Les Colonies françaises depuis l’abolition de l’Esclavage
Il y a quelques années qui ne s’en souvient ? un grand bruit se faisait autour des colonies françaises. La question de l’esclavage défrayait une polémique où la défense et l’attaque se livraient aux mêmes exagérations. De temps à autre, la mêlée se compliquait, et un intérêt industriel considérable, celui de la sucrerie indigène, intervenait dans le débat. Que de théories créées pour les besoins de la lutte et passées à l’état de théorèmes à la faveur de l’animation générale ! « L’abolition de l’esclavage, c’est l’abolition du travail, » répétaient à l’envi les avocats des colonies et ceux de la sucrerie indigène. On évoquait en même temps les tragiques souvenirs de Saint-Domingue. « Partout où il s’est ouvert un compte entre les deux races, disait l’éloquent auteur de la Démocratie en Amérique, ce compte s’est soldé par la destruction de l’une ou de l’autre. » Attaqué dans sa moralité, attaqué dans sa fortune, livré pieds et poings liés à des tergiversations législatives qui semblaient lui faire un ennemi de chacun des nombreux fonctionnaires de son petit pays, le planteur découragé avait fini par douter du droit que lui avait légué le passé en même temps qu’il perdait toute confiance dans l’avenir.
Lorsque survint la révolution de février, le colon exhalait son dernier cri ; mais, par un de ces retours offensifs qu’inspirent souvent les grands désespoirs, ce cri suprême était un cri de guerre et presque de victoire. Les colons demandaient au gouvernement d’en finir au plus tôt avec l’esclavage en leur payant indemnité. Or, comme cette indemnité avait été fixée à un chiffre élevé par la haute commission sur laquelle on s’était dès longtemps déchargé de l’étude de cette grosse affaire, le gouvernement se prenait à reculer, « Sur la question de l’esclavage, défendez-vous comme vous pourrez, car vous n’aurez jamais l’indemnité, » disait un ministre puissant à un publiciste du temps qui prétendait se faire à la fois l’organe du ministère et du parti des colons. Le débat entrait, on le voit, dans une phase nouvelle et vraiment curieuse, lorsque du jour au lendemain, hommes et choses, polémistes et polémiques furent tout à coup dispersés par le même souffle.
Le gouvernement improvisé de février se trouva en présence d’un élément tellement incompatible avec son essence, qu’il dut consacrer l’un de ses premiers soins à le faire disparaître. Posée en principe par le décret du 4 mars 1848, l’abolition de l’esclavage aux colonies françaises fut édictée par celui du 27 avril de la même année, qui parut accompagné d’une série d’actes complémentaires dont bien peu ont reçu leur application. L’indemnité au capital de 126 millions de francs fut votée le 30 avril de l’année suivante. Il faut être juste, même envers les gouvernemens déchus : au lendemain de la révolution de février, il n’y avait pas lieu de différer d’un seul jour la suppression de l’esclavage. Si l’indemnité allouée était insuffisante comparativement au dommage subi, elle ne mérite point la qualification de dérisoire que lui donnent parfois les intéressés[1] ; enfin cette mesure, par le caractère d’humanité et de conciliation qui présida au vote, fut comme une trêve pour les partis, qu’elle rapprocha un moment au nom de l’équité. Pourquoi faut-il cependant que ce grand acte ait été en quelque sorte le dernier bruit de la vie extérieure de nos colonies ? Pourquoi, sauf de rares exceptions, l’indifférence a-t-elle remplacé l’ardente sollicitude dont elles étaient autrefois l’objet ? Nos modestes possessions coloniales fussent-elles seules en cause qu’à notre avis il y aurait un intérêt suffisant, et comme un devoir, à les suivre dans le travail de transformation auquel les a un matin livrées la métropole. Comment, au milieu de ce nivellement social trop inopiné pour n’être pas à l’origine un peu désordonné, la race caucasique a-t-elle maintenu son rôle providentiel de race civilisatrice ? Comment a-t-elle secondé les efforts plus ou moins intelligens, mais toujours persistans et sympathiques du gouvernement ? Jusqu’à quel point la race africaine, passant si rapidement de la servitude à la liberté, a-t-elle donné raison à ces funèbres prédictions, devenues articles de foi pour les abolitionistes comme pour les défenseurs de l’esclavage ? Quel est enfin le bilan économique du travail libre inauguré depuis tantôt dix ans dans les colonies françaises ? Ce seraient là des questions bien dignes assurément d’une attention sérieuse, si d’autres circonstances ne les recommandaient encore à notre sollicitude. Le sourd travail de désorganisation qui se manifeste chaque jour, plus incontestable et plus incontesté, dans la partie de l’Union américaine encore en proie au fléau de l’esclavage, — les efforts des colonies espagnoles cherchant à se recruter de travailleurs libres, — la révolution dont l’empire chinois est depuis plusieurs années le théâtre, — la terrible perturbation qui agite depuis quelques mois l’Inde anglaise, — le débat qui se prolonge entre la France et l’Angleterre sur l’introduction des noirs dans nos possessions d’outre-mer, — tous ces faits et bien d’autres sont autant d’élémens d’une situation qui, étudiée dans ses rapports avec les affaires coloniales, prend un intérêt d’à-propos tout exceptionnel et réclame un examen attentif.
L’émancipation, décrétée au milieu d’une si vive surexcitation de la métropole, s’est assez pacifiquement accomplie dans nos colonies. Sans les sinistres et douloureux désordres fomentés à la Martinique par quelques ambitieux de bas étage qui rêvèrent immédiatement la substitution des races à leur profit, la perpétration de ce grand acte n’eût pas coûté une goutte de sang. À l’île Bourbon (dont le nom a été, on ne sait pourquoi, changé en celui de Réunion, qui n’offre plus aucun sens), tels furent le bon esprit et la docilité des nouveaux citoyens, qu’ils accomplirent scrupuleusement, et sans bouger de leurs glèbes respectives, un engagement de travail libre qu’on leur avait fait contracter avant de promulguer le décret de liberté. Ce fut là, pour le dire en passant, la première cause de la prospérité exceptionnelle de cette île : il n’y eut pas à Bourbon de transition entre le travail esclave et le travail libre. Aux Antilles, les choses ne se passèrent pas ainsi, et même, sur les domaines qui ne se trouvèrent pas complètement désorganisés (un assez grand nombre le furent, surtout à la Martinique), il y eut un mouvement marqué de déplacement, d’éparpillement de l’ancienne population servile. On eût dit que les noirs se tâtaient pour se bien convaincre que cette liberté enfin proclamée n’était point une illusion. Ils passaient incessamment d’une plantation à une autre, n’écoutant que leur caprice, et trouvant une satisfaction enfantine à répondre dans leur jargon aux moindres reproches du planteur : « Si vous n’êtes pas content, j’irai ailleurs. » Cependant, il faut le dire, même en ces premiers jours d’enivrement il n’y eut point, à proprement parler, cessation du travail. Ainsi, lorsque l’émancipation fut proclamée aux Antilles, on était en pleine récolte, et par conséquent, sur un grand nombre de sucreries, de fortes quantités de canne à sucre, rendues en fabrique, devaient être passées en quelques jours au moulin sous peine d’entrer en fermentation : eh bien ! fait assez curieux, et qu’il faut citer à la louange des bons instincts du noir, cette fraction de la récolte qu’on eût pu croire si gravement compromise ne fut généralement pas perdue. Presque tous les planteurs qui se trouvèrent en présence de ce premier embarras de la situation parvinrent à faire comprendre à leur atelier qu’il fallait commencer par mettre an moulin, comme on dit aux colonies, sauf à festoyer ensuite à cœur joie la liberté proclamée.
S’il nous fallait une preuve que le travail ne fut point alors abandonné, nous la trouverions dans les états du commerce et de la production coloniale pour 1848. D’après ces documens authentiques, la production du sucre fut en 1848 à la Martinique de plus de 19 millions de kilogrammes. À la Guadeloupe, le résultat fut de plus de 20 millions de kilogrammes[2]. Ces chiffres sont loin sans doute de ceux de l’année 1847, qui s’élèvent à 32 millions de kilogrammes pour la première des deux colonies, et à 40 millions pour l’autre ; mais ceux de l’année précédente, moins favorisée par les conditions atmosphériques, n’avaient été que de 25 millions d’une part, et de 28 millions de l’autre.
L’une des traditions les mieux enracinées, répandues par l’ardente et stérile polémique qui a précédé l’émancipation, c’est celle de l’insurmontable routine à laquelle seraient livrés les colons. Or il faut avouer que leurs premiers efforts pour réorganiser autour d’eux le travail ne justifient en rien ce reproche. À l’époque même où la métropole sacrifiait dans cette matière l’examen réfléchi des expédiens pratiques à la bruyante discussion des théories, les colonies s’évertuaient a trouver des combinaisons de travail libre qui présentassent : d’autres apparences que celles du travail esclave. Système de la tâche, métayage au produit brut d’une fraction de terre donnée tel que nous le connaissons en France, métayage collectif du domaine avec partage du produit brut suivant les capacités, partage proportionnel du revenu net, salaire gradué par catégories de forces et d’aptitudes, le planteur essaya de tout. Les années 1849, 1850 et 1851 se passèrent en tâtonnemens d’autant plus laborieux, que l’exercice des droits politiques entretenait une dangereuse effervescence parmi les populations rurales. C’est la période marquée par ces trois dates qui vit réellement éclater la crise provoquée, par l’émancipation. Votée en principe dès le commencement de 1849, l’indemnité ne put entrer en distribution que dans le courant de 1850, et, privées d’une ressource qui leur eût été si précieuse à ce moment de lutte suprême, on vit s’affaisser, peut-être pour ne jamais se relever, plusieurs vieilles familles créoles dont le nom avait noblement figuré dans les fastes de leur petit pays.
Les récoltes de 1849 et 1850 peuvent faire juger de l’intensité de cette crise, car, quoique en grande partie plantées sous le régime de l’esclavage, elles ne donnèrent à la fabrication : pour la Martinique, la première que 19 millions de kilogrammes, la seconde que 16 millions ; pour la Guadeloupe, la première que 17 millions, la seconde que 13 millions. Il n’est pas sans intérêt de remarquer que c’est au premier produit du travail libre, c’est-à-dire celui de la récolte de 1851 mise en terre depuis l’émancipation, que commence un mouvement de reprise désormais continu. Ce produit fut de plus de 23 millions de kilogrammes pour la Martinique, et de plus de 20 millions pour la Guadeloupe.
Pendant que la crise sévissait si cruellement aux Antilles, pendant qu’elle ruinait complètement la Guyane[3], l’île de la Réunion traversait, comme impassible, ces années d’épreuves, si lourdes pour ses sœurs. Les exportations de notre colonie de l’Océan-Indien, qui, en 1847, dernière année de l’esclavage, avaient été de 24,799,000 kilogrammes, furent de près de 22 millions pour 1848, de 18,391,000 kilogrammes pour 1849, de près de 19 millions pour 1850, et de 23 millions en 1851. C’est un fait qu’il suffit de constater pour le moment, et qui sera bientôt expliqué.
Les années 1852 et 1853 virent enfin une situation meilleure s’annoncer aux Antilles, et particulièrement à la Martinique. Les esprits se calmaient, les agitations de la vie politique cessaient de troubler le travail ; la liquidation et la répartition de l’indemnité, rapidement conduites, jetaient de précieuses ressources dans le pays. Les banques de circulation décrétées par la loi de l’indemnité, entrant enfin en activité, faisaient immédiatement tomber le taux de l’intérêt et modifiaient profondément des habitudes commerciales où dominait peu jusque-là l’exactitude sacramentelle des échéances. À son tour, le travail agricole se dégageait spontanément de la scorie des systèmes, et reprenait peu à peu, suivant les localités et les individus, l’assiette qui lui convenait. Cette heureuse situation est constatée par les chiffres de la production des Antilles pour ces années 1852 et 1853 aussi bien que pour les trois suivantes, où s’arrêtent les résultats connus. Ainsi la Martinique produisait 24,578,000 kilogrammes en 1852, 20,699,000 en 1853, — 24,374,000 en 1854, 18,529,000 en 1855, — 28,181,000 en 1856. À la Guadeloupe, les résultats obtenus étaient de 17,734,000 kil. pour 1852, — de 14,804,000 pour 1853, — de 22,072,000 pour 1854, — de 20,070,000 pour 1855, — de 22,505,000 pour 1856.
Ces chiffres demandent à être étudiés, car ils renferment plus d’un enseignement. Ils établissent qu’après une période de décadence qui dure seulement trois ans, la production de nos colonies les moins favorisées s’arrête dans son affaissement, et que, sortant presque aussitôt de cette langueur, elle reprend un léger essor. Or que l’on veuille bien se reporter aux nombreux documens publiés sur la marche du travail libre dans les colonies occidentales de la Grande-Bretagne : on verra que, malgré l’énormité du fonds de roulement mis par le paiement préalable de l’indemnité aux mains des planteurs anglais, la période que nous appelons de décadence pesa sur ces colonies beaucoup plus longtemps que sur les nôtres. Il faut donc le dire à la louange de ces colons français si souvent et si durement attaqués dans les années qui précédèrent l’émancipation : par la douceur de leurs mœurs et leurs bons procédés, ils avaient su généralement créer entre eux et leurs esclaves des liens d’affectueuse domesticité que la raideur, britannique permit rarement de se former. Les planteurs qui avaient su le mieux mériter ces sentimens furent les premiers en mesure de réorganiser leur exploitation. Après s’être largement livrés à une manie de déplacement qui dégénérait souvent en vagabondage et tombait alors sous le coup de dispositions pénales judicieusement combinées, les noirs finirent par se sentir attirés vers les localités où ils avaient d’abord vécu. Ce mouvement de reconstitution se continue, il se fortifie de jour en jour, et il est en ce moment des domaines dont l’atelier est presque exclusivement composé de leurs anciens esclaves.
Une seconde observation qui appelle l’attention la plus sérieuse, c’est qu’au dire des hommes les plus compétens, cette réorganisation du travail africain libre a dit maintenant à peu près son dernier mot ; elle a donné tout ce qu’on peut raisonnablement en attendre. Livrée aux seules forces de sa vitalité, elle ne pourra guère que décroître, et la production générale ne saurait y trouver que des ressources insuffisantes. Il y a antagonisme entre la culture parcellaire et la grande exploitation du sol : le noir veut vivre chez lui. Cette tendance peut être regrettable sous bien des rapports ; mais malgré l’exemple donné par l’Angleterre, ou plutôt à cause de cet exemple, nous ne croyons pas qu’on ait le droit d’y faire systématiquement obstacle. N’est-il pas légitime que l’Africain, aujourd’hui journalier, songe, en accumulant son épargne, à devenir acquéreur d’un morceau de cette terre féconde dont la possession lui semble le véritable complément de la liberté ? Cette aspiration n’est elle pas celle du paysan de nos campagnes, et ne savons-nous pas à quelles dures privations il se soumet pour y satisfaire ? L’instruction primaire elle-même, l’instruction donnée par l’état aux jeunes générations, tend à produire un effet analogue, en ce qu’une fois munis de quelques notions élémentaires, les adolescens désertent volontiers le rude labeur agricole pour les métiers de la ville. Demandera-t-on pour cela que le gouvernement ferme systématiquement ses écoles ? On peut désirer que l’avènement du noir à la propriété ne se fasse qu’à de sérieuses conditions, qu’elle ne soit pas l’occupation éphémère des terres vagues de l’état ou des particuliers ; on peut désirer qu’à l’exemple des tentatives faites dans la métropole, où le mal s’est également révélé, l’instruction primaire aux colonies devienne une éducation qui façonne les jeunes esprits à comprendre et à honorer le travail de la terre ; mais on ne peut aller au-delà. La liberté est la liberté, et le régime qu’elle prescrit est incompatible avec l’apprentissage anglais, la plus déplorable de toutes les combinaisons mixtes qui aient jamais été tentées.
Le caractère de cette situation n’a pu échapper à l’examen de l’administration chargée de veiller aux intérêts de nos colonies. — Qu’a-t-elle donc fait, et que lui reste-t-il à faire, non pas seulement pour maintenir et fortifier les résultats acquis en ce qu’ils présentent de sain et de fécond, mais encore pour les développer en corrigeant ce qu’ils offrent de défectueux et de transitoire ? C’est ce qu’il faut rechercher en traitant de la question de l’immigration.
On évalue généralement à un tiers pour les Antilles la réduction qui s’est produite, quant à la grande culture, dans le travail africain émancipé. La proportion paraît être beaucoup plus forte pour la Réunion. Cette situation étant donnée, le problème consiste aujourd’hui à trouver au dehors et à rendre au sol colonial, tout en respectant la liberté, la somme de forces que la liberté lui a fait perdre.
La question de l’immigration des travailleurs dans les colonies européennes est une des plus intéressantes que les gouvernemens aient dû examiner depuis quelque temps. Elle est en effet une de celles qui réclament le plus directement l’intervention administrative, tant à cause des intérêts d’ordre public et d’humanité qui s’y trouvent engagés que par des difficultés d’exécution presque inabordables pour les seules forces de l’industrie privée. Aussitôt après l’abolition de l’esclavage dans ses colonies, l’Angleterre tourna ses vues de ce côté, et les nombreux documens administratifs qu’elle a publiés sur l’organisation du travail libre constatent l’attention qu’ont donnée à ce grand problème ses hommes politiques les plus considérables ; mais pour des raisons qu’il serait trop long d’indiquer ici, la question n’était pas mûre pour elle, et Maurice excepté, le travail agricole n’a pu encore, dans les colonies anglaises, revenir à son niveau normal. En France, dès 1849, cette question vitale préoccupa le département de la mariné, et nous croyons savoir que celui de la guerre, chargé de mener à bonne fin une des plus belles tentatives de colonisation, s’occupe en ce moment même de s’assurer le concours de l’immigration asiatique[4].
Il est aujourd’hui démontré par la pratique que trois sources principales d’immigration peuvent fournir au travail colonial les bras qui lui manquent : — l’Afrique orientale et occidentale, — la Chine, — l’Inde anglaise.
Il y a peu de chose à dire de l’immigration chinoise, parce que cette partie du sujet n’est encore qu’à l’état d’étude en France. Il suffit de constater que l’administration des colonies, qui veut se rendre compte de la valeur des diverses sources du recrutement, a donné en 1856 son concours à un armement ayant pour but d’introduire dans nos Antilles 1,200 Chinois engagés dans la province de Shanghaï, celle où les populations sont à la fois les plus laborieuses et les plus pacifiques. L’opération est pour le moment suspendue, soit à cause du nouvel état d’hostilité qui s’est produit entre la Chine et l’Europe, soit pour mécompte dans l’évaluation de la dépense présumée ; mais elle sera certainement reprise en temps opportun ou à de nouvelles conditions. Cuba nous a d’ailleurs devancés dans cette voie. C’est en effet vers l’immense population du Céleste-Empire que se sont jusqu’ici tournés les efforts de cette reine des Antilles, trop intelligente et trop voisine de Saint-Domingue pour ne pas réfléchir sur la fragilité d’une royauté qui repose sur l’esclavage. Depuis assez longtemps, il s’est formé à Cuba, sous le patronage du gouvernement de la métropole, une importante association, la junta de formnto, dont le but est l’introduction des travailleurs libres, et les efforts de cette compagnie ont abouti déjà au recrutement d’un assez nombreux contingent de Chinois. Ce sont les navires français qui ont presque le monopole de ces transports, qui tendent à se multiplier. La cession d’un contrat d’engagement d’un travailleur chinois rendu à La Havane se paie jusqu’à 2,000 fr.
L’immigration africaine est celle qui aujourd’hui occupe le plus vivement les esprits. Tandis que la Réunion mêle à ses Indiens des Mozambiques qu’elle recrute à la côte orientale du vaste continent, tandis que le gouvernement lui-même passe marché avec une puissante maison d’armement pour l’introduction, dans une période de quatre ans, aux Antilles et à la Guyane, de 10,000 noirs recrutés à la côte occidentale, il y a dissidence marquée parmi les colons sur la valeur de cette immigration. D’un autre côté, on a vu tout à coup lord Brougham, sonnant l’alarme au nom du parti abolitioniste, annoncer dans le parlement qu’il présenterait une motion tendant « à ce que le gouvernement de la reine fût invité à intervenir pour obtenir du gouvernement de son allié l’empereur des Français qu’il voulût bien, dans l’intérêt de l’humanité, renoncer aux recrutemens de la côte d’Afrique, qui, ne pouvant s’effectuer qu’au moyen du rachat préalable, peuvent être moralement assimilés à des faits de traite… » Depuis lors, cette affaire n’a pas cessé de tenir une grande place dans les préoccupations du public anglais. À la fin de novembre 1857, une députation étant venue porter ses doléances à lord Clarendon, le noble lord a cru pouvoir accuser hautement la France de faire la traite des noirs non mitigée et non déguisée. Plus tard, le 11 décembre, dans une séance de la chambre des lords, répondant à des interpellations du comte de Schaftesbury et du comte de Derby, le même ministre a persisté dans son étrange appréciation des actes de la France, et cet incident parlementaire a pris en quelque sorte le caractère d’une manifestation destinée à peser sur notre gouvernement. Il nous sera fort aisé de montrer que ni le droit ni les faits ne justifient le langage tenu dans le parlement anglais ; mais, avant d’essayer cette facile démonstration, ne convient-il pas de rappeler que cette pensée de recourir au recrutement africain au moyen du rachat préalable, qui vaut aujourd’hui de si vifs reproches à la France, est une conception d’origine tout à fait britannique et, qui plus est, d’origine abolitioniste ? On la voit en effet naître et se développer dans les nombreuses phases qu’a traversées la question de l’immigration depuis le bill de 1833. C’est d’abord toute une organisation combinée par M. Allen, officier de l’armée navale, abolitioniste fervent, l’un de ceux qui ont le plus payé de leur personne dans les tentatives faites pour la suppression de la traite. Il ne s’agit de rien moins que d’une convention internationale qui chargerait l’Angleterre d’approvisionner de travailleurs noirs tous les pays dont la culture réclame cette catégorie d’immigrans à la condition qu’une abolition générale de l’esclavage suivrait de très près cet immense recrutement. Vient ensuite la propagande entreprise par l’un des partisans les plus considérables de l’abolition. Sir Mac-Gregor Laird, président de la société abolitioniste de Glasgow[5], envisageant la question au point de vue économique, finit par faire prévaloir dans un meeting l’idée que le travail servile doit succomber sous la concurrence du bon marché du travail libre, et que le seul moyen d’arriver à ce résultat, c’est de ne mettre aucune entrave aux recrutemens de la côte d’Afrique. Si le gouvernement ne se rallie pas aux propositions qui lui sont soumises à ce sujet, du moins ne croit-il pas devoir les rejeter d’une manière absolue. Lord Stanley, alors ministre des colonies (le même que nous voyons aujourd’hui, sous le nom de comte de Derby, presser le cabinet whig de ses excitations), « craint de provoquer les soupçons des puissances qui se sont associées à l’Angleterre pour la destruction de la traite ;… il ne pense pas que le moment soit venu de remettre en question le plan que le gouvernement a cru devoir adopter pour les recrutemens : l’épreuve a duré trop peu de temps… » En 1846, le 27 juillet, la question est portée à la chambre des communes avec une grande hardiesse de vues par M. Hume. Il demande la suppression de la croisière des côtes d’Afrique, si coûteusement impuissante pour la répression de la traite, et propose l’organisation, à l’aide de cette économie, d’un vaste système de rachat, dont la concurrence ira chercher et écraser cet odieux trafic aux lieux mêmes où il s’exerce. Sir Robert Peel, appuyant de sa haute autorité le patriarche du radicalisme, s’écrie : « Donnez tous les encouragemens en votre pouvoir à l’immigration des travailleurs ; et ne prenez aucun souci d’imputations que vous savez ne pouvoir être fondées. » Lord Grey, qui tient en 1847 le portefeuille des colonies, s’étant prononcé d’une manière explicite contre de pareilles combinaisons, l’opinion publique lui reproche de paraître engager l’avenir par des doctrines trop absolues. Enfin, dans ces derniers temps, les organes les plus éclairés de la presse anglaise désapprouvent hautement les manifestations dirigées contre la tentative de recrutement que nous poursuivons à la côte d’Afrique. On le voit donc, la France pourrait bien, à la rigueur, se croire autorisée à répondre à l’Angleterre, sans même s’arrêter au fond de la question : « Le système que je mets aujourd’hui en pratique, je l’ai emprunté à vos abolitionistes les plus respectables, à vos hommes d’état les plus éminens. La seule dissidence réelle qu’il y ait entre nous, c’est que les quinze ans écoulés depuis le ministère de lord Stanley me paraissent une épreuve suffisante, surtout lorsque s’est accompli dans cette période un fait comme celui de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises. » Une telle réponse écarterait, ce semble, toute discussion ; mais il est, nous l’avons dit, des raisons de droit et de fait qui ont une bien autre portée dans le débat.
On ignore généralement que les traités du droit de visite ont cessé d’exister. Les fameuses conventions qui ont provoqué dans le monde politique des scissions si bruyantes ont pris fin sans la moindre oraison funèbre. Celles du 30 novembre 1831 et du 22 mars 1833 ne renfermaient aucune clause restrictive quant à la durée ; mais celle du 29 mai 1845, qui fut signée à la suite de vives discussions parlementaires, et qui abrogeait implicitement les précédentes, ne devait demeurer en vigueur que dix ans. Aux termes de l’article 10, qui fixe cette limite, les négociations pour la prorogation devaient être reprises dès le cours de la cinquième année, c’est-à-dire en 1850. Nous ne pouvons dire si ces négociations ont eu lieu en leur temps ; mais ce dont nous sommes certain, c’est que le gouvernement actuel a laissé sciemment arriver l’échéance finale du 25 mai 1855, sans vouloir que la question fût reprise. Aujourd’hui donc tout ce régime exceptionnel a pris fin, et il n’existe d’autre droit international sur la matière que celui résultant des grandes conventions politiques de 1814 et 1815, qui proclament en termes généraux l’abolition de la traite, mais laissent chaque peuple pleinement arbitre des moyens à employer pour y arriver. La législation qui a été chez nous la conséquence de ces faits diplomatiques se trouve tout entière d’abord dans l’ordonnance du 8 janvier 1817, puis dans les lois du 15 avril 1818, 25 avril 1827 et 4 mars 1831. Inutile de dire que rien dans cette législation n’implique pour une puissance étrangère le pouvoir de s’immiscer dans nos actes. Tel est l’état de la question au point de vue du droit.
En fait, est-il vrai, comme le donneraient volontiers à penser les paroles de lord Clarendon, que la France ait systématiquement organisé un vaste plan de rachat à la côte d’Afrique ? S’est-elle prise d’un subit enthousiasme pour les conceptions des abolitionistes anglais ? En un mot, croit-elle que hors l’immigration africaine il n’y a point de salut pour ses colonies ? — Nullement. Nous avons dit qu’il y avait dissidence aux colonies sur la valeur et l’opportunité de l’appel fait au recrutement africain. Cette dissidence repose sur cette considération, qu’il peut y avoir inconvénient à fortifier la po pulation noire déjà si nombreuse relativement aux autres élémens, de la population coloniale dans les possessions françaises. Une telle observation mérite à coup sûr qu’on en tienne compte, et c’est ce qu’a fait le gouvernement. De là est venue la pensée de ne procéder au recrutement des noirs que dans des limites fixées par la prudence. Enfin il ne paraît pas douteux que l’administration supérieure des colonies n’ait toujours partagé l’opinion dès planteurs quant à la préférence que mérite l’immigration de l’Inde sur celle de l’Afrique. Comment donc la France s’est-elle décidée à recourir à cette dernière au risque de mécontenter son alliée ? — Nous touchons ici au nœud même et au côté le moins connu de la question. Ce qui se passe aujourd’hui à la côte d’Afrique pourrait à la rigueur prendre le caractère de représailles pacifiquement exercées par la France. Il paraît qu’étonné et justement froissé des obstacles que l’administration anglaise de l’Inde mettait à l’immigration des travailleurs indiens pour nos colonies, le gouvernement français aurait, dès 1852, fait au gouvernement de la Grande-Bretagne cette importante déclaration, « qu’aucun texte des conventions répressives de la traite ne s’opposait à ce que des engagés fussent pris à la côte d’Afrique, dussent-ils même être rachetés pour être conduits sur le sol libre et civilisé des colonies françaises ; que si la France s’était dans ces dernières années abstenue de recourir à ce moyen de recrutement, c’est qu’elle savait qu’il répugnait à une portion respectable de l’opinion publique en Angleterre, mais que, devant assurer le succès de l’œuvre du travail libre dans ses colonies, elle se verrait obligée de renoncer à cette déférence amicale, si son alliée continuait à lui faire obstacle en entravant la libre sortie des Indiens. » Il est donc hors de doute que si la France a eu recours à cette extrémité de l’immigration d’Afrique, c’est à elle-même et à elle seule que l’Angleterre doit s’en prendre. Le fond de tout ceci n’est en réalité qu’une question de réciprocité, et nous sommes convaincu qu’il dépend absolument du gouvernement anglais de mettre fin aux opérations que le nôtre a récemment autorisées, tout en sortant par la bonne porte d’une difficulté diplomatique réelle. Il y a en définitive connexité véritable entre les deux élémens de la question, et cette connexité nous conduit à dire ce qu’est l’immigration indienne, à rechercher si réellement on peut l’interdire à la France.
On appelle coolie dans l’Inde tout homme de labeur, agricole ou domestique. Le coolie ne se distingue point par des formes herculéennes. À le voir à la tâche, on n’est pas émerveillé d’abord de la besogne accomplie ; mais son travail est régulier, persistant, fait avec soin et conscience. Il est comme l’expression de sa nature physique, qui est frôle, mais élégante et nerveuse. L’Indien a un certain sentiment de sa dignité, qu’il exprime naïvement en comparant à la chevelure laineuse, au nez épaté du noir ses cheveux soyeux et son nez aquilin. L’Inde est immense, et ses races multiples. Il ne faut pas juger le paisible Malabar, allant chercher au dehors les moyens de ne pas mourir de faim, sur le portrait que là correspondance des officiers anglais trace des redoutables insurgés qu’ils ont initiés au métier des armes. Intelligent, docile, confiant, extrêmement sensible aux bons procédés, l’injustice seule le révolte et l’aliène. Le coolie s’assied dans la société coloniale avec l’impassibilité du brahme. Il conserve ses habitudes, ses mœurs, sa religion ; il ne se mêle en rien au mouvement et aux passions des populations qui l’entourent. Étranger il se sent, étranger il resté. Le paria qui a fui son pays devant l’opprobre se montre reconnaissant de l’asile qui lui a été ouvert, et le témoigne d’une façon significative par sa docilité et son bon esprit. Tout cela dit assez que l’Indien n’est point un sauvage, un être assimilable aux noirs de traite, comme on l’a parfois trop légèrement affirmé. Faut-il dû moins ne voir en lui qu’un enfant n’ayant pas suffisante conscience de son acte, lorsqu’il se décide à s’embarquer pour chercher du travail aux colonies françaises ? — Non, assurément ; mais comme l’Indien se trouve dans Un réel état d’infériorité intellectuelle vis-à-vis de ceux qui le sollicitent à l’expatriation, l’autorité publique internent pour suppléer à ce qui lui manque de ce côté et rétablir en quelque sorte l’équilibre. On ne saurait imaginer toutes les formalités tutélaires qui entourent le coolie tant à son départ de l’Inde que lors de son arrivée aux colonies. Conduit par le mestri ou recruteur à un agent administratif préposé ad hoc, il reçoit communication du contrat auquel il va se soumettre. Ce contrat, qui porte un engagement de travail de cinq ans, après avoir déterminé les conditions de la rémunération, pose en termes précis et formels la condition du rapatriement stipulée en faveur de l’immigrant indien. Son état de santé constaté par une visite du médecin, il est mis en possession d’une certaine somme à titre d’avance sur sa rémunération, et conduit dans un lieu de dépôt en attendant le départ du navire. Il y est nourri, et soigné en cas de maladie. Au moment de l’embarquement, une seconde lecture lui est faite du contrat par l’agent administratif, qui doit s’assurer qu’il en a bien compréhension et l’avertir qu’il peut encore s’en dégager en restituant l’avance reçue. L’embarquement a enfin lieu après une nouvelle visite du médecin et l’inspection d’une commission administrative, qui vérifie si le navire présente les conditions réglementaires de navigabilité, d’aménagement et d’approvisionnement.
Lors de l’arrivée à destination, un fonctionnaire colonial, appelé commissaire à l’immigration, préside au débarquement, au campement provisoire dans un lieu salubre et à la répartition des travailleurs entre les planteurs qui ont dû par avance faire inscrire leurs demandes, afin que l’administration fût mise à même d’apprécier leurs ressources au point de vue de l’accomplissement de leurs obligations. Le commissaire à l’immigration fait de temps à autre des tournées d’inspection dans les campagnes pour constater que ces obligations sont fidèlement remplies, que les engagés sont humainement traités. Dans certains cas, ceux-ci peuvent être déliés de leur contrat et mis à même de choisir un autre engagiste. À l’expiration de l’engagement, qui est, on l’a vu, de cinq ans, si l’Indien ne croit pas devoir accepter le renouvellement avec prime qui lui est offert dans le cas où l’on a été satisfait de son travail, il est replacé, comme à son arrivée, sous la tutelle directe de l’état, et son rapatriement devient affaire administrative. Il y est pourvu au moyen d’une caisse spéciale alimentée de ressources particulières, qui existe depuis ces dernières années dans la trésorerie coloniale sous le nom de caisse d’immigration.
Toutes ces dispositions, dont nous n’avons indiqué que les principales, sont exécutées avec ce soin, cette conscience, ce respect du droit et de l’humanité qui se manifestent dans tous les actes de l’administration française. Des décrets, des règlemens, des instructions élaborés par les hommes les plus compétens de la métropole et des colonies ont tout prévu, tout simplifié[6]. C’est l’honneur de la France qu’arrivant à réglementer cette délicate matière après l’intelligente et philanthrope Angleterre, elle ait fait une œuvre modèle pour toutes les nations qui s’en sont depuis occupées, et pour les Anglais eux-mêmes, à en juger par le rapport que reçut en mai 1856 le gouverneur de la Trinitad[7], le contre-amiral Charles Elliot, d’un habitant de cette colonie de retour d’une exploration à la Martinique. Entre autres résultats comparatifs fort importans, ce document constate que notre opération maritime est si bien conduite, que sur quatre navires portant 1,564 individus, la mortalité a été seulement de 1 pour 100 pour les trois premiers, et nulle pour le quatrième.
C’est dans ces conditions que s’est effectuée l’immigration indienne qui a jusqu’ici pris la route de nos colonies. Au mois de mars 1857, quoique n’ayant opéré qu’avec les ressources personnelles de ses habitans, l’île de la Réunion comptait dans ses champs et sa domesticité une population de plus de 35,000 travailleurs coolies. Éclairée par l’exemple de Maurice, qui avait usé et abusé de cette ressource, opérant sous la surveillance immédiate du gouvernement, notre colonie a su éviter les excès d’un recrutement anarchique. Sans doute il a bien pu, à l’origine surtout, se glisser quelques abus dans le déplacement de cette masse vivante effectué en un court espace de temps. Malgré l’intelligence dont ils ont donné tant de preuves, les colons de la Réunion n’ont pas encore entièrement compris, le croirait-on ? que l’avènement du travail libre devait faire disparaître toutes les traditions de l’esclavage, même celles de la langue parlée. L’étranger qui arrive dans cette belle colonie est péniblement étonné d’entendre raisonner de la vente et de l’achat des coolies, du haut prix qu’ils valent Ce n’est là, hâtons-nous de le dire, qu’une aberration de langage aussi regrettable qu’irréfléchie. Le colon qui emploie un immigrant n’achète point un homme, il achète l’engagement de cinq ans que cet immigrant a contracté, avant de s’embarquer, avec l’entrepreneur d’immigration. Le régime actuel des 35,000 natifs de l’Inde qui ont prêté leurs bras à l’île de la Réunion n’est donc autre chose que celui du contrat de louage d’ouvrage tel qu’il résulte de notre droit civil, qui impose ici la limitation de durée comme caractère essentiel. Aucune illusion ne saurait exister à l’endroit de cette doctrine, si l’on songe que les tribunaux coloniaux, composés comme ceux de la métropole, sont animés du même esprit[8]. S’il s’était produit quelque doute, il se fût matériellement dissipé lorsqu’à l’expiration de la première période quinquennale écoulée depuis le commencement de l’immigration, on vit ceux des immigrans qu’elle libérait, et qui se refusèrent à renouveler leur contrat, déterrer leur pécule et s’embarquer pour regagner leur pays[9].
Tel est l’état des choses à la Réunion. Aux Antilles, si au point de vue du droit la situation est identique, les résultats acquis sont très différens. C’est seulement en 1852 que le gouvernement se décida à tenter l’entreprise, reconnaissant, après l’élaboration approfondie que nous venons de rappeler, que l’immigration des mers de l’Inde à celles d’Amérique ne pouvait être laissée à la seule initiative de l’industrie, privée. Secondant et développant les vues d’un gouverneur intelligent, qui lui-même reprenait en sous-œuvre une conception évidemment trop modeste, l’administration supérieure passa contrat, en 1853, avec une société puissante, qui devait faire de l’immigration indienne aux Antilles l’une de ses principales branches d’opération[10]. La compagnie concessionnaire devait introduire aux Antilles 15,000 coolies dans une période de quatre ans. Cette période est écoulée, et il n’y en a guère aujourd’hui plus de 6 000 rendus aux Antilles, Cependant le chiffre accordé n’avait rien d’exorbitant, pas plus que la durée imposée au concessionnaire. Pourquoi et comment cette entreprise si sagement combinée s’est-elle trouvée paralysée dans son développement ? Parce que l’Angleterre y a mis obstacle, du moins autant qu’il a dépendu d’elle, c’est-à-dire diplomatiquement[11].
Quelques mots d’explication et d’examen sont ici nécessaires. Le recrutement des Indiens pour les colonies françaises ne se fait point dans les ports anglais de l’Inde, il se fait dans les comptoirs français, notamment dans ceux de Pondichéry et de Karikal ; mais comme la population de nos territoires est très restreinte, il est constant qu’ils ne font guère que servir de lieux de passage aux habitans du territoire britannique qui viennent y demander des moyens de transport à nos navires. Ce qui est également avéré pour tous les hommes pratiques, et connaissant le pays, que nous avons consultés, c’est qu’il n’est pas possible à l’administration anglaise d’empêcher ce passage d’un territoire sur l’autre. Il existe dans la partie française de l’Inde ; pour ce genre d’affaires, toute une organisation dont le siège est à Pondichéry, fonctionnant sous l’œil de l’autorité coloniale, ayant ses moyens d’action, ses agens et sous-agens indigènes. Les premiers, sédentaires, sont sujets français ; les autres, qui vont au besoin chercher les recrues au-delà de la frontière, sont sujets anglais. Les entraves mises à leur propagande peuvent bien rendre leurs services plus onéreux, et par conséquent faire inscrire une plus forte dépense au bilan de l’opération, mais elles ne pourront jamais l’empêcher radicalement de s’accomplir, par suite de la configuration des lieux. Il n’en existe pas moins une foule d’actes émanés de l’autorité de la compagnie des Indes qui, s’ils pouvaient être exécutés, aboutiraient à interdire complètement l’immigration ; mais il est facile de constater, en remontant à la date de ces prescriptions, qu’elles ont été faites en vue de refréner les abus du recrutement tel qu’il s’était opéré pour Maurice. La question à résoudre s’agitait ici entre l’administration anglaise et les sujets anglais ; elle ne regardait nullement la France. Ainsi l’acte de la compagnie véritablement prohibitif de l’immigration remonte à l’année 1839, c’est-à-dire à une époque où l’esclavage existant encore dans ses colonies, la France ne pouvait naturellement songer à cette opération. C’est pourtant sur l’existence de ces dispositions, qui, bien observées, eussent rendu l’immigration impossible même pour les possessions britanniques, que l’on se fonde aujourd’hui pour poser diplomatiquement une sorte d’ultimatum au gouvernement français. D’après un avis émané du foreign-office, les recrutemens ne seraient plus tolérés (et encore moyennant de certaines modifications) que pour l’île de la Réunion, et ils seraient, interdits même pour cette destination, si l’on ne déclarait y renoncer pour les Antilles. L’administration des colonies aurait donc à sacrifier l’intérêt de nos possessions d’Amérique, qui ont le plus besoin d’assistance, pour ne pas sacrifier celui de la Réunion, qui en a le moins besoin : grave alternative qui ne saurait certainement être acceptée sans discussion. Il n’y a pas là seulement en effet une affaire de gouvernement à gouvernement, il y a encore une question de droit public.
Les habitans de la péninsule hindoustanique sont-ils libres ou ne sont-ils pas libres ? La vérité est qu’une sorte d’esclavage mitigé a naguère existé dans l’Inde anglaise comme dans toutes les autres parties du continent asiatique. La prise de possession de la compagnie laissa subsister cette institution, comme elle laissa subsister les autres faits sociaux qu’elle trouva séculairement établis parmi les indigènes. On n’y prit pas garde, on l’ignora presque. Cependant le grand parti qui s’était donné la noble mission de faire disparaître le servage de tous les pays placés sous le pavillon britannique finit par songer que les hommes de race africaine n’avaient pas seuls droit à sa sympathie, et par s’enquérir de l’état des choses dans les domaines de la compagnie. Comme il n’y avait guère que les natifs qui fussent intéressés dans cette nature de propriété, la question devenait fort simple : on n’avait pas à se préoccuper de l’indemnité de dépossession, comme lorsqu’il s’était agi des colons de race européenne sujets anglais. Donc un simple acte local, rendu le 7 avril 1843 et confirmé en juillet suivant par la cour des directeurs, proclama l’abolition complète de toute espèce de servage dans l’Inde. Cet acte est des plus précis, des plus explicites ; mais d’Anglais à Indien il changea peu de chose à la situation. Il s’est créé dans la péninsule un état social qui n’est ni l’esclavage, ni même le servage, mais qui n’est pas non plus la liberté : c’est la domination politique descendant aux personnes et se les appropriant pour ainsi dire. D’après le droit international cependant, la condition de l’Indien est exclusivement régie par l’acte définitif du 7 avril 1843. Il n’est pas à penser que ce principe ait jamais été réellement méconnu dans les communications diplomatiques qui ont eu pour but d’entraver nos tentatives d’immigration. Lorsque la compagnie des Indes fait parler le foreign-office en son nom dans cette affaire, elle ne va pas jusqu’à lui demander de nier le droit qu’ont les Indiens de se transporter d’un lieu à un autre, d’immigrer en un mot. Seulement elle les présente comme des incapables, comme de grands encans qui ne savent apprécier ni les obligations, qu’ils contractent, ni les épreuves de l’expatriation. C’est comme ayant charge de leur bien-être devant Dieu et devant les hommes qu’elle les laisse libres de se rendre jusqu’à l’île de la Réunion, mais se refuse à ce qu’ils s’exposent aux rigueurs de la traversée qui les conduirait aux Antilles. C’est en un mot comme tutrice de ces éternels mineurs qu’elle parvient à faire naître une question diplomatique de leur embarquement sur notre territoire[12]. Or les renseignemens qui viennent d’être donnés sur le régime de l’immigration française prouvent assez que la compagnie est mal informée sur ce qui se passe dans nos colonies, et ce qu’on sait aujourd’hui de la nature de sa domination dans l’Inde nous donne la mesure des égards que mérite sa sollicitude pour les natifs. Il n’est guère permis de douter que ses manifestations ne soient dictées à la fois par le sentiment de l’intérêt matériel et par le reste inavoué d’un vieil antagonisme. Il a été expliqué déjà que le passage des coolies du territoire britannique sur celui de nos comptoirs ne pouvait dans la pratique être empêché, que dès lors, si la France renonçait à leur immigration, ce ne pourrait être qu’administrativement, en ce sens que par condescendance diplomatique le gouvernement retirerait sa coopération et son contrôle aux opérations du recrutement. Si notre exposé est fidèle, la question nous semble devoir désormais se poser en des termes qui rendent presque une réponse superflue : la compagnie des Indes, si réduite dans l’opinion publique en Angleterre, ne doit-elle conserver d’autorité qu’en ce qui peut nuire aux intérêts de la France ?
À l’époque où existait l’esclavage dans les colonies françaises, une propagande ouvertement organisée dans les îles anglaises voisines de ces possessions provoquait nos noirs à venir chercher la liberté en touchant un sol émancipé. En vain le gouvernement français fit alors appel aux sentimens de bon voisinage de son allié, cet allié demeura sourd à ses représentations, et nous ajouterons qu’il était dans son droit. Or il s’agissait alors d’esclaves, c’est-à-dire d’une propriété reconnue ouvertement par l’Angleterre, qui venait de dépenser 500 millions de francs pour la racheter ; aujourd’hui il s’agit d’hommes libres, d’hommes sur les services desquels ne pèse aucun droit régulièrement acquis. Moralement et diplomatiquement, toute la question nous paraît pouvoir se renfermer dans ce rapprochement.
Il reste maintenant à rechercher sur quelle base s’est opérée la réorganisation du travail agricole aux colonies. Cette base est bien simple : c’est en général le salaire journalier tel qu’il existe dans les pays d’Europe ; mais à cet élément principal viennent se joindre d’assez nombreux accessoires, sorte de menu bagage légué par le régime servile, que le noir avait intérêt à conserver, et qu’il était à la fois humain et politique de lui laisser. Ainsi, indépendamment du salaire fixe par heure de travail, le noir a droit à l’habitation et à la jouissance d’une certaine parcelle de terre qu’il cultive, et dont il vend les produits à son gré. Le taux du salaire fixe a plusieurs fois varié dans les diverses colonies depuis l’abolition de l’esclavage : celui du simple cultivateur est aujourd’hui de 1 franc à la Martinique ; mais en tenant compte des journées de contre-maîtres et ouvriers d’état, qui sont de 2 fr. 50 cent, et 3 fr., on arrive à une moyenne minimum d’environ 1 fr. 25 cent, de salaire métallique pour le noir ; on assure cependant qu’à la Guadeloupe, où la reprise des affaires est moins marquée, le salaire métallique n’atteint pas 1 fr. Le paiement se fait régulièrement à la fin de chaque semaine. Sur diverses propriétés existe encore un certain mode d’arrangement qui s’était fort répandu dans les premiers temps de l’émancipation sous le nom de colonage paritaire ou par tiers, comme on disait plus communément. Le propriétaire fournit la terre ; le noir la cultive, livre les cannes à la balance, et le produit brut se partage par tiers, — un tiers pour le travailleur, les deux autres pour le domaine. Malgré son apparence léonine, cette sorte de tenure est ruineuse pour le planteur, et le maintien en eût été désastreux pour l’avenir des colonies. Le propriétaire du sol, qui en le concédant n’avait eu en vue que la culture de la canne, ne tarda pas à se convaincre que le noir la négligeait complètement pour se livrer à l’élève du bétail et à une foule de cultures secondaires dont sa sucrerie n’avait que faire, et qui d’ailleurs restaient en dehors de ce fallacieux métayage. La canne, abandonnée à elle-même et sans autre renouvellement que celui de ses repousses, ne livrait à la coupe qu’un roseau sec et rabougri. On marchait à une dégénérescence évidente, et plus d’une ruine aujourd’hui irrémédiable est sortie de ce mode d’exploitation là où le propriétaire n’a pas eu l’énergie morale ou les ressources nécessaires pour y mettre fin.
On s’est bien gardé de rien tenter de semblable quant à la rémunération des coolies. On s’est efforcé de la rendre suffisante, mais en laissant à l’immigrant son caractère étranger, en évitant de le rattacher au sol pour son propre compte. Ainsi il est nourri, logé, vêtu, il reçoit les soins médicaux et a droit à un salaire fixe. Ce salaire, qui est uniforme, ne s’élève, en valeur métallique, qu’à 12 fr. 50 c. par mois, soit 50 cent, par jour ouvrable ; mais on calcule qu’avec les frais de nourriture et d’entretien qui viennent d’être énumérés et la part des frais d’introduction incombant au planteur, ce travailleur impose au domaine une dépense moyenne, supérieure à celle que nécessite le noir, soit 1 fr. 50 cent, par jour[13].
Les noirs et les Asiatiques travaillent séparément, mais par ateliers, comme on dit aux Antilles, par bandes, comme on dit à la Réunion. Vainement on a voulu d’abord renoncer à ce mode, qui rappelle un errement de l’esclavage : il a fallu y revenir, parce que le travail collectif est le seul qui convienne à la grande culture coloniale. La durée de la période ouvrable est, comme en France, de douze heures, avec suspension de trois heures pour les repas. Aux Antilles, les domaines de premier ordre ne comptent pas plus de 80 ou 100 travailleurs à leur atelier agricole. À la Réunion, où existent des exploitations beaucoup plus considérables, on trouve fréquemment en ligne des bandes de 250 à 300 individus, souvent tous Indiens. Si l’on joint à cet élément les autres sources de dépenses de l’exploitation (engrais, combustible, entretien et réparations d’usine, bestiaux, etc.), on se fera aisément une idée de l’importance du fonds de roulement d’une sucrerie coloniale[14]. Nous n’avons pas besoin de dire à quel point il serait difficile de bien déterminer la proportion entre le revenu brut et le revenu net : cette question rentre en effet dans celle du prix de revient de la denrée, l’une des plus complexes et par conséquent des plus controversées qui existent ; mais pour en donner une idée au moins superficielle, il y a lieu de constater que, dans l’opinion d’hommes très pratiques, on peut, — le sucre étant à un prix raisonnable, — admettre que les frais d,’exploitation s’élèvent aux deux tiers du revenu brut pour la moyenne des sucreries aux Antilles. Il résulterait d’un document publié il y a plus d’un an[15] que pour la Réunion la proportion serait renversée, et que le revenu net ressortirait aux deux tiers.
Dans le cours de ces dernières années, l’agriculture et la fabrication, mais surtout l’agriculture, ont fait de grands progrès aux colonies : dès qu’il a fallu compter avec les bras, on a songé à les économiser. Le mode séculaire de plantation qui faisait d’un champ de canne une sorte de forêt inaccessible à tout autre instrument que l’homme lui-même s’est considérablement modifié, et chaque jour voit s’étendre l’emploi du matériel aratoire perfectionné d’Europe. Enfin, depuis quelques années, la possession du sol colonial est tout à fait rentrée dans le droit commun de la métropole. La propriété a cessé d’être soumise à diverses prescriptions temporaires que renfermait l’un des décrets du 27 avril 1848, qui déclarait exécutoires aux colonies les titres XVIII et XIX du code de procédure sur la saisie immobilière. Aujourd’hui donc, dans ces contrées comme en France, l’immeuble se trouve rendu à son caractère essentiel de gage hypothécaire.
Tels sont les élémens en quelque sorte organiques de la propriété foncière dans nos possessions à’outre-mer depuis l’abolition de l’esclavage. Maintenant quelle assiette, quelle valeur constituent-ils à cette propriété ? — Une idée qui est encore un legs plus ou moins déguisé des temps de l’esclavage, c’est la dissemblance radicale qui existerait entre la société coloniale et celle de la métropole. Jusqu’à ces derniers temps, il eût été assez difficile de discuter cette opinion, car on la rencontrait en quelque sorte dans l’air plutôt que dans des documens précis ; mais nous l’avons enfin trouvée formulée dans un travail du comité consultatif des colonies libéralement offert aux appréciations de la publicité par le ministère de la marine.
La question de la dissemblance entre la propriété coloniale et la propriété métropolitaine a été soulevée entre le comité consultatif des colonies et M le comte de Germiny, alors gouverneur du crédit foncier de France, à l’occasion de vœux pour l’établissement du crédit foncier dans nos îles[16]. Laissant de côté ce qui touche au crédit foncier colonial, il nous suffira de citer ce considérant de l’avis du comité consultatif où se trouve si nettement produite la pensée que nous recherchons, « que des différences notables et fondamentales se présentent au premier coup d’œil entre les conditions de la propriété foncière en France et celles de la propriété foncière aux colonies, qu’en France le sol est recherché par les capitaux comme objet d’une longue possession, et qu’il leur offre en général, avec un intérêt très modéré, une assiette définitive ; qu’aux colonies, au contraire, le sol a un caractère en quelque sorte manufacturier, et que presque toujours il est acquis comme un moyen non-seulement de retirer de ses capitaux, un revenu élevé, mais encore de réaliser des bénéfices et de constituer des capitaux nouveaux… » Tout en reconnaissant la haute compétence du comité consultatif des colonies en ces matières, nous dirons que ce contraste nous semble surtout reposer sur une apparence ingénieusement présentée. La dissemblance a bien réellement existé, comme tant d’autres, par le fait de l’esclavage, mais aussi, comme tant d’autres, elle a cessé par le fait de la suppression de l’esclavage. Aujourd’hui la question nous semble se renfermer dans ce dicton de grand sens devenu bourgeois par sa simplicité : « Tant vaut l’homme, tant vaut la terre. » — Oui, tant vaut l’homme, tant vaut la terre ! C’est la loi de toute société où le travail est libre, et c’est, Dieu merci, désormais la loi de la société coloniale, comme c’est aussi celle de la métropole ; mais ce mot de la sagesse populaire ne doit pas seulement s’entendre de la pensée qui conçoit, il doit encore s’entendre des bras qui exécutent. Que vaudrait le meilleur de nos ingénieurs agricoles s’il n’avait des conducteurs et des journaliers ?
On voit tout de suite combien cette partie de notre étude se lie étroitement à celle qui précède : rétablissez par l’immigration l’équilibre entre l’offre et la demande des bras aux colonies, et la propriété foncière se trouvera reposer sur les mêmes bases que dans la métropole. Nous avons assez longtemps habité ces contrées et assez étudié ces matières pour oser déclarer résolument que nous n’admettons pas la valeur de cette distinction entre la détention manufacturière (et par suite passagère) du sol colonial et la longue possession du sol métropolitain. Elle est d’abord en contradiction manifeste avec les effets de l’ancien droit hypothécaire colonial, maintenu intégralement, comme nous l’avons rappelé, jusqu’en 1848 et même au-delà. On peut dire en effet que le résultat indirect, mais manifeste, de cette législation était la sucrerie érigée en majorât au profit du planteur et l’insaisissabilité organisée au détriment de son créancier. Et que de labeur, que de persistance, de sacrifices subis, de tactique déployée, pour sauvegarder cette sorte de noblesse agricole ! C’est ce dont on ne peut guère se rendre compte lorsqu’on n’a pas été à même de connaître quelle rude existence se cachait sous l’hospitalité, toujours un peu fastueuse, du créole. Eh bien ! aujourd’hui encore, malgré la grande liquidation, la grande rénovation de ces dernières années, il y a comparativement plus de colons que de métropolitains en possession de domaines héréditaires. De nos jours, alors que semble passé le temps des grandes fortunes réalisées aux colonies, l’accession à la propriété du sol y devient de plus en plus le but auquel tendent les capitaux acquis, rendus désormais trop modestes pour songer à l’expatriation. Qu’importe après cela que les capitaux ainsi engagés cherchent à engendrer des capitaux nouveaux au lieu de se contenter de produire un intérêt très modéré ? On peut contester que cette tendance des capitaux soit générale ; mais, la prenant pour telle, nous dirons que, si au point de vue spécial du fonctionnement du crédit foncier elle constitue les colonies en état de désavantage relativement à la métropole, elle ne porte aucune atteinte à la constitution de leur propriété foncière en tant que propriété : loin de là, ce nous semble… Heureux en effet, le sol assez bien doué pour produire, sans s’épuiser, des capitaux au lieu d’intérêts modérés ! Heureuse la France, lorsqu’à force d’améliorations, à force d’application intelligente de la mécanique agricole, elle en sera venue à obtenir de ses guérets des produits assez richement rémunérateurs pour y rappeler une partie de ce crédit hypothécaire de 6 milliards qu’elle demande aujourd’hui en vain aux dix mille notaires du pays, comme le constate avec douleur M. le comte de Germiny dans l’un des documens placés sous nos yeux ! C’est d’ailleurs dans le présent, et sans nous préoccuper de l’avenir, une idée d’une justesse contestable que celle qui retire à notre sol tout caractère industriel ou manufacturier pour le vouer, si nous pouvons ainsi parler, à la modestie du revenu. Elle nous paraît en désaccord avec la saine théorie économique aussi bien qu’avec des faits considérables dans la constitution actuelle de notre agriculture. Ainsi les économistes distinguent « le produit du fonds, et le profit de l’industrie du cultivateur ; » ils font remarquer que « si le capital engagé dans l’achat de la terre ne donne en général que 3 pour 100, la solidité du placement expliquant la modicité du revenu, le capital d’exploitation peut produire de 8 à 10 pour 100[17]. » Quant aux faits, ils sont frappans. Sans parler de différentes productions secondaires du sol qui ont le caractère essentiellement industriel, sans invoquer la sucrerie indigène que l’on trouverait peut-être trop exceptionnellement similaire à l’industrie coloniale, nous dirons que l’une des exploitations de la terre les plus répandues en France, celle qui occupe près de 2 millions d’hectares sur les 20 millions d’hectares cultivés[18], celle qu’à toute époque, on a considérée comme la plus essentiellement nationale, a depuis longtemps déjà perdu le nom de culture pour s’appeler l’industrie viticole. Et ce n’est pas dans un simple intérêt de discussion que nous mettons ce fait en relief en rappelant la théorie qu’il confirme ; c’est parce que du fait et de la théorie nous semble se dégager la plus nette démonstration de ce qu’est aujourd’hui la constitution de la propriété coloniale, la plus sensible aux esprits ’ qui ne peuvent regarder qu’en passant à ces matières. Nous dirons donc qu’étant donné le sol colonial actuel, le travail africain à jamais affranchi, et un courant d’immigration suffisamment alimenté pour suppléer à ses défaillances, la possession d’une sucrerie aux colonies nous semble presque identiquement répondre à celle d’un grand vignoble du Médoc ou de la Bourgogne. Nécessité d’un capital d’exploitation considérable, éventualités résultant de circonstances atmosphériques, éventualités résultant de l’abondance ou de la rareté de la denrée sur le marché, prélèvement notable en faveur du fisc, tout semble avoir été combiné par la nature et par les hommes pour arriver à la plus parfaite analogie économique.
La vérité des faits et des principes une fois rétablie, on voit les dissemblances se perdre dans le lointain et le champ de l’assignation s’agrandir. Ainsi on nous permettra de n’attacher qu’une importance très secondaire à l’une des données produites dans l’étude de la question faite à la Martinique, et que devait naturellement relever le gouverneur du crédit foncier de France, à savoir « que l’on ne peut vendre 100,000 francs un immeuble colonial d’un produit de 25,000 francs, si l’adjudicataire n’a plusieurs années pour le payer, et que, pour en obtenir 250,000 francs, il faut lui accorder cinq années pour le payer par quarts. » En admettant même sans discussion un fait qui a peut-être été grossi[19], il ne faudrait pas en demander l’explication à des causes normales et en quelque sorte endémiques à la société coloniale, telles que la rareté ou l’exportation de l’épargne, le loyer élevé de l’argent, etc. Non, l’abondance ou le resserrement du capital, que les colons sont trop sujets à confondre avec l’abondance ou le resserrement de la circulation monétaire, n’a rien à faire ici. On l’a dit avec autorité : « si le taux de l’intérêt s’est élevé partout dans ces derniers temps, ce n’est pas que le monde manque de ressources ; c’est que le capital, rencontrant aujourd’hui un grand nombre d’emplois très productifs, ne se localise plus : il va chercher dans l’univers entier le mode de placement le plus avantageux. Tout grandit à la fois au milieu d’une situation économique florissante, — l’intérêt, la rente et le salaire. » Il est clair que cette proposition ne saurait être vraie pour les pays d’Europe qu’à la condition de l’être également pour les pays d’outre-mer. Pourquoi donc ce cosmopolitisme constaté du capital semble-t-il n’avoir pas encore atteint la propriété coloniale dans sa bienfaisante diffusion ? Pourquoi ? — Parce que tant vaut l’homme, tant vaut la terre. Le capital attend donc que l’œuvre de l’immigration, organisée comme il convient à la France qu’elle le soit, fournisse à la terre coloniale l’homme qui lui manque, l’homme qui doit rétablir l’équilibre entre la puissance et les nécessités de la production.
Veut-on une éclatante confirmation de ces idées : qu’on examine un moment avec nous la situation de la colonie de la Réunion. Un créole qui a eu le rare bonheur d’être appelé au gouvernement de sa colonie natale et le grand mérite de la bien gouverner, M. Hubert Delisle, dressait ainsi à l’occasion d’une solennité locale le bilan des dernières années écoulées : « J’aime à le dire, la situation est excellente ; le présent apparaît sous les aspects d’une prospérité rassurante, et l’avenir inspire toute espérance. — Voici le tableau de notre mouvement général avec la métropole et l’étranger de 1852 à 1855 : la valeur totale de ce mouvement est, pour 1852, de 34,849,521 fr., pour 1853 de 37,472,063 fr., pour 1854 de 45,000,000 fr., pour 1855 de 57,000,000 fr. Quelle magnifique progression ! Si vous comparez l’année 1851 avec 1856, vous voyez que de 29,000,000 fr. on est arrivé à 60,000,000 fr. Plus de 100 pour 100 en cinq années ! La production de la principale industrie, le sucre, s’est élevée de 23 millions de kilogrammes en 1851 à 56 millions de kilogrammes en 1855. Merveilleux essor de la fortune générale : Bourbon a remplacé la belle et riche Saint-Domingue ! Prenant pour comparaison la moyenne des cinq années les plus prospères du régime de l’esclavage, vous atteignez le chiffre de 33 millions de fr., tandis que la moyenne de la période nouvelle est de 47 millions, soit 14 millions de différence en faveur de la dernière… »
Un tel résultat est significatif, M. Hubert Delisle a raison de le proclamer, il est glorieux, car il est le produit du travail libre ; mais faut-il l’attribuer à la supériorité du génie commercial et industriel de cette île fortunée, comme le donnerait volontiers à croire la parole courtoise de l’habile gouverneur s’adressant à un auditoire de commerçans et de planteurs ? — Non ; touchant à Maurice, dont elle avait pu suivre la transformation dans toutes ses phases, placée comme son ancienne sœur à la porte de l’Inde, mise en possession d’une indemnité dont le quantum par tête de noir était beaucoup plus fort qu’aux Antilles, la Réunion ne se trouva pas plus tôt en, présence du travail libre que des navires commencèrent à cingler vers ses côtes avec des chargemens d’Indiens. En 1851, cette colonie avait déjà reçu plus de 21,000 immigrans, et on a vu qu’en 1856 elle en comptait plus de 35,000. Si donc la nouvelle Saint-Domingue est dans un état si prospère, c’est que les bras n’y ont pas manqué à la terre, car, tout en reconnaissant l’habileté de ses administrateurs et l’intelligence de ses colons, il faut ajouter que ces derniers avantages, la Réunion les partage avec les autres possessions françaises.
Maintenant quelle est la valeur de la propriété dans cette possession ? A-t-on de la peine à y trouver 100,000 francs d’un domaine donnant 25,000 fr. de produit, et faut-il, pour en obtenir 250,000 fr., laisser à l’adjudicataire des termes indéfinis de paiement ? L’état actuel des transactions foncières à la Réunion s’écarte tellement d’une pareille situation, que nous éprouvons de l’embarras à nous en faire un argument. Depuis ces deux dernières années, rien n’est plus fréquent que des ventes de domaines dans les prix de 600,000 fr. à 1 million, prix dont la moitié se paie généralement au comptant. Cette surélévation, véritablement fiévreuse, ne repose sur aucune donnée déterminée. Tandis qu’aux Antilles se répand de plus en plus la pratique si raisonnable de dégager la valeur de la propriété d’une moyenne capitalisée des revenus[20], dans notre colonie de l’Océan-Indien le prix du sol ne se règle que sur l’idée que l’on a de ses ressources et sur la confiance qu’inspire l’avenir de la métropole. Sans doute c’est aller trop loin, et là se rencontre un caractère aléatoire qui a pu jusqu’à un certain point donner naissance à l’opinion que nous discutons ; mais comment expliquer cette surexcitation, si ce n’est par les forces puisées dans l’immigration et par la confiance de l’acquéreur, certain qu’il existe autour de lui une population de travailleurs assez considérable pour que le personnel de son exploitation soit toujours suffisamment recruté ? Que la même perspective soit assurée à l’acquéreur des Antilles, et l’on y verra naître une situation analogue, mais plus régulière et plus tempérée en ce qu’elle aura mis plus de temps à se développer. Une dernière circonstance très caractéristique à invoquer à l’appui de ces observations, c’est qu’en lisant les feuilles commerciales de cette colonie si prospère de la Réunion, on voit qu’elle est presque toujours à l’état de crise, ou du moins de pénurie monétaire. Que prouve cette apparente anomalie ? Elle achève la démonstration commencée : elle prouve que la plus ou moins grande abondance des capitaux accumulés sur place, de l’épargne en un mot, n’est à peu près pour rien dans la constitution et la valeur de la propriété coloniale, que les capitaux ne se localisent plus, et qu’ils savent « aller chercher dans l’univers le placement qui leur offre profit et sécurité. »
Cette sécurité existe-t-elle aujourd’hui aux colonies ? Et n’y a-t-il pas comme une témérité de patriotisme créole dans ce souvenir de Saint-Domingue évoqué par le gouverneur de la Réunion ?… Saint-Domingue, ce nom épouvante encore bien des esprits éclairés. L’étude des révolutions d’où est sortie la république d’Haïti ne permet pas cependant d’établir aucune analogie entre le passé de Saint-Domingue et notre situation coloniale actuelle[21]. Militairement, il suffit d’un régiment pour tenir en respect nos îles à circonscription restreinte. Moralement, la France s’est pour jamais soustraite aux chances des bouleversemens coloniaux en proclamant solennellement l’abolition de l’esclavage, et en sanctionnant cette mesure par le paiement d’une indemnité aux planteurs dépossédés. S’il est vrai, comme l’a écrit Jefferson, que l’esclavage soit une chaîne rivée par un bout au cou de l’esclave, et par l’autre au bras du maître, on peut dire que ce grand acte a presque autant affranchi le colon de race européenne que son serf africain. Et certes, même aux Antilles, où la position du planteur est encore si réduite, on n’en trouverait peut-être pas un qui voulût quitter sa médiocrité actuelle pour retrouver son ancienne fortune sous la pointe de cette épée de l’abolition qu’il sentait toujours suspendue sur sa tête. C’est là précisément ce qui fait qu’aujourd’hui il y a autant de sécurité pour les personnes et les propriétés aux colonies françaises qu’en France. — Sans doute, la classe ouvrière n’est pas dans ce pays à l’abri de toutes mauvaises passions, de toute suggestion coupable, et c’est une rude tâche pour le colon que de se tirer d’affaire avec ses travailleurs africains ou indiens ; mais faut-il donc passer les mers pour trouver de pareils dangers, de pareils embarras, et sous ce rapport la propriété coloniale ne peut-elle dire à sa sœur de la métropole, comme le vieillard de Y Antiquaire au riche seigneur écossais, dans la belle scène de la marée montante : « Aujourd’hui nos fortunes sont égales ?… »
Si les colonies ne sont pas au point de vue politique menacées de plus de vicissitudes que la métropole, jouissent-elles d’une égale sécurité dans le domaine des faits économiques ? Qu’on se rassure, nous ne reviendrons ici sur la question des sucres que pour constater deux points essentiels. Le premier, c’est qu’on se trompe gravement, quand on fait de la coexistence de deux industries sucrières le principal sujet du débat dont les anciennes chambres et la presse ont tant de fois retenti. La production sucrière des colonies n’eût-elle pas de rivale en France, elle devrait encore tenir une place considérable parmi les discussions relatives aux affaires du pays. Qu’on ouvre les blues books du parlement britannique : peu de questions ont été aussi souvent et aussi passionnément agitées en Angleterre. Elle a fait et défait des cabinets. C’est par elle que sir Robert Peel a triomphé de lord John Russell, et par elle que lord John Russell a plus tard triomphé de sir Robert Peel. Il y a dans ce fait trop peu remarqué un grand enseignement. — En dehors des élémens généraux de ses affrétemens, toute nation qui a la prétention d’être réellement une puissance navale doit s’efforcer d’avoir à elle, d’avoir en propre, l’un des trois élémens du grand fret maritime qui sont : le coton, la houille et le sucre. Les États-Unis ont le coton ; l’Angleterre a la houille et le sucre : c’est une supériorité. On comprend qu’il n’est pas besoin de l’existence d’un antagonisme industriel pour que chez elle le sentiment national soit toujours remué par cette question à laquelle se rattachent d’ailleurs tant d’autres intérêts économiques. Quoi qu’on en puisse penser aux colonies, il est donc établi que la sucrerie indigène n’existât-elle pas, la question des sucres tiendrait une grande place en France, parce que la France a, comme l’Angleterre, la juste prétention d’être une puissance essentiellement maritime, de même que l’adversaire à redouter aujourd’hui pour nos colonies rendues au travail libre, c’est beaucoup moins le similaire indigène que celui de l’étranger, produit du travail esclave.
L’autre point que nous voudrions mettre en relief, c’est que, depuis ces dernières années, la question des sucres, au grand honneur comme au grand profit de notre génération, semble entrer sur le terrain où l’appelaient depuis longtemps les vœux et l’espoir des économistes. La consommation du sucre, qui paraissait immobile en France, est enfin sortie de sa stagnation. De 120 millions de kilogrammes, chiffre en quelque sorte sacramentel de toutes les statistiques parlementaires d’avant 1848, elle est passée à plus de 170 millions de kilogrammes[22]. Ce résultat, quoique bien modeste encore, demande à être constaté : il prouve en effet que cette denrée est entrée dans le mouvement que les progrès du bien-être général impriment à la demande de tous les produits concourant à l’alimentation publique ; mais il révèle en même temps qu’aujourd’hui encore elle n’est guère que le luxe des classes aisées, au lieu d’être celui des classes pauvres, the poor man’s luxury, comme disait pittoresquement lord John Russell dans son célèbre plan financier de 1841. Or, en descendant au fond de la question, il serait facile de démontrer mathématiquement qu’envisagé au point de vue de la masse de la population, le champ de la consommation est beaucoup moins limité que celui de la production pour la France aussi bien que pour le reste du monde. De là cette conséquence qu’en favorisant et développant par de sages mesures la progression déjà constatée, on sera forcément conduit à l’équilibre des deux forces dont l’inégalité a jusqu’ici fait naître l’antagonisme. Or c’est la seule solution véritablement normale du problème posé à l’industrie sucrière des colonies aussi bien qu’à celle de la métropole. C’est cet équilibre qui a déjà deux ou trois fois sauvé les colonies anglaises, s’affaissant sous l’application prématurée du libre échange étendu au commerce des sucres. C’est lui qui sauvera aussi les colonies françaises, si on laissé au temps et au travail le soin d’accomplir la pondération désirée. La campagne qui vient de se terminer a été fructueuse pour le vendeur de sucre et par contre onéreuse pour l’acquéreur. C’est un mal sans doute ; mais faut-il se hâter de chercher à y porter la main pour y remédier en quelque sorte à tout prix ? Nous ne le croyons pas. Comme le producteur, le consommateur doit savoir faire sa moyenne, et s’il a payé cette année le kilogramme de sucre à un prix extrêmement élevé, qu’il songe un peu aux prix infimes de 1852 et 1853, ces années qui furent précisément les plus difficiles dans l’œuvre de la transformation sociale de nos colonies. L’heureux accident, car nous ne le considérons que comme tel[23], l’heureux accident de la dernière récolte a cicatrisé les plaies, ranimé les courages, fait faire un grand pas à la liquidation d’un lourd arriéré, et par conséquent facilité les moyens de production pour l’avenir.
Ainsi une radicale transformation sociale se développant pacifiquement, l’équilibre économique tendant à s’établir sous le contrôle d’une administration éclairée entre l’offre et la demande des bras, la propriété s’émancipant en même temps que l’homme et entrant par là de plain-pied dans le droit commun des valeurs de la métropole, telle est aujourd’hui la situation morale et matérielle de nos colonies. N’est-il aucun enseignement à tirer de cette situation au point de vue de la civilisation et de l’humanité ?
Nous avons dit, et c’est là ce qui justifiera peut-être l’abondance de nos développemens, que l’immigration asiatique nous semblait destinée à modifier les conditions du travail dans une partie du monde. Certes les nations chrétiennes encore rivées à la chaîne de l’esclavage africain ne se complaisent pas dans cette situation exceptionnelle. Si elles s’y maintiennent, c’est qu’elles croient sincèrement que là seulement sont les forces qui peuvent mettre en valeur les terres que féconde un soleil tropical. L’Espagne, par exemple, n’a-t-elle pas le sentiment du danger auquel sont aujourd’hui exposées ses deux belles possessions du golfe du Mexique, prises en quelque sorte entre le double feu de la révolte intérieure et de la conquête anglo-américaine ? La république anglo-américaine, qui ne songe à cet audacieux envahissement qu’en vue d’équilibrer chez elle les forces de l’esclavage, n’a-t-elle pas, elle aussi, le sentiment que l’esclavage est la pierre d’achoppement de sa glorieuse fédération, et que de plus il renferme peut-être pour elle d’effroyables calamités intestines ? — Qu’un nouvel horizon s’ouvre pour ces nations, qu’il leur soit démontré par des faits incontestables que le servage n’est pas le dernier mot du travail agricole sous la zone torride, et la cause de l’émancipation de la race africaine aura triomphé de son plus redoutable adversaire : l’obstination de l’intérêt privé. Cette grande et sainte expérience, l’Angleterre ne permet pas aujourd’hui qu’elle s’accomplisse dans les conditions de spontanéité et de développement qui en assureraient le plein succès. En apportant de fâcheuses entraves à l’immigration des travailleurs libres, elle méconnaît à la fois les droits de l’individu et ceux de l’humanité. Le cosmopolitisme n’est plus seulement aujourd’hui l’aspiration du vieux monde civilisé, il est encore celle de populations réputées barbares. L’Africain s’expatrie librement pour aller accomplir un engagement de travail, dans les colonies européennes. Le Chinois va féconder les îles de la Sonde, et menace en Californie l’Anglo-Américain de son industrieuse concurrence. L’Indien, après avoir traversé l’océan qui baigne, son pays pour aller tripler les produits de Maurice et doubler ceux de la Réunion, se dispose à franchir l’Atlantique pour porter l’offre de ses bras au sol des Antilles. Pourquoi et en vertu de quelle loi, l’en empêcher ? Les sujets de la compagnie des Indes sont-ils donc moins libres que les noirs de la côte de Krou, que l’Angleterre elle-même enrôle pour ses colonies ?… Que cette intelligente nation ne le perde pas de vue : le travail de la civilisation n’est qu’ébauché lorsque les notions qui en forment l’essence sont empiriquement importées par le peuple initiateur comme un ballot de marchandises. Pour que l’œuvre s’accomplisse dans toute sa grandeur, il faut que le courant s’établisse entre les nouvelles et les vieilles populations ; il faut que le frottement international ait lieu. On peut apprécier aujourd’hui la portée de l’influence exercée sur les sectateurs de Vichnou et de Brahma par les petits livres que leur ont à profusion distribués les sociétés bibliques. Sait-on bien ce qu’aurait pu produire le contact incessamment renouvelé de deux ou trois millions d’individus se rapatriant après s’être mêlés pendant plus ou moins de temps au mouvement des sociétés européennes ? Le scepticisme même, le scepticisme dont ils s’y seraient trop souvent imprégnés aurait peut-être tourné à l’avantage de l’œuvre, car il est des maladies sociales où il faut radicalement détruire pour réédifier. Et si, songeant à l’islamisme, religion sérieuse et élevée, on a pu dire avec plus d’esprit que de vérité qu’il faudrait un Voltaire arabe pour aider la France à s’assimiler l’Algérie, ne peut-on affirmer sans témérité que l’ironie serait, entre les mains des indigènes, la meilleure arme à tourner contre les monstrueuses superstitions hindoustaniques ? « Nous craignons l’esprit que les coolies rapatriés rapporteraient de vos colonies, » répondaient naïvement des officiers de la compagnie à un Français qui les interrogeait sur les causes de la sourde opposition faite à nos recrutemens. Étrange aveuglement ! redouter les idées que l’Indien peut rapporter de nos colonies organisées comme elles le sont aujourd’hui et ne pas redouter celles que peut faire spontanément naître l’abus de la force, la compression qui refoule l’un des instincts les plus naturels de l’humanité : celui de la libre locomotion. Les événemens ont fait trop éclatante justice de cette malheureuse aberration pour qu’il convienne d’y insister ; mais disons-le du moins dans l’intérêt de l’avenir, l’Angleterre a méconnu, — ou, pour mettre hors de cause le nom respecté d’un grand pays, — la compagnie des Indes a méconnu l’un des devoirs imposés de nos jours à toute domination éclairée, le développement de la civilisation propagée par le libre jeu de la personnalité humaine, — et c’est une faute dont cette antique corporation peut dès ce jour apercevoir la gravité. Quoi qu’il arrive cependant, la péninsule hindoustanique sera bientôt ouverte à la libre migration de ses habitans. Ici comme dans tout l’Orient s’accomplira la loi invincible de l’humanité, et nul ne pourra méconnaître désormais le caractère providentiel de la bienfaisante évolution présagée dans le cours de ce travail : quelques milliers de bras libres se détachant de ces immenses foyers de population, et allant, en le rendant inutile, faire disparaître l’esclavage africain sur tous les points du globe où il existe encore.
R. LE PELLETIER SAINT-REMY.
- ↑ La moyenne générale de l’indemnité par tête de noir ressort à 530 fr. pour nos quatre colonies à cultures, soit 430 fr. 47 c. pour la Martinique, 470 fr. 20 c. pour la Guadeloupe, 618 fr. 73 c. pour la Guyane, et 705 fr. 38 c. pour la Réunion. La moyenne générale des colonies anglaises était ressortie à 635 fr. 61 c., mais elle avait été payée intégralement en numéraire. De plus, par une sorte de complément de l’allocation directe, un très haut prix fut pendant une certaine période systématiquement assuré au sucre des possessions anglaises sur le marché de la métropole. L’indemnité française se composa seulement de 6 millions en numéraire et de 120 millions en rente 5 pour 100, réduite peu après à 4 1/2, et dans les années qui suivirent immédiatement l’abolition, le prix de la denrée ne fut presque nulle part rémunérateur pour nos lies. On peut voir les élémens comparatifs de ces moyennes dans la Revue coloniale (tome XIII de la 2e série, p. 521), recueil de documens précieux que l’administration centrale des colonies publié depuis 1843 avec un soin et une persévérance dont doivent lui savoir gré toutes les personnes qui s’occupent de ces matières.
- ↑ Nous ne faisons état que du sucre, parce qu’à nos yeux c’est la denrée régulatrice, le produit qui constitue vraiment l’importance des colonies pour la métropole.
- ↑ Si nous n’avons point jusqu’ici nommé la Guyane, c’est que la ruine de cette colonie, comme établissement agricole, était en quelque sorte inévitable. Certes on ne pouvait songer à l’excepter de la grande mesure de l’abolition, et cependant il n’était que trop évident qu’une population de 12,000 noirs, que l’esclavage avait pu concentrer dans quelques domaines disséminés sur un immense territoire, ne manquerait pas, une fois rendue à la liberté, de se fondre pour ainsi dire dans l’étendue de cette superficie. C’est ce qui est arrivé, et, à de très rares exploitations près qui luttent encore, la Guyane est un pays dont la colonisation doit être reprise à nouveau, si la métropole veut tirer parti de ses magnifiques ressources productives et minières.
- ↑ Voyez l’Organisation d’un établissement colonial en Algérie suivant le système pratiqué dans les colonies, par M. Malavois, ancien colon et armateur.
- ↑ Le même qui vient de monter à ses frais une nouvelle expédition du Niger.
- ↑ Voyez notamment les décrets du 13 février et du 27 mars 1852.
- ↑ Voyez ce curieux document dans la Revue coloniale de décembre 1856.
- ↑ En consultant le tome II des Procès-Verbaux de la Commission coloniale de 1849, on reconnaît l’esprit qui a présidé à l’élaboration des règlemens sur l’immigration. La sous-commission qui en prépara la discussion était composée de MM. de Laussat, Hubert Delisle, Barbaroux et H. Galos, ces deux derniers rapporteurs. L’article 36 du décret sorti de cette élaboration prévoit le cas où ces ouvriers ruraux auront à « ester en justice à fin d’exercice de leurs droits envers leurs engagistes et de recouvrement de leurs salaires ou de leurs parts dans les produits… »
- ↑ Extrêmement économes, ne travaillant qu’afin de se créer un pécule, et ne perdant pas de vue le rapatriement, les coolies enterrent leur salaire pour le retrouver intact à l’expiration de leur contrat. Cette coutume est si générale qu’on la considère comme l’une des causes du resserrement de la circulation locale. Elle fait comprendre de quelle utilité serait l’établissement des caisses d’épargne promis depuis longtemps aux colonies. Toutefois, l’immigration pour la Réunion se faisant, comme nous l’avons dit, sans subvention du gouvernement, le réengagement devient affaire particulière entre le colon et le travailleur. Il en résulte, au grand avantage de tous, que le nombre des rapatriemens est relativement, très restreint.
- ↑ La Compagnie générale maritime, qui dans ses premiers rapports aux actionnaires, nous semble oublier un peu trop la place que tint cet élément dans sa formation. Le mérite de l’initiative est dû au capitaine au long cours Auguste Blanc, homme aussi modeste qu’intelligent, dont la persévérance finit par vaincre toutes les hésitations, et qui, par décret du 27 mars 1852, devint concessionnaire de l’introduction de 4,000 coolies aux colonies d’Amérique. C’est ce traité qui, remanié par M. l’amiral de Gueydon, lorsque le capitaine Blanc parut à la Martinique avec un premier et magnifique contingent, est devenu le contrat actuel de la compagnie.
- ↑ Nous tenons d’excellente source que l’efficacité de cet obstacle diminue en présence de l’agitation dont l’Inde est aujourd’hui le théâtre. La crainte de la famine rendue imminente par la destruction des plantations, celle des représailles qui peuvent être exercées contre lui, tout tend aujourd’hui à pousser l’Indien hors de son pays, et il n’est guère douteux qu’avec un peu de hardiesse commerciale on ne trouvât à employer aux transports un plus grand nombre de navires que ceux actuellement occupés.
- ↑ Cela est tellement vrai que jamais les observations du gouvernement anglais n’ont porté sur le recrutement des Indiens émigrant de territoires relevant directement de la couronne.
- ↑ Aux termes du contrat passé avec la Compagnie générale maritime, les frais d’introduction d’un Indien rendu aux Antilles ressortent à 415 fr., dont 50 remis à l’immigrant à titre d’avance au moment du départ, et 30 fr. de droit d’enregistrement qui sont à la charge de l’engagiste. Sur les 335 fr, représentant réellement le prix du transport, 80 fr. sont encore à la charge du planteur, et 250 fr. sont payés par la caisse d’immigration. À la Réunion, où, comme nous l’avons dit, l’immigration se fait sans l’intervention financière du gouvernement, les cessions de contrat, qui se traitaient au début sur le pied de 300 fr, ont atteint cette année les chiffres de 800 et 1,000 fr. Ainsi, la puissance du travail libre se multipliant par elle-même, le planteur de cette colonie s’est trouvé assez riche pour payer un louage de cinq ans d’une somme bien supérieure à celle qu’il avait reçue du trésor en dédommagement de la propriété d’un esclave. On peut tirer de ce fait un salutaire enseignement : c’est que la dépense de l’immigration aux Antilles pourrait être considérablement réduite pour l’état, s’il pressait le recrutement des contingens au lieu, de répartir l’opération sur un certain nombre d’années. Il est permis en effet de croire qu’une fois en possession de 15 ou 20,000 travailleurs du dehors, chacune de nos deux lies se trouverait en mesure de continuer l’opération au moyen des ressources personnelles des planteurs.
- ↑ En 1854, parmi les causes de la pénurie monétaire dont souffrait la Martinique depuis les dernières années, la presse locale comptait la nécessité de pourvoir à un salaire métallique pouvant s’élever à 4,600,000 fr.
- ↑ Voyez la Revue coloniale de septembre 1856.
- ↑ Le comité consultatif des colonies, constitué par le sénatus-consulte organique du 7 avril 1854 et par le décret impérial du 26 juillet de la même année, est composé d’hommes considérables de la métropole et des colonies. Il est en ce moment présidé par M. le sénateur Dariste, colon de la Martinique. — On trouvera dans la Revue coloniale de février 1857 l’avis du comité sur l’application du crédit foncier aux colonies, et la lettre fort remarquable du gouverneur du crédit foncier au ministre de la marine.
- ↑ C’est l’opinion exprimée d’abord par M. Boussingault dans l’enquête du conseil d’état sur le crédit foncier, reprise ensuite et fortifiée par M. Wolowski dans son remarquable travail sur la division du sol qu’a publié la Revue des Deux Mondes du 1er août dernier.
- ↑ Voyez Moreau de Jonnès, Statistique de l’agriculture de la France.
- ↑ Des faite plus récens viennent même le contredire, comme le prouve ce passage d’un journal de la Guadeloupe, l’Avenir, du mois de novembre dernier : « Un événement de la plus haute signification vient d’avoir lieu au tribunal civil de cette ville. L’habitation Acomat, au Moule, était licitée en adjudication publique ; elle vient d’être, le 29 octobre, adjugée pour le prix de 131,000 francs, en sus de 10,000 francs au moins de frais. Il y a quatre ans à peine, cette même habitation, vendue au même tribunal, avait été adjugée pour 29,000 francs. Voilà des chiures d’une extrême éloquence, surtout lorsque l’on saura que ce n’est pas un créancier qui achète pour se remplir ; l’acquéreur paiera son prix en argent, sans aucune compensation. »
- ↑ On prend la moyenne du revenu pendant les cinq dernières années écoulées, et on capitalise : sur le pied de 9 à 10 pour les propriétés urbaines, de 12 à 14 pour les propriétés rurales.
- ↑ Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1845, la République d’Haïti, ses dernières Révolutions et sa Situation actuelle.
- ↑ 84,495,000 kilogrammes de sucre exotique, 88,521,000 kilogrammes de sucre indigène. Ce sont les chiffres officiels pour l’année 1856, durant laquelle l’élan a dû être jusqu’à un certain point comprimé par l’aggravation du double décime.
- ↑ Et non sans raison, car en ce moment même, il se manifeste un revirement complet sur le marché. De recherchée qu’elle était à 85 fr. les 100 kil., la denrée demeure invendue à 55 fr.