Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/10

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Au nom de leur loi…


Leur balance est impitoyable.

D’abord ces révoltés sont gens de principes.

Autant chercher loin d’eux si vous voulez, un soir, goûter aux biens de la vie.

Ils boivent de l’eau, quelques-uns sont végétariens et, quand passe une femme, ils baissent les yeux. Je ne les blâme, je les envie !

Les mœurs, en Macédoine, ne sont pas dissolues, Dieu en est témoin. Eh bien ! c’est insuffisant, ils veulent qu’elles soient insoupçonnables.

En tête de leurs exigences : la pureté de l’âme et le renoncement du corps.

Le mensonge, l’hypocrisie, la vantardise, l’ivrognerie, la débauche, la prodigalité, l’usage des armes à feu, tout cela est interdit.

— L’usage des armes à feu ? m’écriai-je. C’est vous qui les leur distribuez.

— Les armes à feu, ne sont pas faites pour les besoins domestiques. La poudre et les balles sont trop précieuses matières pour les dilapider au gré des folies.

— Alors, si je tue mon épouse infidule, vous me pendrez ?

— Oui.

— Mais si j’expédie un partisan de Protogueroff, ou même mieux : un général serbe, vous me récompenserez ?

— Vous avez compris.

La chasteté, l’humilité, la modestie, le culte de la famille, l’amour de son prochain, ces vertus, si naturelles qu’elles soient, n’en sont pas moins imposées.

— L’amour de son prochain, dis-je, vous êtes en train de m’en faire accroire. Pour un rien vous mettez les gens sous terre. Il est vrai, et j’y pense subitement, qu’un adversaire de l’Orim, ou même mieux : un Serbe, ne sont peut-être pas des prochains.

— Vous avez compris.

Défense aux femmes de porter des bijoux de bijoutier. Perles ou pierres, au fumier ! Les colliers de pièces d’or seulement, comme les aïeules. Toute autre dépense somptuaire n’est davantage tolérée. On peut se marier, baptiser ses enfants, enterrer les siens, sans pour cela se livrer à des débordements hors de prix.

Le comité de village joue le rôle de tribunal. Il n’est pas d’esprit badin. Avis au garçon qui entendrait noyer une femme mariée dans le lac de ses beaux yeux. L’époux se plaint-il ? La preuve de la noyade est-elle apportée ? Ces deux cœurs tendres subiront la peine du 19 et 6 ; vingt-cinq coups de bâton, les dix-neuf premiers donnés en douche brisée, les six autres à jet plein.

Mieux vaut encore habiter Paris !

La justice des révolutionnaires ne s’arrête pas là. Ce « bernik » aujourd’hui en disponibilité illégale à Sofia en sait quelque chose. Le bernik est le contrôleur des contributions. Celui-la opérait en Macédoine bulgare. Deux paysans, se jugeant imposés hors de propos, portèrent plainte devant le tribunal de l’Orim. Ces paysans avaient raison. « Bernik, dirent les révolutionnaires, tu t’es trompé. Ces hommes ne doivent pas payer autant. — Peut-être ! répondit le fonctionnaire, mais qu’ils versent d’abord, on leur rendra la monnaie ensuite. » Le bernik fut saisi, déchaussé et mis sur la route de Sofia. Redonnez-moi mes chaussures, suppliait le représentant du roi. Alors, les justiciers lui enlevèrent son pantalon. Et comme deux revolvers lui indiquaient le chemin, il courut. Ainsi fit-il, le derriere découvert, son entrée dans la capitale ! Tous les contribuables, hélas ! ne vivent pas en Bulgarie !

La protection de l’Orim n’est pas limitée aux nationaux. Un Français, par exemple, en peut éprouver les bienfaits. Tel fut le cas de ce compatriote, marchand de tabac en Macédoine. Il payait régulièrement ses impôts à la Terreur ; cependant un individu lui rendit visite, exigeant de lui un supplément. Fort de sa conscience, le marchand se plaignit au comité central. « Je vais en informer ma légation », ajouta-t-il. Il n’en eut pas le temps. Le lendemain, l’impudent maître-chanteur se balançait dans le vide. Et comme le firent remarquer ces messieurs, le ministre de France n’aurait pu faire mieux !


Mais tout cela n’est que l’expédition des affaires courantes.

Il y a les cas de raison d’État. Le tribunal suprême entre alors dans le jeu.

Ivan Mikaïloff, le Petit ; Karadjoff, le Juste, et Strahil Razvigoroff, le Très Sage, le composent.

Le premier devoir de cette haute cour est de surveiller la politique étrangère du gouvernement régulier bulgare. Le point de vue de l’Orim est immuable : empêcher tout rapprochement entre la Bulgarie et la Yougoslavie. Au moindre sourire de Sofia à Belgrade, au plus petit mouvement de Belgrade vers Sofia, le comité irresponsable, pour figer toute coquetterie diplomatique, jouera d’un côté de la bombe, de l’autre du revolver.

Le chef du gouvernement sévira-t-il ? L’Orim l’assassinera, Stambouliski en fait la preuve.

Si, demain, le Premier de Bulgarie, de la tribune du Sobranié, s’écriait : « En voila assez ! J’entends mener les affaires publiques sans le contrôle de l’Orim », ni les vigilants suiveurs à gages, ni les molosses réservés aux présidents du Conseil n’empêcheraient l’audacieux de se trouver bientôt par terre, au milieu de la rue, trente balles irréductibles dans la peau.

Les grands juges tournent ensuite leur activité vers l’ennemi intérieur. Et là commencent ce que l’on pourrait appeler les assassinats de préséance. Un affront doit se rendre aussi bien qu’une visite. Mikaïloff ayant expédié Protogueroff, les partisans de Protogueroff ne pouvaient rester sur cette avance. On vous dira que les adversaires, ces mois derniers, ont signé un traité de paix. Nous vous raconterons la scène, l’heure venue. Depuis quatre ans, des deux côtés de la ligne de partage des clans, ce n’est que politesse sur politesse ; je veux dire assassinat sur assassinat.

Comment opèrent-ils ?

Un partisan de Mikaïloff est tué, un intellectuel, par exemple. Pour payer une vie d’intellectuel du clan A, il faudra deux vies d’intellectuels du clan B. Ils etaient cinq intellectuels dans le clan B en cette annee 1930 : Parlitcheff, Popchristoff, Koulicheff, Thomalewski et Bogdaroff, l’un député, les autres professeurs ou journalistes. Lesquels des cinq Vantché allait-il choisir ?

La décision n’intervient généralement que le quatorzième jour.

Les cinq intellectuels du clan B n’ignorent pas que deux d’entre eux vont servir de victimes expiatoires. Tout Sofia le sait aussi et les amis défilent déjà chez eux, leur serrant la main, comme bientôt ils feront à leur famille à la porte du cimetière.

Les malheureux n’auraient qu’à fuir ?

La fuite n’est pas le salut. Les gaillards du centre de Sofia se rendent à domicile, même si vous transportez votre domicile hors des frontières. Tchaouleff fut tué à Milan, Daskaloff à Prague, Panitza à Vienne. Et que faites-vous du point d’honneur ? Ils restent, doublant leur garde du corps, louant les chiens les plus intraitables. Belle vie pour la mère, la femme et les enfants. On en voit de ces figures angoissées dans les rues de Sofia ! Le quatorzième jour, l’arrêt du sort court la ville : Thomalewski et Bogdaroff paieront. Ils n’ont plus qu’à aller chez le pope et chez le notaire. Ils y vont ! Ils feraient mieux, pensez-vous de courir chez le préfet de police ? Vous ignorez la mentalité du pays. Eux n’y songent même pas !

Et bientôt on les ramasse sur le trottoir, la peau en écumoir.

Après ? Eh bien ! l’Orim rédige un communiqué !

Ainsi font les gouvernements pour l’annonce d’une exécution légale.

Ici, il vous suffit d’ouvrir la Liberté ou la Mort et vous lisez : « Le dernier congrès de l’Orim a donné mandat au comité central de rechercher et de châtier les assassins d’Alexandroff… (ou de Poundeff… ou de Gourkoff. Mais restons sur Alexandroff). C’est en rapport direct avec cette décision qu’a été accompli, le 7 courant, l’assassinat de Protogueroff. Les intérêts supérieurs de la cause macédonienne rendirent impérieuses ces mesures punitives. Celles-ci sont analogues au châtiment infligé (trente balles) à l’ancien membre du comité central Pierre Tchaouleff… »

Ou bien encore :

« Pour l’acte du 9 (un assassinat, on ne sait plus lequel…) des explications motivées seront fournies au congrès de l’Orim, seul qualifié pour juger les actions de cet ordre, Le reste du pays n’a rien à y voir. »

Les communiqués paraissent également sur feuille volante et parfois, pour que nul dans le monde n’en ignore, ils sont imprimés en français. Merci !

Toutefois, le comité révolutionnaire ne revendique que son dû. Exemple :

« Le 15 février de cette année, vers sept heures, le citoyen de Skoplié, Milan Quenoff a été tué dans sa pharmacie. La presse serbe attribue cet attentat à l’Orim. La représentation hors frontière de l’Orim est en mesure de faire connaitre que cet assassinat est l’œuvre des Serbes.

Par contre, l’Orim prend à son compte le meurtre de Vassil Poundeff… »

Je vous le dis comme c’est écrit !