histoire administrative, il faut faire honneur de leurs progrès plutôt à l’intrépidité ou à l’intelligence des émigrans qu’à la sagesse du gouvernement métropolitain. Ces sentimentalités solennelles ne pouvaient tomber plus mal à propos. Les habitans de la frontière avaient beaucoup souffert, un grand nombre étaient ruinés soit par la guerre, soit par l’affranchissement de leurs esclaves ; ils s’attendaient à recevoir sinon des secours pour relever leurs maisons en ruine, au moins quelques témoignages de sympathie. Le courrier d’Angleterre ne leur apportait que des reproches. Bien plus, M. Stockenstrom, après s’être fait en cette circonstance l’avocat des natifs et l’accusateur de ses compatriotes devant la commission d’enquête, revenait au Cap investi du titre de lieutenant-gouverneur avec mission de rétablir la concorde, de veiller à ce que les Cafres ne fussent plus molestés par les fermiers de descendance européenne. Le mécontentement qu’en éprouvèrent les boers fut l’une des causes déterminantes de l’exode auquel beaucoup d’entre eux se résolurent vers cette époque, comme on le verra plus loin. Le lieutenant-gouverneur, accueilli avec défiance, s’efforça de mieux régler les rapports quotidiens entre les deux races ennemies. Au lieu de traiter les Cafres en sauvages, il abolit le système des représailles, il conclut des conventions avec leurs chefs, qui furent dorénavant responsables des méfaits commis par des individus isolés. Des agens diplomatiques domiciliés au milieu des indigènes devinrent les interprètes nécessaires des réclamations formées par les colons. En même temps, tout Européen était déclaré justiciable des tribunaux en deçà du 25e degré de latitude. C’était reporter bien loin vers le nord la limite idéale des établissemens anglais et introduire prématurément les formes de la vie civilisée dans une région qui n’avait connu jusqu’alors que la loi du plus fort.
Le gouverneur, sir B. Durban, revint en Europe, ne voulant pas se rendre complice d’une politique qui lui paraissait pleine d’illusions. Son successeur, sir George Napier, se trouva fort embarrassé entre les fermiers, qui se prétendaient sacrifiés, et les Cafres, qui demandaient la restitution des territoires qu’on leur avait enlevés. D’ailleurs les boers ne pardonnaient pas à M. Stockenstrom de s’être prononcé contre eux. Cette hostilité devint telle qu’il dut se retirer encore une fois. Comme dédommagement de cette révocation nécessaire, il recevait le titre de baronnet. Le gouvernement britannique se plaît à conférer cette distinction très enviée aux membres les plus distingués de la grande famille coloniale ; c’est un lien qui les rattache, eux et leurs descendans, à la mère patrie.
Les traités conclus avec les Cafres par sir Andries Stockenstrom ne restèrent pas longtemps en vigueur. A peine était-il parti que les indigènes reprenaient leurs habitudes de maraude. En 1846, une seconde guerre éclata. Elle eut pour conséquence l’annexion aux possessions britanniques d’une large bande de terrain désignée depuis sous le nom de Cafrerie britannique. Mais la leçon ne suffit pas. Les fermiers victimes de cette invasion des indigènes venaient de rentrer dans leurs domaines lorsqu’un nouveau soulèvement se produisit en 1850. Cette fois les boers furent invités à se mettre en campagne dans les conditions admises pour les commandos de l’ancien temps : le gouverneur leur promettait de partager entre eux le butin capturé sur l’ennemi. Ce n’était pas un appât insignifiant : 15,000 têtes de bétail furent enlevées en une seule expédition. Si la punition fut sévère, du moins elle fut efficace. Depuis cette époque la frontière orientale de la colonie a été paisible. Les gouverneurs qui se sont succédé à Cape-Town ont pris pour règle de conduite d’améliorer le sort des indigènes, de les amener par des efforts graduels à un meilleur état de civilisation. Ils y ont réussi ; les Cafres sont devenus des voisins tranquilles ; ils achètent les marchandises anglaises ; ils fournissent à la colonie de bons ouvriers. Dans l’Afrique australe, de même qu’en d’autres points du globe, les populations indigènes semblent s’être réconciliées avec le gouvernement britannique.
Tandis que la frontière orientale était ravagée par de fréquentes incursions des Cafres, vers le nord au contraire les colons jouissaient d’une sécurité relative. Au-delà du fleuve Orange, qui formait la limite naturelle, vivaient des tribus adonnées à la chasse, nomades, se battant souvent entre elles. C’étaient des Zoulous, des Bechouanas, des Basoutos, des Bushmen ou Boschimans. Vers le commencement du siècle, la place leur avait été disputée par les Griquas. Ces Griquas avaient été visités par les missionnaires ; ils en avaient reçu les premières notions de la vie civilisée, ils s’étaient presque fixés à demeure entre le fleuve Orange et son affluent la Modder, dans une région bien arrosée, riche en pâturages et en terres arables. En 1825, dans un été de sécheresse extrême, les fermiers franchirent l’Orange avec leurs troupeaux. Bien accueillis par les Griquas, ils revinrent, et peu à peu quelques-uns y créèrent des établissemens durables. Le commissaire-général Stockenstrom voulut s’y opposer ; personne ne l’écouta. Au surplus le gouvernement britannique ne voyait aucun motif sérieux d’entraver ce mouvement d’expansion, dont l’importance était vraiment insignifiante.
En 1833 et 1834, un plus grand nombre passèrent la frontière, la plupart sans esprit de retour. Les boers étaient très mécontens. L’abolition de l’esclavage menaçait de leur enlever leurs meilleurs serviteurs. Les déprédations des Cafres décimaient leurs troupeaux. N’était-il pas naturel de tenter fortune ailleurs ? Le gouvernement du Cap leur déplaisait ; n’étaient-ils pas libres d’en établir un autre à leur convenance dans les provinces vacantes de l’intérieur ? Ils l’a vouaient tout crûment : Nous allons, disaient-ils, chercher de l’herbe et la liberté. Sur la question qui lui en fut faite par sir B. Durban, le premier magistrat de la colonie déclara qu’aucun article de loi ne s’y opposait. D’anciennes ordonnances de la compagnie hollandaise défendaient, il est vrai, de dépasser la frontière ou d’entrer en négociation avec les natifs ; mais ces prescriptions étaient tombées en désuétude. Quel moyen d’ailleurs de retenir des gens qui répudient la terre natale et renoncent à leur nationalité ? Il était aussi impossible d’arrêter les boers sur la rive gauche du fleuve Orange qu’il le serait d’empêcher les habitans de la Grande-Bretagne de partir pour les États-Unis.
Ces raisonnemens étaient irréfutables ; cependant le nombre des fuyards augmentait chaque jour. L’évaluation que l’on en fit alors varie entre 5,000 et 10,000. C’était un entraînement général, une sorte de folie contagieuse, assez malfaisante au surplus, puisque les émigrans abandonnaient le certain pour l’inconnu, quittaient des habitations héréditaires pour se lancer avec femmes et enfans dans le désert. L’exaltation religieuse ne fut pas étrangère à ce singulier exode. Le bruit avait couru que le gouvernement prétendait convertir la population du Cap à la religion catholique. Quelques-uns crurent, en se dirigeant vers le nord, s’approcher de Jérusalem. Chaque groupe se choisissait un chef avant de se mettre en route. Bientôt ils se réunirent tous sous le commandement de l’un d’eux, Pieter Retief, de vieille famille huguenote, qui avait tenu un certain rang dans la colonie. Avant de passer la frontière, Retief avait lancé, au nom des fermiers réunis sous ses ordres, une déclaration dont il n’est pas sans intérêt de reproduire les principaux passages. « Nous quittons cette colonie avec la conviction que le gouvernement anglais n’a plus rien à exiger de nous et voudra bien à l’avenir ne pas s’occuper de nous. Pendant notre voyage et lorsque nous serons arrivés sur le lieu de notre résidence définitive, nous ferons connaître aux natifs notre intention de vivre en paix. Où que nous allions, nous maintiendrons le principe de la liberté. Il n’y aura plus d’esclaves ; mais nous sommes déterminés à établir des relations convenables entre le maître et le serviteur. » Peut-être cette dernière phrase, dont le sens est ambigu, contient-elle la vraie pensée des émigrans. Leur principal motif de mécontentement était l’abolition de l’esclavage. Ils avaient si mal compris la loi votée à cet effet par le parlement britannique qu’ils s’étaient crus spoliés sans dédommagement. La plupart vendirent à vil prix leurs bons d’indemnités ou même négligèrent d’en recevoir le montant avant de se mettre en route.
Une fois au-delà du fleuve Orange, les boers marchèrent au nord afin d’éviter les Cafres. Ils traversaient le territoire qui forme aujourd’hui l’état libre d’Orange, au milieu de tribus peu dangereuses. Cependant, au voisinage de la rivière Vaal, un chef zoulou, Moselekatze, les attaqua à l’improviste. Ils marchaient par petites bandes, chacune accompagnée de femmes, d’enfans, de troupeaux, de chariots. La première fut écrasée sans qu’âme vivante en pût réchapper. La seconde donna l’alarme. Aussitôt les émigrans se concentrèrent. Il est digne de remarque qu’ils combattaient comme l’on raconte que firent autrefois nos ancêtres les Gaulois. A l’intérieur d’un retranchement formé par les chariots, hommes et femmes se défendaient avec le même courage. Ces braves boers avaient du moins l’avantage d’être mieux armés que leurs adversaires, car ceux-ci n’avaient que des javelots, tandis que les Européens possédaient des fusils dont ils se servaient avec beaucoup d’adresse, ayant été dressés à la chasse dès leur plus jeune âge. Cette attaque fut donc repoussée sans trop de pertes ; ensuite une petite troupe des meilleurs guerriers franchit le Vaal sous la conduite de Maritz et de Potgieter, pour poursuivre l’ennemi et lui enlever les trophées qu’il avait obtenus par surprise. Ces incidens prouvaient combien il était imprudent de marcher à l’aventure. Retief en profita pour imposer une certaine discipline à son peuple. A cela près, l’exode se continuait sans trouble ni désordre, malgré l’assemblage incongru de tant de- familles dont le lien social était purement volontaire. L’état sanitaire était bon. Soir et matin les prières étaient dites en commun. Le pays fournissait en abondance des pâturages, de l’eau, du poisson et du gibier ; les indigènes ne refusaient pas de vendre des céréales en échange de porcs ou de moutons. Les lions étaient gênans ; on en tua des centaines. Le but que les émigrans se proposaient d’atteindre était la terre de Natal, dont la chaîne du Drakenberg les séparait.
Vasco de Gama, lors de son premier voyage dans l’Inde, avait découvert le jour de Noël une baie de la côte orientale d’Afrique ; il y avait débarqué et s’était donné le plaisir de baptiser ce pays nouveau du nom de Terra natalis. Trois siècles et demi plus tard, quelques Anglais s’y établirent, mais le gouverneur du Cap ayant refusé de les soutenir, cette tentative eut peu de succès. La côte dont il s’agit était alors presque déserte. On Attila africain, Chaka, chef d’une tribu de Zoulous, s’était rendu maître, de 1812 à 1828, de toute la région comprise entré la Cafrerie et le fleuve Limpopo. Sa cruauté ne le cédait en rien à ce que l’on connaît des plus affreux tyrans de l’Afrique centrale. On raconte qu’au retour d’une armée envoyée par lui contre le Mozambique, furieux que cette expédition eût échoué, il fit massacrer 2,000 femmes de ses soldats, à raison de 300 par jour. Là-dessus, il y eut une sédition. Chaka, trahi par ses frères, mourut en leur prédisant, avec une rare perspicacité, qu’ils ne seraient pas de force à lutter contre les hommes blancs qui allaient bientôt arriver. Suivant l’usage des peuples barbares, son tombeau devint un lieu de dévotion. Il eut pour successeur un de ses frères, Dingaan, aussi cruel, mais moins habile. Peu satisfait d’avoir sur le littoral une petite colonie d’Anglais, n’osant toutefois les expulser de vive force, il avait signé une convention avec eux. L’un des articles de ce traité autorisait les missionnaires à pénétrer dans l’intérieur. Il y en avait un, le révérend Owen, dans le camp de Dingaan, lorsque Retief et ses compagnons apparurent sur le versant oriental du Drakenberg.
Les boers venaient demander à ce chef indigène la permission de s’établir sur le territoire dont il était alors le maître. Il leur fit bon accueil ; les clauses du traité furent, après discussion, rédigées par le révérend Owen, qui assistait à ces négociations en qualité d’interprète. Avant de conclure, Dingaan voulut donner une grande fête à Retief et lui faire passer la revue de ses troupes. Ce n’était qu’un prétexte. Les Européens avaient eu l’imprudence de déposer leurs armes. Sur un signal donné, ils furent tous mis à mort, sans qu’un seul fût épargné. Les missionnaires, terrifiés par cet événement, se réfugièrent en toute hâte près de la petite colonie de Port-Natal. Les boers, avertis de cette catastrophe qui leur enlevait l’élite de leurs combattans, se réunirent sous le commandement d’un nouveau chef, Hendrik Potgieter. Ils étaient alors à cheval sur le Drakenberg pour ainsi dire. Un grand nombre n’avaient pas encore franchi cette chaîne de montagnes. Néanmoins les 800 hommes, jeunes ou vieux, en état de tenir un fusil se sentaient de force à lutter contre des barbares mal armés, d’autant plus que les Anglais de Port-Natal étaient convenus d’attaquer au même moment pour faire diversion. Par malheur, des espions zoulous surveillaient tous leurs mouvemens. Dingaan repoussa tous ses ennemis avec succès. Les colons de Natal se réfugièrent, en compagnie des missionnaires, sur un navire qu’un heureux hasard avait amené dans la baie. Les boers revinrent dans la montagne, épuisés, réduits à la plus misérable condition, obligés de secourir sur le fonds commun quantité de femmes et d’enfans dont les maris ou les pères avaient succombé. Le gouverneur du Cap, sur le récit qui lui parvint de ces tristes événemens, fit dire aux fugitifs qu’il les invitait à rentrer dans la colonie. Quelques-uns y auraient consenti volontiers. Ce furent les femmes, dit-on, qui refusèrent de quitter la place avant que les victimes eussent été vengées. On est tenté de croire au surplus qu’ils n’avaient éprouvé tant d’échecs que parce qu’il leur manquait un chef vigoureux. Il leur en arriva un sur ces entrefaites, Andries Pretorius, du district de Graaff Reinet, dont le nom reparaîtra souvent par la suite. La lutte recommença bientôt avec plus de succès. Dingaan, vaincu, fut abandonné par une partie de ses partisans. Un de ses frères, que les émigrans avaient eu l’adresse de se rendre favorable, fut proclamé roi des Zoulous. Les boers, maîtres enfin du territoire qu’ils avaient entrevu du haut du Drakenberg, fondèrent la ville de Pietermaritzburg, ainsi nommée en l’honneur de deux de leurs chefs, Pieter Retief et Gert Maritz, qui avaient succombé comme Moïse avant d’arriver sur la terre promise ; leur gouvernement, dont Pretorius restait le chef, prenait le titre de Société sud-africaine de Port-Natal.
Ceci se passait en 1840. Depuis six ans, les boers erraient dans les régions inconnues de l’Afrique australe, semblables aux Hébreux dont la lecture de la Bible leur rappelait chaque soir les pérégrinations. Devenus possesseurs d’un territoire riche et fertile, étaient-ils enfin au terme de leurs aventures ? Lorsqu’ils croyaient s’être affranchis de la souveraineté britannique, les autorités du Cap montrèrent que l’on pensait encore à eux. En apprenant les résultats de cet exode, le ministre des colonies à Londres fit savoir que le gouvernement ne tolérerait pas que ses sujets érigeassent un état indépendant sur la frontière. En conséquence, le gouverneur, sir George Napier, eut ordre d’envoyer une garnison à Natal. Quelques centaines d’hommes, sous le commandement d’un capitaine, y débarquèrent au mois de mai 1842. Les boers, fort mécontens de cette intervention, prétendant même qu’ils entendaient se constituer en république sous le protectorat du roi de Hollande, qui ne leur avait toutefois donné aucun encouragement, les boers reçurent à coups de fusil les soldats anglais, puis ils les bloquèrent dans leur camp. Un émissaire put en aller porter la nouvelle au Cap. Des renforts arrivèrent bientôt ; la ville de Pietermaritzburg fut occupée, et les émigrans, reconnaissant qu’ils n’étaient point les plus forts, acceptèrent la suprématie du gouvernement britannique ; mais cela ne faisait pas l’affaire de ceux qui avaient rêvé de devenir indépendans. Les insoumis, Pretorius entre autres, repassèrent le Drakenberg pour se répandre dans les régions qui forment aujourd’hui les états d’Orange et de Transvaal.
L’esprit d’indépendance dont les boers étaient animés, la vie pastorale à laquelle ils s’adonnaient, étaient inconciliables avec l’idée d’un gouvernement unique. Chaque famille se dirigeait à sa fantaisie ; tout au plus marchaient-ils par petites bandes, afin de se trouver en force contre les natifs. Quelques-uns s’avancèrent ainsi vers le nord où ils fondèrent la ville de Potchefstrom sur la rive gauche du Vaal. Ayant appris qu’une ordonnance du gouverneur du Cap prétendait assujettir aux lois de la colonie tous les Européens résidant en deçà du 25e degré de latitude, ils émigrèrent encore plus loin. Zoutspanberg et Leydenburg datent de cette époque. À cette distance de la côte méridionale, séparés des vieilles provinces par d’immenses espaces presque déserts, ils comptaient vivre enfin tranquilles. Bien plus, ils avaient l’espoir de s’ouvrir un débouché vers l’est dans la direction de la baie de Lagoa où le Portugal possédait quelques comptoirs. Les Anglais ne s’occupèrent plus pour le moment de ces pionniers du Transvaal ; ceux de la rivière Orange leur causaient déjà trop de souci.
Il y avait entre l’Orange et le Vaal des tribus que l’Angleterre se croyait tenue de protéger ; entre autres les Griquas et les Basoutos, qui, avec l’insouciance des peuplades sauvages, avaient vendu leurs terres à vil prix aux premiers Européens arrivés dans cette région. Le marché conclu, ces indigènes ne tardèrent pas à s’en repentir ; ils se plaignirent d’avoir été dépouillés, d’être réduits à mourir de faim. Alors, tantôt ils essayaient de reprendre de vive force ce qu’ils avaient vendu ; tantôt, s’ils se sentaient trop faibles, ils émigraient en masse vers les provinces où ils espéraient trouver des protecteurs. Grâce à la fertilité de son sol, Natal les avait toujours attirés. Ils y trouvaient de plus la sécurité depuis qu’une garnison anglaise s’y était établie. L’occupation de la côte orientale par les Anglais eut ainsi cette double conséquence assez curieuse de faire partir les boers que le joug administratif effarouchait et d’attirer les natifs que la proximité des soldats européens garantissait contre les exactions de leurs voisins. Il y avait 3,000 Zoulous sur le territoire de Natal en 1844 ; il y en eut 80,000 trois ans après ; on en compte 400,000 aujourd’hui. Par une décision impériale de 1845, cette colonie reçut une existence indépendante avec un lieutenant-gouverneur pour chef et un conseil exécutif composé des principaux fonctionnaires de la résidence. Ceci ne répondait nullement aux intentions des fermiers, qui avaient quitté leurs anciens domaines surtout parce qu’ils n’y jouissaient pas d’assez de liberté.
L’ancien chef des insurgés Pretorius, qui était revenu dans cette province à la faveur d’une amnistie, reçut mission de ses compatriotes de se rendre au Cap pour soumettre au représentant de la reine les réclamations de la communauté. La répartition des terres par petits lots était, entre autres circonstances, une mesure vexatoire que ces fermiers nomades ne pouvaient supporter. La création d’un gouvernement auquel aucun membre électif ne prenait part blessait ces burghers, qui, lorsqu’ils s’étaient vus abandonnés à eux-mêmes, avaient établi tout de suite un volksraad ou chambre des représentans. Le gouverneur était alors sir Henry Pottinger, qui portait en outre le titre de haut commissaire pour le règlement des affaires indigènes dans l’Afrique australe. La grosse préoccupation du moment était, non pas d’administrer la colonie du Cap où nulle difficulté intérieure ne se produisait, mais d’établir sur un bon pied les rapports entre Européens et indigènes dans les territoires adjacens. Sir H. Pottinger, que la révolte des Cafres avait amené à Graham’s-Town, sur la frontière orientale, attendait son successeur. Il refusa d’écouter Pretorius ; bien plus il ne voulut pas lui accorder une entrevue. Celui-ci, blessé d’une telle marque de mépris, ne repartit qu’après avoir adressé ses plaintes à la presse locale. « Où était le gouvernement, disait-il, lorsque nous avons été massacrés par des tribus barbares ? N’étions-nous pas déjà ses sujets lorsqu’il nous a opprimés au point que nous dûmes quitter la terre où nous étions nés ? On nous objecte que nous l’avons fait de notre plein gré. C’est vrai, et les émigrans ne s’en seraient pas repentis s’ils étaient restés libres de se choisir eux-mêmes un protecteur. Comment se fait-il que depuis l’arrivée des soldats anglais à Natal la population ne se soit pas accrue d’un seul Hollandais ? C’est que la protection telle que l’entend sa gracieuse majesté est synonyme d’oppression. J’ai fait inutilement un long voyage. Je retourne vers mes concitoyens sans avoir même entrevu le chef de la colonie. On ne verra le mal que lorsqu’il sera trop tard pour y porter remède. »
Le successeur de sir H. Pottingerfut sir Harry Smith, bien connu des vieux colons grâce à l’énergie qu’il avait déployée pendant un premier séjour dans l’Afrique australe. Treize ans auparavant, lorsque éclatait l’insurrection cafre de 1834, — il était alors colonel et chef d’état-major du gouverneur, — il avait parcouru 600 milles à cheval en dix jours pour arriver l’un des premiers sur le théâtre des hostilités. Il était encore homme à ne pas traiter les affaires en son cabinet, et vraiment il fallait une activité rare pour visiter tour à tour les vastes provinces de l’Afrique australe où le cabinet britannique entendait maintenir son autorité. A peine débarqué, sir H. Smith part pour la Cafrerie ; de là, il passe le fleuve Orange et arrive à Bloemfontein au milieu des émigrans qui presque tous se rappelaient l’avoir eu à leur tête en 1834. Prodigue de bonnes paroles, il leur promit tout ce qu’ils désiraient, à condition qu’ils se soumissent de bon cœur à l’autorité de la reine d’Angleterre. Les impôts payés par eux ne devaient servir qu’à indemniser les indigènes dépossédés ou à construire des églises et des écoles. Aux chefs des Griquas et des Basoutos, il sut persuader que l’installation des Européens sur une partie de leur territoire ne porterait pas atteinte à leurs droits héréditaires. Cela dit, il déclara que la région comprise entre l’Orange et le Vaal faisait désormais partie de l’empire britannique. Les fermiers devaient être soumis aux lois de la Grande-Bretagne. Au regard des populations indigènes, le gouvernement n’agirait que comme arbitre, en particulier dans les querelles relatives à des contestations de limites.
A peine sir H. Smith, continuant son voyage, était-il entré sur le territoire de Natal qu’un triste spectacle s’offrit à lui. C’était la bande de Pretorius et de ses compagnons en voie d’émigrer avec leurs troupeaux et leurs chariots au-delà de la rivière Vaal. Hommes, femmes et enfans de tous âges étaient entassés sous des tentes qui les préservaient à peine de la pluie. Trois ou quatre cents pères de famille s’assemblèrent autour du gouverneur, lui exposant les larmes aux yeux qu’ils se voyaient contraints d’abandonner leurs demeures faute d’être protégés contre les natifs qui avaient envahi la province, et aussi parce que le gouvernement leur mesurait les concessions avec trop de parcimonie. Cette fois encore, sir H. Smith promit séance tenante de donner satisfaction à tout le monde. Il eut même l’heureuse pensée de régler leur situation civile et religieuse. Depuis que les fermiers étaient sortis des districts civilisés, bien des mariages avaient été conclus que ni la loi, ni la religion n’avaient consacrés. Un décret spécial en établit la légitimité, en sorte que les enfans qui en étaient issus reprenaient le droit de faire valoir leurs titres devant les tribunaux. Besoins moraux ou matériels, les boers n’avaient plus à se plaindre, semblait-il, que rien fût négligé de ce qui les intéressait. Après deux mois de courses rapides, le gouverneur rentrait dans sa capitale persuadé que la paix allait régner partout. Cet espoir fut bientôt déçu. Pretorius avait continué sa marche vers le Transvaal, prêchant la révolte à tous ceux qu’il rencontrait en chemin. En vain sir Harry adressa-t-il aux boers une proclamation pathétique pour les rappeler à l’obéissance ; en vain le synode de l’église hollandaise leur envoya-t-il des émissaires. Les fermiers voulaient être libres, ne dépendre que des autorités établies par eux-mêmes, ne pas être assujettis au service militaire des commandos, ne pas souffrir de tribus hostiles au voisinage de leurs domaines. Ils avaient jadis triomphé du farouche Dingaan. Que ne les laissait-on se régir et se défendre seuls ?
Ce n’était plus sur le versant oriental du Drakenberg envahi par les Cafres et les Zoulous, c’était vers les plaines qui s’étendent à perte de vue sur les deux rives du Vaal que Pretorius avait guidé les mécontens. Ce tribun peu connu, à qui l’on ne peut refuser de grandes qualités, eut la prétention d’affranchir tous ceux de ses compatriotes qui avaient quitté les vieilles provinces. On était en 1848 ; le bruit courait que l’Angleterre, menacée par les révolutions de l’Europe, rappelait les garnisons d’outre-mer. Quelques centaines d’hommes armés s’avancèrent jusqu’à Bloemfontein, où résidait un officier anglais qui ne se sentit pas en mesure de résister ; il accepta une capitulation en vertu de laquelle il se retirait sur la rive gauche de l’Orange avec tous les fonctionnaires britanniques ; mais, sans perdre un instant, le gouverneur arriva suivi d’une petite armée de 600 à 700 fusils et de deux pièces de canon ; les Griquas, sous la conduite de leurs chefs, Waterboer et Adam Kok, marchaient avec lui, ainsi qu’un certain nombre de boers restés fidèles. Le passage de la rivière ne fut pas défendu. Les insurgés, intimidés peut-être par une marche si prompte, se retirèrent avec lenteur. Enfin la rencontre eut lieu à Boomplaats, le 28 août ; après une lutte qui ne fut ni longue ni sanglante, Pretorius s’enfuit dans le Transvaal, tandis que ses partisans se dispersaient en toutes directions. Il n’y eut plus d’autre résistance. Les officiers et les magistrats anglais rentrèrent en fonctions dans les divers districts d’où ils avaient été chassés six semaines auparavant. L’état d’Orange redevenait une province de l’empire britannique. Quant aux boers qui s’étaient réfugiés plus au nord, loin de les inquiéter, on leur envoya des ministres de l’église hollandaise, qui, bien accueillis, maintinrent du moins quelques liens entre ces farouches émigrés et leur pays d’origine.
La victoire des Anglais et le départ des rebelles vers les steppes de l’intérieur ne suffirent pas à rétablir la paix dans la province d’Orange. Diverses tribus y vivaient à l’état sauvage, en lutte le plus souvent les unes contre les autres. A l’époque dont il s’agit ici, la plus puissante qu’il y eût entre le Vaal et l’Orange était celle des Basoutos, dont le chef Moshesh avait eu l’adresse d’imposer sa suprématie aux autres indigènes de la région. Il avait même repoussé avec succès les attaques du chef zoulou Moselekatze, dont les premiers émigrans boers avaient tant souffert. Moshesh hébergeait volontiers les missionnaires. A l’instar de bien d’autres potentats, il appréciait fort leur enseignement pour ses sujets, tout en déclarant qu’il n’en avait pas besoin pour lui-même. Les traficans avaient suivi les missionnaires, puis les fermiers s’étaient établis à l’entour du territoire des Basoutos, dont le nombre s’accroissait sans cesse, parce que Moshesh avait la réputation de protéger ses sujets contre les déprédations des autres tribus ; mais il n’y a peut-être pas d’exemple que des Européens et des sauvages aient vécu côte à côte sans disputes. Au surplus, les Griquas, les Bastards et autres tribus du voisinage n’acceptaient pas l’autorité que Moshesh prétendait exercer sur eux tous. Enfin il y eut collision, pillage d’habitations isolées, vol de bestiaux. Le résident britannique de Bloemfontein s’aperçut un jour qu’il fallait mettre les Basoutos à la raison. Ceux-ci comptaient bien 10,000 combattans. Il n’y avait qu’un nombre insignifiant de soldats réguliers au nord de l’Orange. La guerre des Cafres absorbait toutes les ressources. A défaut d’autres troupes, le résident appela les boers aux armes, suivant l’antique usage du. commando. Les fermiers, non contens de ne pas répondre à l’appel, laissèrent entendre qu’ils aimeraient mieux se retirer au-delà du Vaal que de s’engager dans de nouvelles querelles contre les natifs. Il devint nécessaire de demander des renforts en Angleterre.
En ce temps (1852), on commençait à s’apercevoir à Londres que certaines colonies coûtent plus qu’elles ne valent. Conquérir de nouveaux territoires par la force des armes, quand on en possède déjà tant, c’est, pensait-on, épuiser sans profit le trésor et l’armée de la Grande-Bretagne. Protéger les races aborigènes contre les Européens, civiliser des barbares, ouvrir les pays inconnus au commerce et à la religion chrétienne, c’est excellent, encore faut-il ne pas poursuivre cette mission chevaleresque sur tous les points du globe à la fois. Lord Grey, qui était ministre des colonies, rappela au gouverneur du Cap que l’Angleterre se souciait peu de la province d’Orange, que d’ailleurs elle n’en avait accepté la souveraineté que sur l’assurance donnée par lui que les habitans, blancs ou noirs, le désiraient presque tous. Si le fait n’était pas exact, il valait mieux revenir en arrière. Comme consécration de cette nouvelle doctrine, le gouverneur, sir H. Smith, fut rappelé par le motif qu’il se plaisait trop à guerroyer contre les Cafres et autres tribus natives. En même temps, un traité conclu avec les fermiers du Transvaal prouvait que le cabinet britannique n’avait plus scrupule de laisser les sujets de la reine s’établir en nation autonome au dehors des frontières reconnues. Pretorius, amnistié pour la seconde fois, reparut à Bloemfontein pour s’entendre déclarer que ses compagnons et lui étaient libres, que le gouvernement anglais ne se mêlerait plus désormais de leurs affaires. L’année d’après, au retour d’une expédition heureuse contre Moshesh, la même faveur fut accordée aux habitans de l’Orange. Le résident réunit les notables pour leur dire que, s’ils voulaient devenir indépendans, le gouvernement anglais était disposé à leur abandonner tous ses droits de souveraineté. Les boers n’hésitèrent point. Aussitôt une constitution républicaine fut mise en vigueur. Le pouvoir suprême fut dévolu à un volksraad ou assemblée du peuple, élu par le suffrage universel. Tout individu de race blanche, né dans la province ou y étant propriétaire, devenait burgher, autrement dit citoyen. N’est-il pas curieux de voir un peuple, soumis jusqu’alors au pouvoir absolu d’un gouvernement lointain, reprendre avec si peu d’embarras, du jour au lendemain, la direction de ses propres affaires ? Il ne devait y avoir rien de prêt, ni administration, ni armée, ni finances. Cependant, dès le début comme aussi plus tard, lorsque les difficultés surviennent, elles ne sont pas causées par des dissensions intestines. Ce sont les relations avec les indigènes qui, dans l’Orange de même que dans le Transvaal, sont l’écueil de ces gouvernemens improvisés.
Voilà donc la colonie du Cap débarrassée, par l’initiative du cabinet britannique, des dépendances lointaines qui troublaient parfois sa sécurité. Natal est pourvu d’une administration séparée ; l’Orange et le Transvaal sont des états libres. A dire vrai, si les habitans des vieilles provinces regrettaient un peu cette sécession, qu’ils n’avaient point sollicitée et qui menaçait de rompre des relations de famille ou de commerce, ils s’inquiétaient bien plus de leurs affaires intérieures. Issus, en leur qualité de sujets anglais, d’une contrée où la liberté politique est en vigueur, ils s’indignaient d’être encore privés d’institutions parlementaires. Le moment est venu d’exposer par quels incidens fut précédée la constitution qu’ils obtinrent enfin en 1853. Il convient à cet effet de remonter un peu plus haut, aux premiers symptômes de l’éveil de l’esprit politique dans les établissement de l’Afrique australe. Ce récit n’est peut-être pas sans intérêt, car il montre comment les émigrés anglais se préparent à l’exercice des droits de citoyens, avec quelle mesure le gouvernement résiste à leurs désirs, et comment ils se montrent dignes de devenir indépendans.
Jusqu’en 1820, la population du Cap, qui ne se composait presque que de sujets hollandais et de natifs, était restée soumise au pouvoir absolu du gouverneur. Ce n’était pas étonnant. On était en état de guerre, et c’était un pays conquis. À la paix, des émigrans arrivèrent des îles britanniques. Dans le nombre se trouvaient un Écossais, Thomas Pringle, écrivain de quelque mérite, crue la recommandation de son compatriote Walter Scott fit choisir comme bibliothécaire de la ville[2], et un autre littérateur, John Fairbairn. Tous deux s’associèrent pour ouvrir une école d’instruction supérieure, pour créer une société académique, en un mot pour développer sur cette terre d’adoption la culture intellectuelle. Bientôt ils prétendirent fonder deux journaux périodiques, l’un mensuel et l’autre hebdomadaire. Il y avait déjà une presse ; mais elle n’avait servi jusqu’alors qu’à imprimer des almanachs et une sorte de journal officiel que remplissaient les actes du gouvernement et des annonces. Cette innovation déplut au gouverneur, lord Charles Somerset, qui signifia sa volonté de lire en épreuves ces deux feuilles suspectes. Pringle et Fairbairn déclarèrent avec beaucoup de calme qu’ils aimaient mieux suspendre leur publication que de se soumettre à la censure préventive. Le ministre des colonies leur donna raison. L’autorité du gouverneur restait toutefois omnipotente, puisqu’un appel au ministre en était le seul frein. En 1825, fut institué un conseil exécutif, composé de fonctionnaires, il est vrai, que l’on devait consulter sur toutes les questions importantes. De 1827 datent la cour suprême et le jugement par jury. Enfin en 1834 survient l’abolition de l’esclavage, qui efface en théorie toute distinction sociale entre les hommes de races différentes ; puis, la même année, le conseil exécutif est remplacé par un conseil législatif, investi du droit de légiférer en toutes les matières que le parlement de la métropole a laissées indécises ou ne s’est pas réservées par un acte formel. En cet état, l’Afrique australe était ce que l’on appelle encore aujourd’hui une colonie de la couronne, ce qui veut dire que les représentans de la reine y exercent une autorité prépondérante. Dans un tel conseil, les débats peuvent porter sur toutes les questions d’intérêt public, la discussion est libre ; mais les législateurs sont pour moitié des fonctionnaires et pour l’autre moitié des citoyens choisis par le gouverneur lui-même. Le rôle des assemblées de ce genre, dont les membres ne reçoivent pas leur mandat par le libre suffrage de leurs concitoyens, n’est pas toutefois aussi restreint qu’on pourrait le supposer. Elles consacrent volontiers le produit des impôts à l’entretien des routes ou à d’autres entreprises d’une utilité générale ; elles habituent l’esprit public aux formes du gouvernement parlementaire.
A peine les colons eurent-ils éprouvé ce que c’est qu’une assemblée délibérante qu’ils pétitionnèrent pour obtenir que les membres en fussent désormais nommés à l’élection. Le gouverneur, sir G. Napier, avait transmis ces pétitions à la reine en les appuyant d’un avis favorable. A Londres, le ministre des colonies, lord Stanley (depuis lord Derby) fut moins facile à convaincre ; non pas qu’il niât les avantages de l’élection, mais il y voyait de sérieux obstacles. D’une part en effet, le territoire était si vaste, les voyages si lents, les plus riches habitans si occupés par leurs exploitations pastorales ou agricoles, ou si menacés par les déprédations des tribus limitrophes, que peu de gens semblaient en position d’accepter le mandat législatif avec l’obligation d’un séjour plus ou moins prolongé à Cape-Town. D’autre part, comment assigner à chaque race la juste part d’influence qu’elle méritait ? Il y avait alors dans la colonie des Anglais peu nombreux, mais les premiers sous le rapport de l’instruction et de l’activité ; des Hollandais adonnés à la vie patriarcale des vastes solitudes, par conséquent réfractaires aux idées nouvelles ; des indigènes ardens, comme les Cafres, ou déprimés, comme les Fingoes, par l’habitude d’une longue servitude. Que les Européens ou les natifs fussent en majorité, n’était-il pas à craindre que les premiers aussi bien que les seconds abusassent du pouvoir au préjudice des autres classes de la société ?
Ce débat entre les colons et la métropole s’élevait pour la première fois en des circonstances peu encourageantes pour les partisans des libertés publiques. Les émigrés de Natal et de l’Orange affichaient leurs tendances séparatistes. Un gouverneur pouvait-il discuter de sang-froid des questions politiques alors qu’il guerroyait contre les dissidens ? Quelques années plus tard, les colons revinrent à la charge. Lord John Russell était devenu premier ministre, le portefeuille des colonies échéait à lord Grey, apôtre de la liberté civile et religieuse, comme l’avait été son père, l’auteur de la réforme parlementaire. Cette fois encore, des événemens graves vinrent à la traverse, d’abord la guerre des Cafres, puis une tentative, fort mal accueillie par les habitans, de transformer l’Afrique australe en colonie pénale. Ceci mérite d’être raconté avec quelques détails, car les colons s’y montrèrent dignes de gérer leurs propres affaires.
En 1848, lord Grey rédigea une circulaire à l’adresse des gouverneurs de toutes les colonies pour leur demander si la population recevrait volontiers des condamnés pourvus du ticket of leave, c’est-à-dire admis, en raison de leur bonne conduite, à jouir d’une liberté provisoire. On lui avait dit, écrivait-il, que la main-d’œuvre était rare ; il pensait que des criminels amendés par une détention plus ou moins longue et capables de gagner leur subsistance par le travail seraient une acquisition précieuse pour des pays où les bras faisaient défaut. Au Cap, il n’y eut pas d’hésitation ; le refus fut immédiat et unanime. On répondit au ministre que les mœurs du pays étaient simples et honnêtes, que le besoin d’une police vigoureuse ne s’y était pas encore fait sentir. Dans les villages, à peine fermait-on sa porte ; dans les habitations isolées, tout voyageur était accueilli comme un frère, hébergé, logé jusqu’au lendemain, sans avoir à donner son nom ni à montrer un passeport. Sur la frontière, il y avait des tribus sauvages à surveiller, dans l’intérieur s’en trouvaient quelques autres que le contact des Européens amenait de jour en jour à des habitudes civilisées. Etait-il prudent de jeter au milieu de ces populations, où les crimes étaient rares jusqu’alors, des bandes de criminels que l’espoir d’une impunité presque certaine encouragerait à de nouveaux méfaits ? Les natifs ne seraient-ils pas enclins à suivre les mauvais exemples que ces hommes suspects ne manqueraient pas de leur offrir ?
Tandis qu’on discutait, ou plutôt avant que la réponse négative des colons parvînt en Angleterre, la question y fut résolue à leur préjudice. L’Irlande venait d’être cette année le théâtre de tels désordres que les prisons étaient pleines. Quantité de gens avaient été condamnés à la déportation. Les provinces australiennes refusaient de recevoir de nouveaux convicts. Le dépôt pénitentiaire des Bermudes était encombré. L’ordre fut donné d’expédier au Cap 300 condamnés choisis parmi les moins coupables. En même temps, une ordonnance royale transformait l’Afrique australe en établissement pénitentiaire, et lui assignait en particulier tous les condamnés militaires fournis par les garnisons de l’extrême Orient, Hindoustan, Ceylan, Maurice et la Chine. Ç’avait été une faute grave de consulter les colons puisque l’on se décidait avant de connaître leur sentiment.
En apprenant cette nouvelle, la ville du Cap fut dans une extrême agitation ; le bruit s’en répandit avec promptitude jusqu’à la frontière orientale. De toutes parts arrivèrent des protestations. Les bourgeois de la capitale se constituèrent aussitôt en une ligue contre l’introduction des convicts, avec des ramifications dans les districts de l’intérieur ; les habitans de Graham’s-Town déclarèrent qu’ils ne recevraient pas les criminels annoncés, en aucun temps ni à aucune condition ; les négocians de Port-Elisabeth que le rebut des prisons de l’Angleterre leur inspirait la plus vive répugnance ; les fermiers de Graaff-Reinet qu’ils aimeraient mieux émigrer vers les solitudes de l’intérieur que de vivre en compagnie de ces réprouvés. Le gouverneur de cette époque était sir H. Smith, un bon soldat comme le prouve sa conduite envers les Cafres, un médiocre administrateur à le juger par ses malentendus avec les boers. On le suppliait de renvoyer en Europe, de sa propre autorité, le navire qui devait amener les convicts. Il répondit qu’il ne pouvait désobéir aux ordres de la reine. La municipalité du Cap invitait le conseil législatif à voter une loi pour empêcher le débarquement ; l’attorney général, tout dévoué aux intérêts de ses concitoyens, fit savoir à regret qu’un vote du conseil ne pouvait annuler une ordonnance royale. Que faire donc ? Les membres de la ligue engagèrent le public à mettre en quarantaine toute personne qui ferait débarquer, nourrirait ou procurerait du travail aux convicts annoncés. Des milliers de personnes adhérèrent à cette proposition. Les petits boutiquiers, bouchers, boulangers et autres fournisseurs, refusaient de vendre, les banquiers fermaient leur caisse, les compagnies d’assurances résiliaient leurs polices, les commissaires des routes, juges de paix, officiers de milice donnaient leur démission. Bien plus, on vit les membres du conseil législatif se retirer de la salle des séances, si bien que le gouverneur ne put faire régler le budget annuel. Enfin le navire annoncé jeta l’ancre dans la baie de Simon. Depuis plus de six mois que l’agitation se continuait, les esprits s’étaient un peu calmés. Au surplus les hommes de bon jugement s’étaient rendu compte qu’il ne valait rien de pousser à bout le gouverneur. Que les convicts restassent à bord en attendant une solution, c’était l’essentiel. Sir H. Smith y consentit. Après quelques mois d’incertitude, on apprit que lord Grey s’était laissé convaincre que la transformation de cette colonie en établissement pénitentiaire risquait d’aliéner tout à fait les habitans. Le navire reçut ordre de repartir pour la Tasmanie avec son triste chargement. La ligue se réunit alors encore une fois, et, après s’être félicité du résultat obtenu, elle se déclara dissoute. La crise avait duré deux ans, sans émeute, mais aussi sans faiblesse ; chacun avait fait son devoir, aussi bien le gouverneur en assurant dans la mesure de son pouvoir l’exécution d’une ordonnance qu’il désapprouvait, que les habitans en se contentant de protester par des moyens que la loi les autorisait à employer. Le plus coupable en cette affaire était sans contredit le ministre des colonies, qui avoua du reste s’être trompé. Il avait espéré, déclara-t-il, que ses compatriotes du Cap tiendraient compte des intérêts généraux de l’empire plus que de leurs préjugés personnels. Demander à des colons de s’immoler au profit de la métropole est une illusion qu’un homme d’état prévoyant ne devrait jamais éprouver. Les dépendances lointaines en faveur desquelles la mère patrie a fait les plus grands sacrifices ne sont-elles pas celles qui réclament le plus vite leur autonomie ? Il ne sert à rien de le méconnaître ou de s’en lamenter.
L’heureuse issue de cette campagne contre la déportation était un encouragement à réclamer de nouveau le gouvernement parlementaire. Que la colonie du Cap fût en état de s’administrer elle-même, personne ne le mettait plus en doute. En Angleterre même, les partis politiques s’accordaient à peu près tous à reconnaître que les établissement créés en diverses régions du globe n’acquièrent un entier développement, bien plus qu’ils ne restent fidèles à la patrie commune, qu’à la condition de posséder les institutions dont tout Anglais est fier. La constitution du Cap fut élaborée par le conseil privé de la reine, après examen des projets présentés par les autorités locales. Deux points furent admis sans difficulté, à savoir qu’il n’y aurait qu’une seule législature pour la colonie et qu’elle se composerait de trois pouvoirs, le gouverneur représentant de la reine, le conseil législatif et une assemblée élue. Quelques personnes avaient proposé qu’il y eût deux législatures, l’une à l’est et l’autre à l’ouest ; mais les provinces orientales étaient si peu peuplées qu’on craignit de n’y pas trouver les élémens d’un corps représentatif ; par compensation, il était recommandé d’allouer aux députés une indemnité de voyage et des frais de séjour, et de laisser de larges attributions aux municipalités. On admettait que les deux chambres seraient élues, sauf que la première serait nommée par d’autres électeurs que la seconde et pour un temps plus long. Les fonctionnaires du gouvernement ne pouvaient faire partie des chambres ; toutefois ils avaient le droit d’y prendre la parole. Ce type de constitution est bien connu ; c’est la copie réduite, mutatis mutandis, des institutions que la Grande-Bretagne met en pratique depuis bientôt deux siècles.
Telle fut la charte octroyée aux habitans de l’Afrique australe par lettres patentes de la reine en date du mois de mai 1850. Un article final autorisait le gouverneur à régler par décret, avec l’assistance de l’ancien conseil législatif, les points accessoires, tels que le partage du territoire en circonscriptions électorales, la qualification des électeurs et des éligibles, toutes questions qu’il paraissait impossible de régler à distance. Une grave difficulté surgit à ce propos. Ce conseil législatif, quoique virtuellement en existence, ne se réunissait plus, depuis que les membres non fonctionnaires s’en étaient retirés à l’époque du débat sur l’introduction des convicts. A vrai dire, il n’avait jamais obtenu la faveur publique, parce qu’on lui en voulait de ne se composer que des élus de la couronne. En prévision sans doute des élections futures, les hommes marquans ne se souciaient plus d’en faire partie. Il était indispensable néanmoins de le faire revivre encore une fois, puisque, bien que jugé incapable de voter les actes de la législation courante, il recevait mission d’achever l’œuvre constitutionnelle. Sir H. Smith s’avisa de faire désigner les cinq membres manquans par une sorte de suffrage restreint ; il invita les municipalités de la colonie à désigner cinq personnes. Les noms qui obtinrent la majorité étaient bien choisis ; il y avait en tête de la liste l’avocat Brand, qui est devenu depuis président de l’assemblée, MM. Stockenstrom et Fairbairn, dont il a déjà été question. Mais le gouverneur ne les accepta pas tous. Par dérogation à l’engagement qu’il avait paru prendre, il élimina celui qui avait eu le moins de voix pour mettre en place un habitant de Graham’s-Town, sous prétexte que les provinces orientales n’auraient pas eu sans cela leur juste mesure de représentation.
Dès les premières séances du conseil ainsi reconstitué, il devint évident que l’accord était impossible. Les quatre membres élus voulaient, entre autres dispositions, établir l’éligibilité à la chambre haute sur la base d’un cens très réduit ; les autres voulaient au contraire n’admettre que des candidats possesseurs d’une fortune notable. La discussion s’allongeait, l’année allait finir, le gouverneur pria le conseil de voter le budget qui depuis plus d’un an n’avait été réglé que par voie administrative. Là-dessus la scission fut complète. Les quatre élus se retirèrent en déclarant qu’ils étaient venus pour préparer la constitution et non pour autre chose. Eux partis, le conseil n’était plus en nombre. La machine gouvernementale se trouvait encore désorganisée.
Pour sortir d’embarras, sir H. Smith engagea les huit membres qui lui restaient fidèles à terminer l’examen du projet, avec l’espoir que le ministre des colonies s’en contenterait faute de mieux. De leur côté, les dissidens, soutenus par les sympathies que la population leur témoignait, rédigèrent un contre-projet appuyé par les pétitions de nombreux adhérons. La ligue contre les convicts, récemment dissoute, avait eu dans tous les districts des correspondans qui se remuèrent une fois encore, mais dans un but politique. Des meetings, auxquels prirent part les neuf dixièmes de la population, firent bon accueil au contre-projet. Bien plus, on y décida de déléguer MM. Stockenstrom et Fairbairn pour en prendre la défense devant le parlement impérial. Cette agitation ne se comprend qu’à moitié, à considérer le sujet du débat. Dans le programme du gouvernement, les membres de la chambre haute devaient payer un cens élevé et être élus par circonscription. Dans le programme populaire, le cens était plus faible, et l’élection avait lieu par scrutin de liste pour la colonie. Il n’y aurait pas eu de quoi se brouiller, si les habitans n’avaient été aigris par le retard de cette constitution qu’on leur montrait en perspective depuis longtemps, et qui n’arrivait jamais.
Peut-être le parlement n’y eût-il pas fait attention sans la nouvelle guerre des Cafres qui éclata vers cette époque. Ce fut l’occasion d’une enquête dans laquelle toutes les allaires en suspens dans les établissemens de l’Afrique australe furent introduites. M. Fairbairn y fit valoir avec adresse que les troubles de la frontière, troubles sans cesse renaissans, étaient entretenus par les incertitudes du gouvernement actuel ; qu’on ne connaîtrait point la vérité sur ce qui s’y passait aussi longtemps que l’on n’aurait que des informations administratives, et qu’un gouvernement parlementaire auquel prendraient part tous les citoyens aurait pour conséquence d’éteindre les antipathies de race, de mettre en lumière les abus commis par les habitans de la frontière. A la chambre des lords, le cabinet s’entendit reprocher avec amertume par les tories l’ensemble de la politique coloniale inaugurée par lord Grey et en particulier l’ajournement de la constitution promise. Sous l’influence de ces événemens, le gouverneur du Cap reçut ordre de réorganiser une fois encore l’ancien conseil législatif. De quoi s’agissait-il en réalité ? De donner un avis que le gouvernement métropolitain était libre de ne pas suivre. Quatre nouveaux membres acceptèrent d’entrer dans ce conseil. Rien ne s’opposait plus à l’ouverture d’un débat qui promettait de n’être qu’affaire de forme puisque tous les conseillers, qu’ils fussent ou non sous la dépendance immédiate du gouverneur, avaient été choisis par lui. Cependant l’opinion publique avait fait des progrès depuis trois ans. La querelle s’était envenimée avec le temps. Le peuple, aigri par une longue attente, se persuadait que les représentans de la reine ajournaient la solution attendue de propos délibéré afin de maintenir aussi longtemps que possible le régime bureaucratique dont ils avaient tout le profit. Dans le parti opposé, l’on soutenait que cette agitation prolongée menaçait la paix publique. Comme il arrive d’habitude en pareille occurrence, les convictions en s’affirmant s’étaient poussées à l’excès de part et d’autre. Déjà les réformateurs les plus décidés ne se contentaient plus du contre-projet de MM. Fairbairn et Stockenstrom, il leur fallait le régime fédéral avec quatre provinces investies du droit de s’administrer elles-mêmes. Port-Élisabeth ne voulait point dépendre de Cape-Town. Les colons de la frontière orientale se croyaient le droit de réclamer leur autonomie. Il est curieux en effet que les tendances séparatistes n’eussent pas eu jusqu’alors plus de retentissement. En Australie, par exemple, outre qu’il y a déjà cinq provinces qui sont autant d’états indépendans, chaque ville aspire à jouer le rôle de capitale. Il n’est donc pas étonnant que le conseil législatif fût moins libéral lorsqu’il s’assembla en février 1852 qu’il l’avait été un an auparavant. Quelques-uns de ses membres auraient même voulu ajourner la réforme annoncée sous le double prétexte que la guerre des Cafres était une cause suffisante de trouble et que la ligue contre l’introduction des convicts avait réveillé des sentimens hostiles à la Grande-Bretagne. C’était notamment l’avis du secrétaire colonial et des membres non fonctionnaires que l’on pouvait supposer avoir été choisis pour cela. Sir H. Smith fit preuve en cette circonstance d’une perspicacité politique rare chez un soldat. Il vivait, en sa qualité de commandant en chef, au quartier-général, dans la Cafrerie britannique, abandonnant au secrétaire colonial le soin d’instruire les questions administratives ; mais on prenait son avis dans les circonstances importantes. Il répondit sur-le-champ, en apprenant qu’il s’agissait d’un nouvel ajournement, que rien dans la situation présente ne s’opposait à l’installation d’un gouvernement parlementaire.
Le conseil, mis en demeure de délibérer, voulut au moins s’en dédommager en amendant le projet en discussion dans un sens contraire aux désirs populaires. On avait admis précédemment que le droit de vote appartiendrait à tout individu justifiant d’un revenu annuel de 25 livres sterling. Cela ne parut plus suffisant. L’attorney-général Porter, animé des intentions les plus libérales, eut beau faire valoir qu’il importait d’accorder la franchise non-seulement aux capitalistes, mais encore aux petites gens qui vivent de leur travail, que les hommes de couleur surtout ne devaient pas être mis de côté parce qu’il était à craindre qu’ils ne fussent opprimés par l’aristocratie des Européens. La liberté du travail, disait-il, n’existe que pour les citoyens en possession de se défendre par un vote contre l’oppression des hommes plus riches qu’eux. Il est assez bizarre de trouver l’expression d’un libéralisme si ouvert chez un magistrat colonial. La majorité ne se laissa pas convaincre. Le projet revint en Angleterre modifié de la façon la plus désavantageuse à l’égard de ceux qui ne possédaient pas de grandes propriétés ou un emploi bien rétribué.
A Londres, un changement ministériel était survenu. Bien que les whigs eussent abandonné le pouvoir, l’esprit de réforme prévalait encore dans le gouvernement. Le duc de Newcastle, à qui était échu le portefeuille des colonies, pensa que le conseil législatif de Cape-Town avait obéi sans mesure à des tendances réactionnaires. L’ordonnance que la reine signa sur son avis était plus libérale. Le droit de suffrage était concédé décidément aux citoyens pourvus de 25 livres sterling de rente. De simples ouvriers, vivant de leur salaire, figuraient à de certaines conditions sur les listes électorales, et cette résolution avait été prise avec le but avoué d’intéresser à la chose publique tous les citoyens, sans distinction de classe ni de couleur. On déclarait hautement que rien n’était plus propre à maintenir entre les habitans de l’Afrique australe, à quelque race qu’ils appartinssent, un même sentiment de loyauté envers la patrie commune. Quant à la sécession sollicitée entre les régions est et ouest de la colonie du Cap, le duc de Newcastle la repoussait, par le motif qu’il paraissait impossible de trouver dans les districts de la frontière orientale les élémens d’un gouvernement représentatif. Au gouverneur était accordé d’ailleurs la faculté de réunir les chambres dans une autre ville que la capitale dans le cas où l’intérêt public paraîtrait l’exiger.
Lorsque arriva le moment de mettre cette constitution en vigueur, sir H. Smith avait été rappelé par une sorte de disgrâce. Le cabinet britannique lui reprochait d’avoir, par une administration imprévoyante, poussé les Cafres à la révolte. Son successeur, le général Cathcart, après un séjour d’à peu près deux ans, était revenu en Angleterre juste à temps pour prendre une part glorieuse à la guerre de Crimée où il fut l’une des victimes de la bataille d’Inkermann. Sir Charles Darling était, à titre provisoire, chargé du gouvernement. Ce fut lui qui ouvrit, le 1er juillet 1854, la première session du premier parlement à Cape-Town. La bienvenue qu’il souhaita aux députés se résume en un mot : il se félicitait de voir en eux de fidèles sujets de la reine. Il était bon en effet de constater à ce moment que, malgré la diversité d’origine, en dépit du mélange de races, ce peuple d’Anglais, de Hollandais, de Hottentots et de Cafres, ne manifestait nulle envie d’échapper à la domination britannique.
Cette première période de l’histoire de l’Afrique australe qui nous fait assister à l’enfantement d’une colonie et à ses premiers développemens est pleine de faits. Guerres contre les indigènes, guerres intestines, migration en masse ; on serait tenté de croire que tant d’événemens n’ont dû produire que l’anarchie, la ruine, la dépopulation. Pour comble de malheur, le gouvernement métropolitain hésite sans cesse, adopte à tour de rôle, pour une même question, des solutions opposées. Cependant le progrès est constant ; les citoyens travaillent avec persévérance, toujours dans la direction d’un seul et même but. Tandis que les autorités prétendent isoler les tribus natives, les cantonner en des régions réservées, les colons acceptent le mélange de races. Lorsqu’on veut leur imposer des lois arbitraires ou leur envoyer des convicts, ils réclament avec instance le droit de s’administrer eux-mêmes. Notons cependant que la constitution qu’ils finissent par obtenir n’est pas la reproduction exacte du statut qui régit les îles britanniques. La différence est insignifiante en apparence ; elle est considérable en réalité. Elle consiste simplement en ceci que les hauts fonctionnaires de la colonie ne peuvent siéger dans les chambres électives. Il en résulte qu’ils ne représentent pas la politique du parlement, mais bien celle du gouverneur. Celui-ci reste maître de diriger la politique de chaque jour suivant les instructions que lui expédie de Londres le ministre dont il dépend. Il conserve, avec le commandement des troupes que la métropole met en garnison dans les villes de l’Afrique australe, le titre de commissaire royal pour le règlement des affaires indigènes. La colonie n’est qu’à moitié émancipée, ce qui est équitable, puisqu’elle n’est en état ni de payer toutes ses dépenses ni de se défendre elle-même contre de turbulens voisins. Cette situation n’était pas pour durer. On verra que les colons, à peine en possession de ces premières libertés, demandent avec instance un complet affranchissement, et qu’ils ne tardent pas à l’obtenir.
H. BLERZY.
- ↑ Les événemens graves dont l’Afrique australe a été récemment le théâtre ont appelé l’attention sur cette colonie. Sans compter les feuilles quotidiennes, presque tous les recueils périodiques de l’Angleterre s’en sont occupés en ces derniers mois. Citons surtout les articles de tendances diverses insérés dans la Quarterly Review, l’Edinburgh Review, le Nineteenth Century.
- ↑ Il est utile de rappeler en passant que la bibliothèque du Cap est devenue la plus riche qu’il y ait au monde en livres et manuscrits relatifs aux langues de l’Afrique et de la Polynésie, grâce aux dons de sir George Grey, l’un des gouverneurs de la colonie, du révérend Moffat et d’autres voyageurs encore. Par malheur, les savans capables d’exploiter ces trésors sont encore rares dans l’Afrique australe.