Les Colonies de l’Afrique australe d’après les derniers voyageurs anglais/01

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Les Colonies de l’Afrique australe d’après les derniers voyageurs anglais
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 913-935).
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LES COLONIES
DE
L'AFRIQUE AUSTRALE

I.
LES BOERS ET LE GOUVERNEMENT COLONIAL ANGLAIS.

South Africa, by Anthony Trollope, 2 vol. in-8o. London, 1878. — A year’s Housekeeping in South Africa, by lady Barker, 1 vol. in-8o, London, 1877.

A tous les mérites de judicieuse solidité et de minutieuse information qui recommandaient le livre sur l’Afrique australe publié il y a un an par M. Anthony Trollope, la douloureuse catastrophe dont l’Angleterre s’est émue tout récemment vient d’ajouter le mérite de l’à-propos. Ce n’est pas que M. Trollope y fasse office de devin ni qu’il y montre le moindre soupçon du danger imminent qui menaçait les colonies sud-africaines, bien que le secret de la politique indigène qu’il n’a eu ni l’occasion ni le souci de pénétrer y transpire par plus d’un fait révélateur. La vue de l’auteur s’arrête au présent, mais ce présent, il l’explique et le commente avec une rare sagacité. Le talent de M. Trollope comme voyageur n’est pas à l’abri des reproches ; cependant ses défauts devraient lui être tournés en louanges pour l’impression de parfaite lucidité qui en résulte sur l’esprit de son lecteur. C’est ainsi que, grâce à sa lenteur d’exposition bien connue, et à une insistance sans fausse honte qui ne craint pas de se répéter, il nous fait aujourd’hui comprendre à merveille l’état moral et social des populations que ce danger menace, les ressources qu’elles ont pour lui résister et les faiblesses par où elles lui prêtent flanc. On sait combien l’opinion anglaise est partagée sur ce sujet de l’Afrique australe. Le résultat de ses observations personnelles a conduit M. Trollope à prendre une position intermédiaire entre les détracteurs à outrance qui nient résolument tout avenir à ces colonies, et les optimistes déterminés qui s’opiniâtrent à croire que là comme partout ailleurs l’étoile de l’Angleterre ne peut pas pâlir. Aux premiers, il fait judicieusement observer que l’opinion publique a été gâtée par le succès de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, et que toutes les colonies ne peuvent pas être dans des conditions aussi faciles ; aux seconds, il expose les obstacles très particuliers que rencontre cette œuvre de colonisation et énumère les fautes déjà commises et qui peuvent la compromettre. En dépit de son patriotisme prudent, les conclusions auxquelles il conduit pas à pas son lecteur ne sont pas exemptes de sévérité et d’inquiétude. Ces conclusions, c’est que le gouvernement britannique s’est montré maintes fois plus à sa louange que dans ses relations avec les colons Hollandais, qu’il a posé le pied sur d’autres points du globe singulièrement plus avantageux pour ses nationaux, que l’avenir de la colonie, sans être menacé, est loin d’être assuré, et qu’enfin l’Afrique australe, en dépit de son étendue, sera toujours une médiocre acquisition, si l’Angleterre n’y prépare pas un important chapitre de l’histoire future de l’humanité en ouvrant au monde noir les portes de la civilisation. Ce sont ces critiques qu’il nous a paru utile de présenter à nos lecteurs sans vouloir en tirer aucune conséquence prématurée ou téméraire. Les corps les plus vigoureux ont leurs faiblesses, les astres les plus éclatans leurs taches, et il serait plus qu’extraordinaire sans doute qu’il n’apparût pas de temps à autre quelques phénomènes de fâcheux augure ou quelques éclipses d’heureuse fortune à la surface du plus colossal empire que le monde ait connu depuis les Romains ; néanmoins dans la période d’attente anxieuse où nous sommes entrés, et que nous sentons grosse de menaces, il devient d’année en année plus important de savoir à quoi nous en tenir sur l’état vrai de nos civilisations européennes, et d’en connaître les pailles les plus secrètes et les plus imperceptibles fêlures. Il y a trois ans, M. Dixon, dans son livre de White Conquest, exprimait avec une vivacité exceptionnelle les craintes qu’il éprouvait pour l’avenir de notre civilisation, et voilà qu’aujourd’hui nous retrouvons chez M. Trollope quelques-unes des mêmes appréhensions exprimées avec une sagesse et une prudence qui repoussent toute idée de paradoxe.

Le coup d’œil le plus sommaire jeté sur les colonies de l’Afrique australe suffit à nous montrer à quel point elles diffèrent des autres établissemens coloniaux de l’Angleterre et combien sont plus complexes leurs conditions d’existence. L’Australie, la Nouvelle-Zélande, les colonies d’où l’Union américaine est sortie, ont été et sont encore une prise de possession du désert au profit de la civilisation, qui trouve sa justification dans une disproportion irrationnelle entre les étendues des territoires et des chiffres des populations indigènes ; mais ici, au lieu des misérables bandes errantes des natifs australiens, des trois cent mille Indiens disséminés sur la surface de l’Union américaine, ou de la poignée valeureuse des cinquante mille Maoris de la Nouvelle-Zélande, les Anglais se trouvent en présence d’une population d’indigènes qui se compte par plusieurs millions. Cette population ne recule pas devant la race blanche et ne s’en tient pas séparée, comme l’aborigène australien, le Maori ou l’Indien d’Amérique, par implacable aversion ou impuissance à s’assimiler à ses usages ; consultez les tables des derniers recensemens, elles vous montreront la population blanche en minorité effrayante, entourée et comme enlisée par les multitudes noires. Dans la colonie du Cap, on compte 820,000 indigènes contre 235,000 blancs. Dans Natal et le Transvaal, la disproportion est encore bien plus forte : 320,000 noirs contre 20,000 blancs pour la première de ces colonies, 250,000 noirs contre 40,000 blancs pour la seconde. Le seul établissement européen où l’élément natif soit en minorité est l’état libre d’Orange, 30,000 blancs contre 15,000 noirs. Le désavantage qui résulte de cette disproportion numérique pour la race blanche s’accroît encore par les aptitudes particulières de ces indigènes qui, aidés par le climat, excluent les Européens de la plupart des travaux des colonies. L’Afrique australe n’est pas un pays où les prolétaires européens puissent aller chercher fortune et où les miracles de d’Australie puissent jamais se renouveler. Aux champs de diamans, 3,0,000 Cafres, Boschimans ou Basoutos, exécutent l’excédant travail des mines sous les yeux de 15,000 blancs, parmi lesquels on compte à peine quelques ouvriers, et qui sont pour la plupart employés aux services des compagnies, trafiquans ou cabaretiers. Dans Natal et dans le Transvaal, dans Natal surtout, tout ce qu’il y a de travailleurs, soit comme domestiques, soit comme journaliers ou valets de ferme, soit même comme gens de métiers, maçons, charpentiers, forgerons, est Cafre ou Zoulou. Aux Européens qui ne sont ni possesseurs de fermes, ni employés de l’état, il ne reste guère que la ressource du commerce dans les villes, ce qui équivaut à dire que l’Afrique du sud convient mieux aux colons qui ont un capital médiocre à faire fructifier qu’à ceux qui ne peuvent demander fortune qu’à leurs bras. Ce sont là des conditions fort défavorables ; il en est cependant d’autres peut-être plus insurmontables encore. Les noirs ne sont pas les seuls natifs, ni les Anglais les seuls hommes de race blanche qui aient posé le pied sur la terre africaine. Ils avaient été précédés par d’autres Européens dont les descendans composent aujourd’hui la très grande majorité de la population blanche. Le fond de cette population est hollandais, la physionomie des colonies, sauf dans Natal et dans la partie est de l’état du Cap, est hollandaise, les créations de toutes ces colonies, sans exception, sont œuvres hollandaises, et plusieurs de ces œuvres ont eu pour origine une antipathie invincible pour les idées du peuple anglais et une impatience irréfrénable de son autorité. De tels antagonismes ne seraient en aucune circonstance pour rendre la tâche d’un gouvernement facile ; dans l’Afrique australe ils créent cette situation paradoxale, que l’Angleterre, par souci de sa sécurité, est sans cesse amenée à annexer à ses possessions quelque nouveau territoire, et qu’à chaque fois c’est une nouvelle quantité d’ennemis noirs et blancs qu’elle s’annexe, en sorte qu’elle ne se délivre de ses embarras présens qu’en augmentant le nombre de ses embarras futurs, et que sa sécurité est minée par les mesures mêmes qu’elle prend pour l’assurer.

Si ce tableau sommaire est exact, il montre clairement qu’au bout de trois quarts de siècle le rôle de l’Angleterre dans l’Afrique méridionale est encore plus politique que social. Elle y gouverne une population dont les deux élémens principaux n’ont pas été pris dans son propre sein et dont l’originalité résistante n’a pu être sérieusement altérée jusqu’ici par l’action des mœurs anglaises et les insuffisantes infiltrations de sang britannique qui se sont mêlées à ce fonds premier. Le vaisseau est de construction anglaise et pavoisé aux couleurs d’Angleterre, mais les passagers sont Hollandais et les gens de l’équipage Cafres, Zoulous ou Hottentots.

D’ordinaire, lorsque deux populations, l’une sauvage, l’autre civilisée, se trouvent en présence, c’est la sauvage qui de beaucoup est la plus curieuse pour l’observateur ; l’Afrique australe toutefois constitue une notable exception à cet égard, car la population blanche n’y cède pas en singularité à la race indigène. On comprendra qu’il n’y ait guère de population plus originale dans le monde actuel que celle des boers (les fermiers, les agriculteurs), descendans des anciens colons hollandais, si nous disons qu’il n’en est aucune aujourd’hui, — sauf peut-être celle de quelques parties de notre Bretagne ou des provinces basques, — qui représente avec plus de pureté une population de l’ancien régime. Le boer de 1878 est resté ce qu’il était en l’an 1700, un Hollandais à l’ancienne mode qui serait un véritable revenant s’il lui était donné d’apparaître une heure dans sa patrie d’origine. Ce type du conservateur d’autrefois, que nous n’avons plus guère l’occasion de connaître dans notre Europe renouvelée où les conservateurs de date récente diffèrent si peu des libéraux des périodes précédentes, l’Afrique méridionale seule peut-être le possède sans altération, et c’est dans les fermes d’ordinaire presque sordides du Transvaal et de l’état d’Orange qu’il faut aller le chercher. Ce qu’il y a de tout à fait piquant pour un observateur déniaisé par un scepticisme judicieux des fausses déductions d’une logique pédantesque, c’est que c’est par esprit républicain que les boers restent ancrés à leur conservatisme entre tous intransigeant. Pourquoi pas après tout ? N’avons-nous pas vu maintes fois des démocrates se faire absolutistes pour mieux sauvegarder la liberté, et des conservateurs se faire démagogues par haine des innovations ? Ne serait-ce qu’à titre de spécimen des plus rares de paléontologie sociale, les boers, on le voit, mériteraient l’observation la plus attentive du chercheur de curiosités morales.

L’histoire des boers a été tracée ici même dans le plus entier détail avec une abondance qui n’excluait pas la précision ; nous n’avons donc pas à la refaire. Nous voulons seulement la repasser dans ses phases successives de manière à retrouver par ce moyen les traits divers qui composent par leur ensemble ce type moral peu ouvert, peu séduisant, mais opiniâtre et endurant, et d’où, à tout prendre, une certaine poésie n’est pas absente. Par leur origine les boers sont d’ancien régime autant que population le fut jamais ; cependant leurs pères ne sortirent pas de quelque expédition aventureuse comme celles d’où sont nés les états du sud de l’Union américaine, l’Acadie et le Canada français, la plupart des colonies espagnoles ; ils ne sortirent pas davantage de quelque émigration d’hommes libres mécontens, comme celles des sectes dissidentes d’où sont nés les états de la Nouvelle-Angleterre ; leur extraction fut plus foncièrement plébéienne, leurs mobiles d’émigration plus vulgaires. En 1652, le conseil de la Compagnie hollandaise des Indes orientales, ayant avisé que le cap de Bonne-Espérance était une station maritime merveilleuse et un poste d’observation admirable pour surveiller les mouvemens des marines marchandes des autres pays et leur créer au besoin des embarras, débarqua en face de la montagne de la Table quelques centaines de colons que l’on peut supposer n’avoir pas été choisis parmi les plus prospères et les plus éclairés des enfans de la grasse Hollande. Le gouvernement de la Compagnie ne fut pour ces hommes rien moins que paternel, et les récits qui nous sont faits suffiraient à nous expliquer pourquoi l’oligarchie bourgeoise de la Hollande du XVIIe siècle ne put jamais réussir à devenir populaire en dépit des institutions républicaines qu’elle préconisait. Ce gouvernement a cependant une excuse, c’est que ses façons de procéder furent celles de l’autorité chez tous les peuples de l’Europe durant cette période qui s’étend de la mort de Henri IV aux approches de la révolution française, et qui compose ce qu’on appelle, à proprement parler, l’ancien régime. Il y a eu des périodes plus cruelles, où l’autorité s’est montrée plus odieuse, nous ne croyons pas qu’il y en ait eu aucune où il y ait eu plus de dureté dans le commandement, plus de sécheresse dans les rapports de supérieur à inférieur, plus de tranquille habitude de l’arbitraire, et où la distance entre la partie gouvernante et la partie gouvernée des sociétés ait été mesurée d’une manière plus blessante. C’est par excellence la période des abus de pouvoir aussi bien dans la protestante et constitutionnelle Angleterre que dans la France catholique et monarchique, et, toute républicaine qu’elle fût, la petite Hollande ne resta pas en arrière de ces grands modèles. Le gouvernement colonial du Cap en particulier se distingua par une sévérité dont les effets sont à la fois odieux et grotesques. Par exemple un certain volontaire Vogelaar est condamné à recevoir cent coups du canon de son propre mousquet comme coupable d’avoir souhaité au diable l’économe de la garnison qui leur servait des pingouins en place de porc. Un certain Wouters put se convaincre encore mieux que le précédent coupable que le gouvernement colonial n’avait pas l’humeur rieuse et ne goûtait pas les facétieux. Ce Wouters, s’étant permis de parler légèrement de la femme du commandant et de quelques autres dames de la colonie, fut condamné à avoir la langue percée, à demander pardon à genoux aux personnes offensées et à subir un bannissement de trois années, encore lui fut-il dit que, s’il s’en tirait à si bon marché, c’était en considération de sa femme, qui venait d’ajouter un nouveau membre à la naissante colonie. Nulle proportion entre les délits et les châtimens ; deux hommes ayant volé des choux sont condamnés à être fouettés et à trois années de travaux forcés. Et cette dureté était sans compensation. Nulle liberté de trafic pour les colons, nul souci de leur bien-être, nul appui pour leurs industries. Ceux qui pouvaient produire au delà des besoins de leur consommation personnelle étaient tenus de ne vendre à d’autre acheteur que la Compagnie. L’inhospitalité de ce gouvernement égalait sa dureté. Les étrangers étaient sévèrement exclus de la colonie ou y étaient assujettis à une police intolérable. Défense de venir en aide aux bâtimens des autres nattions qui se présenteraient dans le port pour réparer leurs avaries ou renouveler leurs provisions. Après la révocation de l’édit de Nantes, une bande de trois cents protestans français vint chercher refuge au Cap, mais il leur fallut bientôt apprendre qu’ils devaient payer la liberté de conscience du prix de la liberté du culte extérieur, car moins de vingt ans après leur arrivée ils étaient condamnés à prier dans une autre langue que celle de la mère patrie. Contraint sous cette discipline de fer de pousser jusqu’à l’extrême ses qualités natives de patience et d’endurance le peuple des colons se façonna sur le modèle même qui l’avait élevé, et en reproduisit, par cette facilité d’imitation qui est propre aux inférieurs en tous pays, les qualités et les défauts. Ainsi se forma une race ultra-hollandaise, insoucieuse d’humanité, prévenue contre toute innovation, ne comprenant du gouvernement que l’autorité, n’admettant l’égalité qu’entre hommes de même origine, disposée à pousser l’économie jusqu’à l’avarice par ignorance du bien-être dont elle avait toujours été écartée, laborieuse et cependant pauvre par défaut d’initiative, conservatrice et républicaine à la fois par un même impérieux besoin d’indépendance, religieuse comme au lendemain de la réforme et sans aucun des adoucissemens apportés par le siècle, et pour tout résumer d’un mot, mieux fait pour la résistance que pour l’attaque, et pour le statu quo défensif que pour la marche en avant.

La chute de ce gouvernement colonial fut une des conséquences heureuses de la révolution française. On sait comment la colonie du Cap, cédée à la Grande-Bretagne par le stathouder après la conquête de la Hollande par les armées françaises, et restituée à la paix d’Amiens, devint définitivement anglaise avec la reprise des guerres napoléoniennes. Les premières années de ce second régime colonial furent assez paisibles ; cependant il ne parait pas que les boers, tout mécontens qu’ils fussent de leur ancien gouvernement, aient jamais montré le plus petit enthousiasme pour ces nouveaux maîtres. Au premier abord il semble étrange que deux populations qui ont autant d’affinités de race et de caractère aient fait si mauvais ménage ensemble ; mais il n’est, on le sait, pires inimitiés que celles qui s’élèvent entre gens d’opinions voisines ; un gallican est assurément plus antipathique à un ultramontain qu’un réformé, et ce ne sera jamais à droite qu’un membre du centre gauche aura ses véritables ennemis. Deux portraits dont les couleurs fondamentales sont les mêmes, mais dont les tons sont contraires, donnent une image assez exacte de ce qu’il y a de différences et de ressemblances entre les deux peuples. Pour prendre le trait le plus important parmi ceux qui leur sont communs, tous deux sont républicains ; seulement, tandis que chez l’Anglais ce républicanisme et volontiers dominateur et facilement agressif, chez le Hollandais il s’arrête à un sentiment d’indépendance personnelle plus purement défensive, d’où un esprit de conservation qui s’accommode mal de ce qui le tire de ses habitudes. L’Anglais moderne qui, bien différent en cela de ses ancêtres, est pris de la fièvre des réformes, s’est donc heurté dans l’Afrique méridionale contre une population qui se refuse à être réformée, fût-ce pour son plus grand bien. Bientôt, en effet, il devint apparent que le gouvernement et le peuple étaient en dissentiment ouvert sur les deux points qui touchaient de plus près aux intérêts les plus vitaux de la colonie, l’institution de l’esclavage et la manière de comprendre les relations entre les blancs et les tribus africaines. Exposer ce double dissentiment, c’est résumer l’histoire entière de la colonie, car elle ne contient aucun fait qui ne s’y rapporte directement.

L’esclavage avait été introduit au Cap dès les premières années de la colonie, et les boers s’étaient attachés sans peine à une institution qui assurait à leur travail des conditions d’économie dont leur avarice s’accommodait à merveille. Ils semblent l’avoir pratiqué en toute naïveté, comme chose naturelle et allant de soi, avec une pleine tranquillité de conscience et un égoïsme exempt de cruauté. Grand fut donc leur émoi lorsqu’en l’année 1811 le gouvernement britannique, qui préludait timidement encore à cette croisade de philanthropie qu’il a depuis fait triompher sur le globe entier, promulgua certaines lois pour la protection des esclaves. Une révolte éclata ; elle fut cruellement réprimée, et avec un de ces raffinemens de rigueur que n’oublient jamais les populations qui les subissent. Cinq des principaux coupables furent condamnés à être pendus, tandis que leurs proches étaient condamnés à assister à l’exécution, et ils furent pendus, non une seule fois, mais deux, la potence s’étant brisée sous leur poids avant que l’agonie eût commencé. Une pareille rigueur n’était pas pour diminuer l’attachement des boers à une institution dont le maintien se confondit dès lors chez eux avec la cause même de leur indépendance. La querelle alla donc s’envenimant d’année en année, et lorsqu’en 1834 l’Angleterre décréta l’abolition de l’esclavage dans toutes ses colonies, les boers annoncèrent la résolution, qu’ils accomplirent peu de temps après, de se soustraire par tous les moyens à des lois qui portaient atteinte à leurs droits les plus chers. Ce qu’il y a de très instructif dans cette querelle, c’est que cette prédilection pour l’esclavage se soit rencontrée chez une population démocratique de laboureurs et de pasteurs à laquelle il serait difficile d’adresser les reproches d’aristocratisme qu’on n’a pas ménagés aux possesseurs d’esclaves des autres pays, ce qui prouve très suffisamment que les mauvaises institutions ne sont pas le privilège d’une seule classe, mais sont, selon les circonstances, du goût de toutes les conditions sociales. Or l’esclavage était tellement du goût des boers qu’aujourd’hui encore ils y ont une pente presque invincible, et le rétablissent sous des formes plus ou moins ingénieuses partout où la surveillance anglaise ne les atteint pas. Le grand homme des boers, André Prétorius, fondateur de la république du Transvaal, l’admettait comme le droit naturel de l’homme blanc et la volonté expresse de Dieu à l’égard de la race noire. Les boers du Transvaal et de l’état d’Orange n’ont plus d’esclaves officiels ; mais, fidèles aux leçons de leur chef, ils ont tourné la difficulté en s’emparant des enfans noirs des tribus vaincues, et en les dressant graduellement à la servitude sous le nom d’apprentis agriculteurs. Le fouet que les matrones boers de l’état d’Orange montrent ou cachent selon que l’autorité anglaise se rapproche ou s’éloigne de leur territoire dit avec assez d’évidence que cet apprentissage prétendu n’est que l’esclavage déguisé.

Le second point de dissentiment importait davantage encore à l’avenir de la colonie. Quelle règle de conduite convenait-il d’observer envers les indigènes ? L’autorité anglaise recommandait d’agir autant que possible à leur égard avec modération, justice et bonne foi, et de n’exercer contre eux d’autres rigueurs que nécessaires ; mais les boers, sur qui ne pesait aucune responsabilité directe, qui n’avaient pas à répondre de leurs faits et gestes à un gouvernement jaloux d’être obéi et peu soucieux d’être compromis, qui ne sentaient pas sur eux la pression d’un parti de philanthropes disposant d’une chambre des communes facile à l’inquiétude et d’une presse facile à l’indignation, admettaient en toute candeur que l’intérêt des colons était la seule mesure de la justice qui était due aux indigènes. Le blanc avait-il besoin des terres de l’indigène, il avait droit de les prendre sans compensation. L’indigène se plaignait-il, il devait être repoussé comme un animal importun ; se révoltait-il, il devait être tué comme une bête malfaisante ; se résignait-il, le travail devait lui être imposé comme un devoir au profit de l’agriculteur sans autre rémunération que celle due à l’esclave. Tout brutal et inhumain que fût le raisonnement des boers, il n’en reposait pas moins sur un fait évident, c’est que dans une colonie fondée en pays sauvage comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique méridionale, l’occupation des terres par les immigrans est de toute nécessité, sans quoi la colonie n’a plus d’objet ; mais l’Angleterre pensait justement que cette spoliation inévitable devait être proportionnée au nombre des colons à pourvoir, et qu’il était immoral de l’exercer dans le seul dessein d’accroître démesurément les domaines de colons déjà pourvus. Le gouvernement anglais recommandait donc les voies légitimes d’acquisition ; mais il n’était pas toujours facile de reconnaître où étaient les légitimes vendeurs. Un chef vendait un territoire qui ne lui appartenait pas ou sur lequel d’autres tribus pouvaient réclamer des droits. Les tribus se faisaient incessamment la guerre ; l’une d’elles était vaincue, et son territoire devenait la propriété du vainqueur, qui le vendait aux blancs ; mais les vaincus reprenaient force, détruisaient à leur tour leurs oppresseurs, et venaient réclamer comme leur appartenant le territoire vendu ; les blancs étaient-ils obligés à restitution ? C’est précisément un fait de ce genre qui, il y a quelques années, engendra la révolte d’un chef nommé Secocoéni, et contribua pour une part à hâter la chute de la république du Transvaal. Le fanatisme religieux enfin venait en aide à la cupidité et à l’avarice Que leur parlait-on de justice et de légalité à ces boers, à qui leur Bible recommandait comme un devoir sacré l’extermination des idolâtres ? Le nom même de leurs ennemis, ce mot de kaffirs, qui signifie infidèles, n’était-il pas sur eux comme un stigmate qui les désignait à l’exécration de tous les gens craignant Dieu ? Si les Anglais trouvaient dans leur religion une complaisance : qui les autorisait à traiter avec tous les Achabs noirs, eux trouvaient dans la leur une rigueur intransigeante qui s’était exprimée par cet ordre du Très-Haut à son serviteur Moïse : « Et quand vous approcherez d’une cité, combattez contre elle. » Si étrangers que ce langage et ces sentimens soient à notre siècle, André Prétorius, le fondateur de la république du Transvaal, n’en a pas tenu ni connu d’autres. Il n’est donc pas difficile de comprendre comment de toutes les guerres contemporaines entre les races civilisées et les races sauvages, celles des boers contre les indigènes de l’Afrique méridionale ont été peut-être les plus impitoyables. La tribu des Basoutos dans l’état libre d’Orange sortit de sa longue lutte contre les boers tellement diminuée qu’elle ne s’est plus relevée depuis et aurait été absolument anéantie si le gouvernement anglais n’était pas intervenu au dernier instant. Pareil sort ont subi les tribus du Transvaal après l’établissement de la république de Prétorius.

Lorsque deux populations en présence sont séparées par des dissentimens aussi profonds, la seule manière de conserver la paix serait que la population gouvernante laissât à l’autre le libre usage de ses institutions et s’abstînt de toucher à ce qui constitue sa manière de vivre et de penser. C’est ce que font tous les gouvernemens sages et libéraux lorsqu’ils ont à régir des peuples d’autre origine que la leur. C’est ce que fait l’Angleterre dans l’Inde ou ailleurs, ce qu’elle fait même en Afrique à l’égard des indigènes ; mais pour cette population coloniale d’origine européenne tout entière elle crut ne devoir faire aucune différence entre Anglais et Hollandais, et pouvoir appliquer à ces derniers les lois qu’elle appliquait à ses propres sujets, de là les colères. Dans un tel état d’animosité, tout incident porte, et il n’est pas une mesure de la politique anglaise qui n’ait été un sujet d’irritation pour les boers. Il est du reste juste d’ajouter que le gouvernement britannique n’en prit pas une seule qui ne fût calculée pour faire comprendre à ses sujets coloniaux qu’ils devaient renoncer de bon gré à leurs habitudes ou se préparer à les voir supprimer de vive force. En 1828, la chambre des communes, émue des rapports que vint lui faire le célèbre abolitionniste M. Buxton sur le sort des Hottentots réduits par l’injuste mépris des colons à une situation voisine de l’esclavage passa, avec l’assentiment du Colonial office, une loi qui plaçait la race offensée sur le même pied que les Européens, et déclara par une clause spéciale que cette loi ne pourrait jamais être abolie par aucun gouvernement colonial futur. Nous sommes dispensé de rechercher si un tel défi jeté à la colonie était précisément sage et prudent, puisqu’il était inspiré par un de ces sentimens de justice devant lesquels toute considération doit céder ; toujours est-il qu’il fut pris avec indignation non-seulement par les boers et les autres colons de provenance européenne, mais par ceux des fonctionnaires anglais qui n’avaient pas encore subi l’influence de la philanthropie alors régnante, et le nombre en était grand à cette époque. Autre fait de même nature et dont les effets furent plus crians encore. L’échange de procédés violens et frauduleux entra indigènes et colons était, comme on le pense, incessant ; ce que les colons volaient en terres aux Cafres, les Cafres s’en payaient en vols de bestiaux. Lorsque les vols avaient été ou trop considérables ou trop audacieux, on organisait un commando, c’est-à-dire une expédition de cavaliers pris parmi les colons, et l’on peut croire que les bestiaux n’étaient jamais ramenés sans qu’il y eût de part et d’autre un certain nombre de victimes. Or, en 1835, à la suite d’un de ces commandos, les Cafres ayant tiré des colons une vengeance plus complète qu’à l’ordinaire, une véritable guerre s’ensuivit. Le gouverneur du Cap, sir Benjamin Durban, prit des mesures rigoureuses et réprima la rébellion cafre avec la dernière énergie ; mais il avait compté sans les influences d’Exeter Hall. Au moment même où il se vantait d’avoir appris pour longtemps aux indigènes le respect du nom anglais, il recevait du ministre des colonies, lord Glenelg, un adepte de l’école philanthropique dominante, au lieu des remercîmens auxquels il se croyait droit, un blâme humanitaire et une justification philosophique de la révolte des indigènes. Les Cafres, disait le ministre anglais, « avaient parfaitement le droit d’essayer d’arracher par la force la réparation qu’ils ne pouvaient espérer obtenir autrement, » et comme conclusion il ordonnait de rendre aux rebelles les terres qui leur avaient été enlevées en déclarant qu’il prenait sous sa responsabilité cette mesure et ses conséquences.

En entendant ce langage, un des plus impolitiques que jamais ministre ait tenu, les colons se demandèrent sérieusement s’ils étaient en sûreté sous un gouvernement qui leur déclarait ainsi qu’il tenait les Cafres pour ses sujets les plus chers, et s’il ne serait pas sage de se soustraire à sa douteuse protection. C’était justement l’époque où l’Angleterre venait de décréter l’abolition de l’esclavage dans toutes ses colonies, et, bien que les effets de cette mesure ne dussent se faire sentir entièrement que quelques années plus tard, elle avait porté l’exaspération à son comble. La philanthropie de lord Glenelg fut la goutte qui fit déborder le vase trop plein. Sous l’ancien régime colonial les boers avaient pris l’habitude, lorsque l’herbe manquait à leurs troupeaux ou qu’ils étaient ennuyés des duretés du gouvernement de la Compagnie, d’aller chercher telles solitudes où la main de l’autorité ne s’étendît pas. Cette habitude de se déplacer, qui a rendu célèbre le verbe trekken par lequel elle s’exprimait en langue hollandaise, les boers se dirent qu’il n’y avait qu’à la continuer sur une vaste échelle, et la sortie en masse fut résolue. A la fin de 1836 deux bandes partirent sous la conduite de deux chefs, Hendrick Potgeiter et Gerrit Maritz. Un troisième, resté célèbre, Pieter Retief, les joignit bientôt, et les fugitifs franchirent le fleuve Orange, qui était alors l’extrême limite de la colonie.

Cet exode a été très remarquable à plus d’un titre, et entre autres parce qu’il a répété en plein XIXe siècle quelques-unes des scènes du monde primitif et des anciennes migrations des peuples. Emmenant avec eux leurs familles et leurs troupeaux, les boers partirent dans leurs longs chariots attelés de six ou sept paires de bœufs et surmontés d’une tente, espèces de maisons roulantes qui furent leurs seules habitations pendant les longues années où ils errèrent entre l’Orange et le Vaal. Ils campaient là où le gazon était abondant et le terrain fertile, jetaient en terre une moisson dont ils attendaient la récolte, puis poussaient plus loin à mesure que de nouveaux émigrans venaient les rejoindre. Souvent ils étaient assaillis par les indigènes, alors ils liaient étroitement leurs chariots les uns aux autres, les disposaient en forme circulaire, déposaient au centre de ce cercle leurs femmes et leurs enfans, et palissadaient de leurs bestiaux la ligne extérieure de ces boulevards d’où ils repoussaient les attaques de leurs ennemis, ressuscitant ainsi naïvement la manière de combattre des Gaulois de Jules César et des Cimbres de Marius. En lisant les détails de cet exode des boers, nous n’avons pu nous défendre de songer à la prodigieuse quantité de vraie matière poétique qui se perd dans le monde. On prétend qu’il n’y a plus de nos jours de sujets d’épopée, mais c’est faute sans doute de les chercher où ils se trouvent, car il y a dans cette émigration tous les élémens d’un poème épique composé d’épisodes grandioses sans lien étroit, à la manière des Lusiades de Camoens et admettant en même temps toute la familiarité de ton de l’Hermann et Dorothée de Gœthe, s’il se rencontrait quelque boer de génie pour exécuter cette patriotique entreprise. Le sujet se prête merveilleusement à la description et à l’emploi de ces phénomènes naturels qui sont au nombre des ressorts recherchés par le poète épique, sécheresses, violens orages, effets meurtriers du climat ; l’impérieuse loi des contrastes trouve satisfaction aussi ample que possible dans l’antithèse de la vie sauvage et de la vie civilisée, et quelle mine d’épisodes dramatiques ! N’est-ce pas une scène digne des épopées barbares que celle du meurtre de Retief et de ses compagnons par le roi des Zoulous, Dingaan, menteur à la foi qu’il vient de jurer et à l’hospitalité qu’il a offerte ? Ce n’est jamais la matière qui manque aux grandes entreprises poétiques, c’est l’ouvrier, et le présent exemple en est la preuve.

L’extension des colonies anglaises de l’Afrique australe est, on peut le dire, un paradoxe réalisé. D’ordinaire l’expansion s’opère par sympathie, concorde et harmonie, ici elle s’est opérée par aversion, révolte et vengeance. L’antipathie des boers a été bien plus profitable à l’Angleterre que ne l’aurait été leur docilité. Si les boers eussent été des sujets résignés, il est douteux que les établissemens coloniaux eussent embrassé l’immense étendue qu’ils occupent aujourd’hui ; mais les boers ont joué vis-à-vis de l’Angleterre le rôle que Raton joue dans la fable vis-à-vis de Bertrand, tirant des griffes des indigènes des territoires que l’Angleterre venait ensuite s’annexer et lui donnant ainsi une nouvelle colonie par chaque nouveau sujet de mécontentement. Si l’on vous présentait sur la scène le spectacle d’une animosité invétérée qui à chaque malédiction enrichirait le maudit d’un surcroît d’héritage, vous trouveriez sans doute l’invention bouffonne. C’est cependant le spectacle même que présente la politique coloniale de l’Afrique australe depuis tantôt quarante ans. En vérité, toute cette histoire des longues querelles de l’Angleterre et des boers présente certains traits qui touchent parfois au comique, et que nous nous étonnons de n’avoir vu mettre en lumière par personne. Voyez plutôt. Les boers sortent de la colonie du Cap et s’en vont chercher l’indépendance dans les solitudes qui s’étendent entre l’Orange et le Vaal. Bon voyage, et soyez sûrs que nous n’irons pas vous trouver ! leur crie le gouvernement anglais par l’organe du lieutenant-gouverneur Stockenström, qui déclare ne pas connaître de loi interdisant aux sujets de la reine d’aller s’établir où bon leur semble. Cependant, fatigués d’errer, forcés de repasser le Vaal qu’ils avaient franchi, et décimés par leur guerre contre la tribu des Matabeles et son chef Mazulekatze, les boers descendent sur le territoire de Natal. À peine ont-ils commencé à s’y reposer de leurs fatigues et font-ils mine de s’organiser que le gouvernement anglais intervient. Nous ne pouvons, leur dit-il, vous permettre d’établir un état indépendant à nos frontières ; avez-vous donc oublié que vous êtes nos sujets ? — Vos sujets, répondent les boers affolés, nous l’étions, nous ne le sommes plus, vous-même nous aviez donné licence de ne plus l’être, et plutôt que de retomber sous votre domination, nous préférons nous placer sous la protection du roi de Hollande. Le gouvernement colonial fait entrer quelques troupes que les boers battent à fond ; mais comme le fort se relève toujours mieux de ses défaites que le faible de ses victoires, Natal est bientôt déclaré colonie de la couronne. Les boers émigrent au plus vite et entrent sur le territoire d’Orange, où la même histoire se répétait. Là s’étaient axés aux débuts de l’exode une partie des premiers émigrans. — Faites à votre aise, leur avait encore dit l’Angleterre par l’organe du gouverneur du Cap, sir George Napier, nous ne prétendons rien sur votre territoire. Cependant des querelles s’élèvent entre les boers et les natifs d’Orange ? alors le gouvernement anglais élève la voix : — Nous ne vous permettrons pas, dit-il, de maltraiter les natifs. — Et de quel droit cette défense, demandent les boers, puisque vous ne prétendez rien sur notre territoire et que ces natifs, n’étant pas vos sujets, ne sont pas sous votre protection ? La logique ne sert pas mieux l’état d’Orange que la vaillance le Natal, et cette seconde colonie boer devient d’abord a souveraineté d’Orange » avec un résident anglais, puis bientôt après colonie de la couronne. Alors André Prétorius, qui venait de sortir de Natal, essaie de défendre l’indépendance d’Orange et se fait battre à Bloom-Platz en cette année 1848, qui vit tant d’autres remue-ménages politiques. Vaincu, Prétorius se réfugie au delà du Vaal et y fonde une république. Nous serons charmés qu’elle devienne florissante, déclare le gouvernement britannique, et la preuve c’est que nous allons la reconnaître sans nous faire prier pour le présent et que nous vous promettons de respecter, son indépendance pour l’avenir. On sait comment cette promesse a été tenue et que la république du Transvaal, depuis trois ans, n’est plus qu’un souvenir.

Dans les judicieuses considérations dont il accompagne ses exposés des phases diverses de cette querelle, M. Anthony Troltope adresse, après bien d’autres, à la politique anglaise le reproche d’inconsistance. Il fait justement remarquer que le tort du gouvernement colonial en ces circonstances est de n’avoir jamais su adopter un système de conduite et s’y tenir résolument, une fois choisi ; mais où il nous paraît se tromper, c’est quand il attribué ces incessantes vacillations aux tempéramens propres des divers ministres des colonies qui se sont succédé depuis l’origine. La cause véritable de cette inconsistance n’est pas dans les idiosyncrasies plus ou moins libérales de tel ministre ou plus ou moins autoritaires de tel autre, elle est dans l’embarras visible où s’est trouvé le gouvernement anglais pour concilier les principes libéraux dont il fait montre volontiers avec les nécessités politiques où l’entraînait la défense de son autorité. Tant parler de la liberté constitutionnelle, du droites peuples à se constituer eux-mêmes, de la déférence qui est due aux opinions des minorités, pour en arriver à verser dans la vieille politique de la force et de l’intérêt, et à supprimer des républiques comme, le premier faiseur de coups d’état venu, pensez un peu à tout ce que suppose d’oscillations une aussi humiliante contradiction. De là ces timidités d’action suivies de brusques repentirs, ces hésitations d’initiative suivies de résolutions irritées, ces ménagemens inquiets de droits indécis aboutissant à la suppression radicale de droits certains. En vérité, la politique du gouvernement colonial en toutes ces affaires est semblable de tout point à la figure d’Horace :

Desinit in piscem mulier fornosa supernè.


Elle a une tête de libéralisme, mais elle se termine invariablement par une queue d’arbitraire. Relativement au Transvaal et à l’état libre d’Orange, cette politique n’a été qu’une longue suite de démentis de conduite. Le fondateur de la république du Transvaal, l’énergique André Prétorius, était un rebelle notoire, il avait combattu contre l’Angleterre dans l’état d’Orange, et cette république était la conséquence directe de sa défaite. Le gouvernement anglais ne manquait donc pas de bonnes raisons, soit pour s’opposer résolument à cette création d’un révolté, soit pour laisser ce révolté agir à ses risques et périls en s’abstenant de reconnaître son entreprise, ce qui réservait le droit de la supprimer le jour où elle paraîtrait gênante. Au lieu de cela, que fait-il ? Il reconnaît cette république, bien mieux il coopère à sa création, et envoie deux commissaires auprès de Prétorius pour en fixer les bases d’accord avec lui, négociation à sincérité douteuse où se laisse lire, sous certaines clauses relatives à l’interdiction de l’esclavage et aux relations avec les indigènes, la pensée de l’intervention ultérieure. Vingt-cinq ans plus tard l’occasion longtemps attendue se présente, et la république du Transvaal, qu’il eût été plus loyal de ne pas reconnaître, est supprimée d’un trait de plume par un hardi commissaire anglais. Cette mesure sommaire, qui a fort ému l’opinion en Angleterre, peut se justifier, croyons-nous, par d’excellentes raisons ; seulement ces raisons ne sont pas précisément de celles que le libéralisme invoque d’ordinaire. Il est certain que la république sud-africaine, comme elle s’appelait pompeusement, était entrée dans un état de désagrégation qui ressemblait fort à l’agonie ; plus de force militaire, plus de caisse publique, plus de cohésion sociale, des citoyens se dérobant au paiement des taxes ou refusant le service militaire, des indigènes enhardis par cette anarchie, voilà le tableau des derniers jours de son indépendance. Elle ne pouvait donc plus vivre ; mais de ce qu’un état ne peut plus vivre, il ne s’ensuit pas qu’un voisin plus florissant ait le droit d’intervenir pour abréger ses souffrances en hâtant sa mort, surtout si ce voisin prétend se réclamer de la liberté. C’est encore un des principes du libéralisme contemporain que tout changement de pouvoir n’est valable qu’autant qu’il est consenti par la population intéressée ; eh bien, où a été ce consentement dans le changement opéré par sir Théophile Shepstone avec une soudaineté qui a laissé a peine à l’état annexé le temps de savoir qu’il était menacé ?

Dans tout cela, on le voit, les résultats de la politique britannique sont mal d’accord avec ses principes, mais ce défaut de logique éclate avec bien plus d’évidence encore dans la conduite observée à l’égard de l’état libre d’Orange. Sir Charles Napier commence par déclarer que le gouvernement colonial ne prétend rien sur ce territoire ; mais les gouverneurs changent, et la politique change avec eux, et après quelques années d’hésitation, l’autorité anglaise décrète en 1848 que cette colonie deviendra province annexée. Au bout de quatre ans de souveraineté, le gouvernement britannique trouva que cette colonie était une médiocre acquisition. Le pays était peu fertile le commerce était nul, la population, exclusivement hollandaise, montrait peu d’enthousiasme, et cette population était engagée contre les tribus des Basoutos dans des guerres interminables dont l’Angleterre avait à payer les irais. Quand il crut qu’il était démontré que la colonie ne valait pas l’argent qu’elle dépensait, le gouvernement britannique déclara sans vergogne à ses sujets qu’il les rendait à leur ancienne liberté. Cette déclaration surprit fort les boers : Vous êtes venus nous annexer, dirent-ils, lorsque nous ne demandions pas à l’être, et maintenant que nous avons pris notre parti d’être sujets anglais, vous nous abandonnez ; vous nous mettez vraiment dans un grand embarras. — Je suis trop votre ami, répliqua le gouvernement colonial, pour ne pas vous restituer l’inestimable bien qui s’appelle l’indépendance, — et il maintint sa décision, laissant les boers libres de conclure que la qualité de sujet anglais n’était pas aussi inaliénable qu’il l’avait prétendu d’abord, et qu’elle se perdait parfaitement lorsqu’elle était onéreuse aux intérêts de l’Angleterre. Voilà maintenant plus de vingt ans que cette histoire s’est passée, et les citoyens de l’état libre, d’abord réclamés comme sujets anglais, lorsqu’ils croyaient ne plus l’être, puis annexés lorsqu’ils ne demandaient pas à l’être, puis rendus à l’indépendance lorsqu’ils n’y tenaient plus, ont pris parfaitement leur parti d’être libres ; mais aveugles seraient-ils s’ils croyaient qu’ils en ont fini avec les contradictions de la logique de leurs voisins. Il sont trop près des champs de diamans de Griqualand-West, et ils seront annexés de nouveau un de ces jours.

Les accusations n’ont pas manqué pour justifier les mesures sommaires dont les boers ont été victimes. On leur a reproché par exemple de ne pouvoir vivre en paix avec les indigènes et de procéder à leur égard par voie d’extermination. En vérité le reproche n’est pas sérieux, car nous ne sachions pas que les hommes de race anglo-saxonne aient jamais passé pour tendres envers les races sauvages. Il n’y a plus depuis longtemps de boers dans Natal, et cependant M. Trollope ne rapporte pas que les Anglais de cette colonie pèchent à l’égard des Cafres et des Zoulous par excès de bienveillance. Est-ce dans Natal ou dans l’état d’Orange qu’il a entendu déclamer contre les écoles cafres, et n’a-t-il pas trouvé chez les fermiers anglais comme chez les boers les mêmes regrets de ne pouvoir contraindre les indigènes à un travail plus régulier ? Est-ce dans Natal ou dans le Transvaal qu’il a vu un colon arrêter un indigène en rase campagne, lui assigner un rendez-vous pour le lendemain et lui faire déposer ses armes comme arrhes de sa ponctualité ? Un autre reproche adressé aux boers est d’avoir fait preuve dans leurs diverses entreprises d’incapacité politique notoire. Nous inclinerions volontiers à croire qu’en effet la capacité politique ne doit pas être très développée chez une population qui fait tout consister dans l’indépendance personnelle, dont l’idéal serait par conséquent d’être dispensée de tout gouvernement, et qui ne manque pas de se soustraire aux obligations du citoyen dès que les circonstances le lui permettent ; comme cela s’est vu dans les derniers jours du Transvaal. Nous tenons donc le reproche comme fondé, en faisant remarquer seulement qu’il pourrait s’appliquer indifféremment aux classes rurales de tous les pays ; il n’en est pas moins encore fort exagéré. Ce n’est pas dans Natal qu’on a eu la preuve de cette incapacité, car l’entreprise a été supprimée lorsqu’elle commençait à peine. Restent le Transvaal et l’état d’Orange, qui ont eu une durée assez longue pour qu’on puisse appuyer une opinion sur leur histoire. Or, de ces deux expériences l’une a mal tourné en effet, — au bout de vingt-cinq ans de durée toutefois, — mais l’autre a réussi à merveille. Si l’on doit accuser l’incapacité des boers de la chute du Transvaal, pourquoi l’état d’Orange, peuplé également de boers, a-t-il prospéré ? Les circonstances ne lui ont pas été meilleures qu’au Transvaal ; ses guerres avec les Basoutos ne l’ont pas cédé en durée et en malignité aux guerres du Transvaal contre les tribus des Béchuanas ; annexé contre son vouloir, il a été abandonné par le gouvernement colonial lorsqu’il avait le plus besoin de sa protection ; longtemps enfin il a porté le poids d’une dette énorme, et connu le régime du papier-monnaie et le crédit défiant qu’il inspire ; cependant il s’est tiré de toutes ces difficultés, il n’a plus de dette publique, les indigènes sont en minorité marquée sur son territoire, il en a fini avec les Basoutos. Si l’on cherche avec attention les vraies causes de cette différence de destinées des deux colonies, nous croyons qu’on la trouvera tout simplement dans la différence des hommes qui ont eu charge de les gouverner.

L’un de ces hommes, M. Burgers, dernier président du Transvaal, ex-ministre protestant, esprit trop cultivé, homme à projets et à programmes, qui semble avoir fait en partie son éducation politique dans la lecture rétrospective d’une certaine presse européenne d’il y a trente ans, a eu le tort d’oublier, qu’il avait à gouverner une population de fermiers-hollandais, et non une population de clubistes européens amoureuse de bannières, de déclarations de principes et de décrets à surprise. Par un concours de circonstances fatales à la république du Transvaal, M. Burgers succédait à un esprit quelque peu fait comme le sien. Prétorius le jeune, qui avait eu le tort de laïciser le fanatisme républicain de son remarquable père et sous qui la débâcle avait déjà commencé.. Comme le jeune Prétorius, M. Burgers appartenait à une petite secte politique qui avait conçu le projet trop grandiose de débarrasser l’Afrique australe de la domination anglaise par le seul magnétisme de l’idée républicaine. Vous voyez d’ici le personnage : tête enthousiaste, cœur généreux, intelligence légèrement chimérique. Pour réaliser ce miracle, il fallait que la république du Transvaal éblouît ses adversaires de ses lumières ; il la lança donc à toute vapeur dans la voie du progrès, dressa un vaste plan pour la création d’écoles sur le modèle le plus moderne, négocia un emprunt en Hollande pour la construction d’un chemin de fer allant de Pretoria aux possessions portugaises de la baie de Lagoa. Le moment était peu favorable. M. Burgers ne réussit donc pas à donner au Transvaal le trésor et l’armée qui lui manquaient, mais il fit frapper avec l’or récolté dans la colonie une certaine quantité de monnaie à son effigie, et il gratifia la république d’un drapeau national à la veille de sa disparition. L’arrivée de sir Théophile Shepstone mit fin à tant de beaux projets. Tout autre a été M. Brand, président actuel de l’état d’Orange. Celui-là n’a jamais perdu de vue qu’il n’avait à gouverner, qu’un tout petit peuple dans un tout petit coin de l’univers, et que, ce petit peuple se composant non de beaux esprits, mais de simples fermiers, il ne devait pas concevoir et caresser des ambitions plus hautes que les siennes. La récompense de cette modestie, c’est qu’il a réussi à vivre en bons termes avec l’Angleterre à résoudre à l’amiable et non sans profit pour son état les différends qui s’étaient élevés pour la possession des champs de diamans, à délivrer la république de toutes dettes, à débarrasser son territoire, des indigènes et à assurer les frontières contre toute agression. Dans l’Afrique australe comme ailleurs, le sort des états tient pour une grande part au caractère de ceux qui les gouvernent, et l’on a oublié de tenir compte de cet élément lorsqu’on a porté contre les boers l’accusation d’incapacité politique. Ces accusations ne sont pas les seules, car les pauvres boers sont entourés d’ennemis. L’indigène, qui les hait, les combat plus volontiers qu’il ne les sert, et l’Anglais, toujours en quête de confort, qui fait ses cinq repas par jour et s’abreuve largement de bières fortes, méprise les habitudes de chiche économie de ces paysans, qui mangent et boivent le moins possible et portent leurs habits jusqu’à ce qu’ils tombent en loques. Il n’y a pas de commerce social entre les deux populations ; épouser une femme boer est considéré par un Anglais comme la dernière des mésalliances. Il était enfin réservé aux boers de trouver leurs critiques les plus acerbes parmi leurs compatriotes. L’habitant de la vieille colonie du Cap, le Dutch Africander, initié à un bien-être dont le pauvre boer reste fort ignorant dans ses solitudes du Transvaal et de l’Orange, s’en, gausse à plaisir, le traitant comme un personnage suranné, sentant le moisi, la ladrerie et les préjugés, mais ce dédain n’est rien encore comparé à celui que lui prodigue l’immigrant hollandais de date récente. Ce dernier, enfant du siècle qui apporte avec lui les prétentions de la civilisation moderne, se trouve en face des boers dans la situation, de ce personnage d’un vaudeville contemporain qui se voit réclamé comme neveu, cousin ou allié, par une foule de rustres dont il ne soupçonnait pas l’existence, et il ne se sent aucune envie de tirer vanité de cette consanguinité trop authentique. Le langage colonial a fait droit à cette répugnance, en réservant aux seuls boers le nom de dutchmen, et en appelant hollander l’immigrant néerlandais contemporain. Pour le hollander, le boer est un exemplaire de tous les vices bas ; il n’est pas seulement malpropre, avare et inhumain, il est sordide, fripon et couard. Sur cette couardise surtout les propos railleurs ne tarissent pas, et il court à ce sujet quantité d’histoires amusantes dans le goût des facéties populaires de tous les pays. On vous raconte par exemple, nous, dit M. Trollope, que, vingt boers s’étant réunis prudemment pour arrêter un seul Cafre, celui-ci les mit en fuite en leur présentant à bout portant une bouteille de soda water, ou bien qu’une autre fois des boers, ayant loué un Cafre pour se battre à leur place, tournèrent ; les talons dès qu’ils virent qu’il faudrait soutenir leur champion ; des sujets de dessins charivariques tout trouvés, comme on voit, pour un Cham ou un Bertall africain. Ce mépris, d’ailleurs, le boer le rend avec usure, car il y a entre lui et le hollander cette différence à son avantage qu’il est toujours d’ancienne extraction sous son linge sale et ses habits râpés, tandis que le hollander est presque toujours un homme nouveau qui porte des chemises blanches. Vous attendiez-vous à trouver au bout de l’Afrique la querelle des anciennes et des nouvelles couches sociales ?

Si vous avez visité les Pays-Bas, vous n’aurez pas manqué d’observer, à mesure que vous montiez vers le Helder, comment les villages s’essaiment sur le polder, et de quel air d’indépendance toutes les maisons s’isolent comme si elles se fuyaient à l’envi. Rien ne donne mieux que ce petit fait le sentiment de la proverbiale taciturnité hollandaise. Les boers ont transporté dans l’Afrique australe cette singularité ; ils ne haïssent rien tant que le voisinage. Détenteurs de domaines énormes qui ne mesurent pas moins de six mille acres, il ne leur suffit pas de la distance que cette étendue met nécessairement entre eux, et ils l’augmentent encore autant que la chose leur est possible : aussi leurs fermes servent-elles de relais et d’hôtelleries aux voyageurs dans le Transvaal et l’Orange, les deux seuls états où ils se conservent à l’état primitif. Ces fermes, qui ne brillent ni par la propreté, ni par la commodité, ne diffèrent guère, s’il faut en croire les descriptions qui nous en sont données, des demeures de nos paysans des provinces les plus arriérées et ne sont guère dans le fait que de vastes chaumières. Elles se composent d’ordinaire d’un rez-de-chaussée divisé en deux ou trois appartenons considérables, et sans autre parquet que le sol boueux, raboteux, inégal que vous pouvez imaginer. Autour de la ferme s’étendent le petit nombre d’acres de terre que le boer met d’ordinaire en culture pour ses besoins et ceux de sa famille, — 50 ou 60 sur 6,000, — et tout proche de ses étables se présentent une ou plusieurs digues qui lui servent à emmagasiner l’eau des pluies pour ses troupeaux et l’irrigation de ses terres. Les maîtres sont à l’avenant du logis. Si vous y pénétrez, vous serez rarement reçu par des hôtes en habits de fêtes ; jadis, par mesure d’économie, le boer allait, dit-on, vêtu de peaux de bêtes comme Robinson, mais, la civilisation ayant marché, il porte aujourd’hui des habits d’étoffes qui sont toujours vieux, et ainsi sont tous ceux de sa famille, car la vanité n’a pas de prise sur les jeunes garçons, ni la coquetterie sur les jeunes filles. Pas d’autres serviteurs que les maîtres eux-mêmes, sauf parfois quelque enfant indigène élevé comme apprenti ; le boer déteste donner des salaires pour un travail quelconque. Dans cet intérieur peu brillant, vous trouverez cependant un accueil cordial, car en dépit de sa taciturnité le boer est hospitalier, et il vous offrira avec une politesse se sentant des manières d’autrefois un repas dont il vaudra mieux ne pas surveiller les apprêts, et un lit qu’il vaudra mieux ne pas visiter avant d’en user. Cette hospitalité, à la vérité, ne sera pas tout à fait celle des montagnards écossais, mais la carte à payer au départ sera si peu de chose, cinq ou six shillings tout au plus ; l’hospitalité gratuite du colon allemand ou anglais qui repousse avec dignité toute indemnité de nourriture et de logement, mais qui trouve moyen de se rattraper largement sur le fourrage de vos chevaux, est, paraît-il, beaucoup plus chère ; chaque peuple a son arithmétique pratique comme ses mœurs.

La vie que mènent les boers dans ces intérieurs est faite à leur image morose. Les voisins sont rares et éloignés, et nous avons dit que le boer ne les recherche pas. Aussi pas de veillées, pas de commérages, ni de contes au coin du feu, de chants ni de danses ; c’est à peine si les garçons et les filles d’un même district ont l’occasion de se rencontrer deux ou trois fois par année et de se livrer aux exercices chers à toute jeunesse. La lecture n’est pas non plus au nombre de ses distractions ; une vieille Bible hollandaise, et quelques livres de prières et de cantiques composent toute sa bibliothèque. Le boer n’est pas un lettré et se refuse à le devenir par les nouvelles méthodes. Savoir lire pour prier Dieu et subir l’examen du catéchisme, préface obligée du sacrement de confirmation sans lequel le mariage ne peut être contracté plus tard, est toute la science qu’il désire pour ses enfans : une des raisons qui dans les dernières années du libre Transvaal avait le plus éloigné les boers de leur président Burgers c’étaient ses plans d’éducation laïque et obligatoire à la manière européenne. Les enfans peuvent difficilement d’ailleurs fréquenter les écoles, les centres étant trop peu nombreux et les distances trop grandes. Pour obvier à, cet inconvénient, des maîtres d’école ambulans parcourent les campagnes et donnent aux enfans des leçons trop espacées pour être très fructueuses. Quelquefois, lorsque le boer est riche ou fait exception au vice d’économie de sa race, il prend un maître d’école à demeure. M. Trollope en rencontra un dans une ferme du Transvaal qui avait été engagé au prix de 12 livres sterling par mois, nourriture et logement en sus, rétribution qui serait fort honnête ailleurs que chez une population avare. Il est probable toutefois que la besogne de ce précepteur était en proportion de son salaire, c’est-à-dire qu’il avait plus d’un écolier à instruire, car les familles sont généralement nombreuses, les boers se mariant fort jeunes et ne restant jamais veufs. La manière dont, selon M. Trollope, ils font l’amour et accordent leurs fiançailles est originale et vaut d’être rapportée. Lorsqu’un garçon se décide à se marier, il dresse une liste de toutes les jeunes filles des districts environnans, met une plume à son chapeau, monte à cheval et commence sa tournée d’amour. Arrivé au logis qu’il s’est proposé de visiter en premier, il entre sans mot dire et exhibe de sa poche une boîte de prunes confites, friandise très recherchée dés boers, et une chandelle de cire, langage symbolique que la mère et la fille comprennent à l’instant. Les prunes sont pour la mère, et elles ne sont jamais refusées ; la chandelle est pour la jeune fille, et elle est quelquefois repoussée ; dans ce cas, le galant remonte à cheval sur l’heure et reprend sa tournée. Si la chandelle est acceptée, elle est allumée sur-le-champ, et la mère se retire en fichant une épingle à un pouce ou deux de la flamme pour mesurer au jeune couple ses heures d’entretien. Quelquefois les amans trouvent que l’épingle a été fichée trop haut, alors ils ont un moyen de faire durer la conversation plus longtemps que la mère ne voulait le permettre : c’est de semer sur la flamme quelques grains de sel qui la font crépiter et empêchent la mèche de se consumer trop vite. Voilà des coutumes, cela se voit sans peine, qui ont pris naissance sur les bords de la Mer du Nord et du Zuyderzée ; où elles sont peut-être oubliées, plutôt que dans les fermes de l’Afrique australe. À ces mœurs simples se joignent des croyances opiniâtres. Le boer est religieux jusqu’au fanatisme, religieux à la manière populaire, c’est-à-dire par tradition et sans examen. Les distances qui l’arrêtent tant qu’il ne s’agit que de plaisirs, d’éducation, de sociabilité ou même d’intérêt, ne comptent plus dès qu’il s’agit de religion ; aussi aux jours de grandes fêtes les voit-on affluer des districts les plus lointains dans Pretoria, Potchefstpom ou Bloemfontein, encombrant les places de ces villes de leurs chariots, et attendant patiemment leur tour de pénétrer dans l’église et d’assister au service sacré qui doit être renouvelé plusieurs fois pour suffire A l’appétit de dévotion de cette multitude.

Les boers ont été vaincus, est-ce définitivement ? Il est improbable que l’avenir nous réserve la surprise de nouveaux exodes ; il l’est davantage encore qu’ils cherchent à échapper à l’Angleterre par la rébellion. L’histoire des trente dernières années a certainement porté ses fruits d’expérience, et ils doivent savoir maintenant que, si le pouvoir britannique disparaissait de l’Afrique australe, ils se trouveraient trop faibles pour résister aux multitudes noires qui pèsent sur tous les points des frontières coloniales. Ils n’ignorent pas davantage que l’Angleterre peut créer pour eux tout ce qu’ils n’ont pu se donner avec leurs ressources insuffisantes, ces centres urbains où ils trouveront des marchés pour leurs produits, ces écoles où leurs enfans pourront recevoir l’instruction dont ils ont été privés jusqu’ici, ces chemins de fer enfin, si convoités de M. Burgers, qui les tireront de l’intérieur des terres où ils sont comme étouffés, les mettront en communication avec les autres colonies, et leur ouvriront la route de la côte orientale. La force, le souci de la sécurité, l’intérêt peuvent beaucoup, et l’Angleterre possède tous ces moyens d’action sur les boers ; ces moyens ne peuvent pas tout cependant, et la domination la plus puissante est toujours mal assurée tant qu’elle ne dispose pas des cœurs. Or ici les cœurs sont ouvertement hostiles ; on a pu le voir tout récemment lorsqu’à la suite du désastre essuyé par lord Chelmsford le gouvernement britannique a voulu foire appel au concours des boers contre les Zoulous et qu’ils ont répondu en demandant le rétablissement de leur ancienne liberté pour prix de leur action. L’Angleterre se conciliera-t-elle jamais ces cœurs pleins de rancune ? La tâche est difficile, tant les antipathies ont été poussées loin. Le gouvernement colonial se doit de l’accomplir cependant, car, si les boers ont besoin de lui, il a encore plus besoin d’eux. Sur les trois cent cinquante mille colons de race blanche qui sont répandus dans l’Afrique australe, les Anglais comptent à peine pour cent mille. Les sujets de l’Angleterre dans ces colonies sont donc Hollandais et non Anglais. Non-seulement ces sujets sont Hollandais dans le présent, mais ils le seront encore dans l’avenir, car on ne peut compter ici sur aucun de ces mouvemens d’immigration si fréquens dans notre siècle qui ont changé la physionomie des sociétés coloniales en noyant le fonds premier de la population sous des flots d’hommes de races différentes. L’accroissement de la population blanche dans l’Afrique australe n’est que l’accroissement de l’élément colonial premier, l’immigration européenne n’y a participé que d’une manière fort secondaire. L’Afrique australe, en effet, toute riche qu’elle soit, n’a rien qui attire l’immigrant anglais. L’ouvrier se détourne d’un pays où les villes sont rares et chétives, et où il rencontrerait la redoutable concurrence du travail indigène, ; l’agriculteur se détourne d’une terre qui n’est fertile que par places et dont toutes les parties excellentes sont déjà découpées en domaines. L’Angleterre ne peut davantage espérer de se délivrer de ses sujets en relâchant le lien qui unit ces colonies africaines à la mère patrie comme elle l’a fait en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Canada. La vieille colonie du Cap seule jouit du plein gouvernement d’elle-même, encore l’Angleterre est-elle obligée d’y faire les frais de l’occupation militaire, ce qu’elle n’a fait dans aucune autre des colonies affranchies. Elle ne peut se délivrer de ses sujets précisément parce qu’elle n’est pas sûre de leur fidélité. Supposons réalisé ce plan de confédération présenté naguère par lord Carnarvon et discuté au parlement sous le nom de permissive bill for south African confederation, quels embarras, s’ils persistaient dans leurs rancunes, ces boers méprisés disposant en maîtres des colonies du Transvaal et de l’Orange, ne pourraient-ils pas créer à son autorité dans un parlement central qui serait anglais de nom et de formes, mais hollandais de composition, d’esprit et de politique ! La liberté constitutionnelle de l’Afrique australe peut seule débarrasser l’Angleterre de la lourde charge du gouvernement de ces colonies ; or, si la conciliation des boers n’est pas la seule condition de l’établissement de cette libertés elle en est une des plus importantes, et cerlainement la plus difficile et la plus délicate.


EMILE MONTEGUT.