Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/22

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XXII

Belgrade qui sent la victoire


Belgrade ! le dragon victorieux qui, tournant le dos aux comitadjis, leur fait avec sa queue de petits signes narquois.

Que voyons-nous ici ? Un miracle.

Ce n’est pas si vieux, souvenons-nous. Belgrade : une rue qui, des champs aboutissait rapidement à un petit parc appelé Kalimegdan, lequel s’arrêtait court, les pieds dans l’eau de la Save. Et quelle rue ! Une rue pour pénitents condamnés à marcher déchaussés sur des cailloux tranchants. C’était Belgrade : un bourg sur une langue de terre entre deux fleuves. Le palais du roi n’était même pas achevé, il lui manquait tout un côté. Un hôtel, cependant, venait d’être construit : l’hôtel de Moscou ; cinq étages au moins et un café dans le bas, un café comme en Europe ! C’était si beau que les bœufs eux-mêmes, couchés tout le jour sur le trottoir d’en face, de temps en temps, ensemble, en meuglaient d’admiration.

Il y avait peut-être bien cinquante mille habitants à cette époque-là, qui se situe vers 1914.

Puis ce fut 1915, septembre. Les trains, déjà, n’y allaient plus, ils s’arrêtaient à Topchider. Le bel hôtel était fermé. Évacuée, la petite capitale du petit royaume des Serbes n’en paraissait pas plus grande. J’ai encore sa solitude dans les yeux et son silence dans les oreilles. Elle semblait si peu de chose que, pour la soustraire au bombardement des Allemands, j’invitais les autres correspondants de guerre, mes frères, à la ficeler solidement, à la charger tour à tour sur nos dos et à l’emporter loin de la Save et du Danube. Ce ne fut qu’une bonne intention, le bourg mort resta au bord de ses fleuves. Volant de l’autre rive par-dessus les eaux, les obus ennemis trouaient ses pauvres rues et décoiffaient ses pauvres maisons. Sous un coup bien placé, le clocher de son église s’inclinait. Les derniers oiseaux s’envolaient du Kalimegdan. Un chien appelait au secours. Des affiches à moitié collées avaient bien annoncé que tout le monde devait s’en aller, mais ces affiches étaient trop haut et le chien n’avait pu les lire… Et comme dans un puits on jette un caillou quand vraiment on ne sait plus quoi faire, une lettre jetée dans le trou de la poste abandonnée. La nuit tombant. Plus une lumière, plus un soupir. Sur les pavés, mes pas sonnant la fuite. Telle était l’image qui me restait de Belgrade.

Aujourd’hui, mes amis, « je n’vous dis qu’ça ! »

Qui m’a volé ma petite capitale aux cailloux pointus ? Elle n’y est plus. Quelqu’un l’a escamotée. Pourvu qu’il n’ait pas emporté du même coup la Save et le Danube ? Où sont mes rues paysannes ? Mes bœufs ? Mon chien perdu ? Il faut même que je me gare sans attendre, sinon tous ces gens que je ne connais pas m’écraseraient. Les ingrats ! Ils marchent sur les pieds de l’homme qui, en 1915, laissa, ici même, tomber le dernier pleur sur la cité expirante. D’abord, qu’en ont-ils fait de cette cité ? Il faudra bien qu’ils le disent un jour ou l’autre. Vraiment elle n’est plus là. Et cela prouve que mon idée n’était pas si folle, jadis, de vouloir l’emporter sur mon dos !

De la guerre, de tant de misères, de tant de désespoir, de toute cette imbécile souffrance de quatre années, de ce cauchemar de plus de quinze cents nuits, du typhus, de l’abandon du pays, de la retraite d’Albanie, de toutes les montagnes de cadavres qui couvraient toutes les parties de l’Europe, quelque chose, à la fin, se leva à l’endroit où la Save épouse le Danube : une tête, la tête d’un État nouveau.

La capitale de la Serbie n’était plus.

La capitale du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes sortait de terre.

Vainqueurs, ces Slaves agirent en vainqueurs.

Belgrade sent la victoire.

D’abord, en descendant du train, ces immeubles mastodontes. Voilà du solide, du massif, de l’audacieux. On a compris la signification du mot bâtir par ici. Alors ce sont les nouveaux ministères du royaume yougoslave ? Mes félicitations. Vous savez manier la pierre. Ces immenses blocs, palais d’États, vous disent du coup que, de deux millions d’habitants en 1912, de quatre millions en 1914, Belgrade, aujourd’hui, a treize millions de sujets à gouverner.

Où était le bourg, le bourg sans parure, on voit une ville avec toutes ses plumes : cafés, restaurants, magasins, hôtels. On sait maintenant où coucher, et ce sera beaucoup mieux encore quand on saura où découcher… D’horizontale, Belgrade est devenue verticale. Elle a poussé subitement comme pousse un chapeau-claque.

Du bitume ! Vos pieds chéris glissent sur du bitume. Aussi, quand le petit doigt, au fond de son soulier, raconte aux quatre autres ce qu’il en était avant le traité de Neuilly, entend-on les cinq doigts éclater de rire au cours de la promenade !

Deux statues. L’une : le Vainqueur. Ce vainqueur devait se tenir pour l’éternité au milieu même de la cité, sur cette place où monte un petit jet d’eau. Il n’y est pas. Les mères de famille serbes n’ont pas voulu de lui. On n’est pas vainqueur sans avoir combattu et, dans les combats, on perd beaucoup de choses. Lui avait perdu sa culotte. Il était venu naïvement comme cela, sans penser à mal, dans la tenue où il se trouvait après avoir terrassé l’ennemi. Les mères serbes, aussitôt, lui lancèrent des cailloux.

— Voyons, mesdames, essaya-t-il de leur dire, ne me reconnaissez-vous pas ?

— Insolent ! répliquèrent-elles, on te reconnaît trop !

Elles le chassèrent, le poursuivant jusqu’au Kalimegdan. Sous la verdure, le Vainqueur se crut à l’abri. Il n’en fut rien. Lapidé, il fut poussé jusqu’aux rives de la Save. Le malheureux se serait noyé sans une haute colonne dorique qui s’élevait justement là. Il y grimpa. Il est là-haut maintenant, n’osant descendre, debout et regardant Semlin par delà le Danube, car, dans sa situation, n’est-ce pas, il faut se donner une contenance ?

L’autre statue est un acte de reconnaissance envers la France. Elle représente une femme qui effrayerait plus d’un homme. Aussi ne dirai-je rien d’elle. Rien du tout. Pour se venger, elle pourrait, lors d’un prochain voyage, m’appliquer un coup de ses seins sur la figure. Ce serait la mort, la mort sans phrase. Soyons prudent.

Trois cent mille habitants maintenant, y compris les contrôleurs du Corso. Ceux-là sont des jeunes gens qui n’ont que deux heures de travail par jour, de cinq à sept heures de l’après-midi. Leur place est sur la bordure des deux trottoirs de la grande rue centrale. Ils s’y tiennent coude à coude, sans désemparer, tout le long et tout le temps de la promenade du soir, chargés — je n’ai pu savoir par qui — de compter les jolies Serbes qui passent !

Mais regardons encore la ville : les fleuves reçoivent de nouveaux ponts, les enfants de nouveaux jardins, les popes de nouvelles églises, les citadins de nouveaux quartiers, les soldats de nouvelles casernes et, sur la hauteur, le roi reçoit un nouveau palais.

Les maçons ont continué l’œuvre des diplomates.

À l’Europe nouvelle, Belgrade a répondu par une capitale nouvelle.

Et les comitadjis ?

Les comitadjis ne font pas des ronds de jambe dans les rues de Belgrade. Une troïka déléguée par l’Orim s’y cache-t-elle en ce moment ? C’est probable.

En Macédoine, en Albanie, ils travaillent ; à Belgrade, ils manifestent. Si les bombes qu’ils y déposent pouvaient parler en explosant : « Bonjour, Belgrade, diraient-elles, bien le bonjour ! Ah ! tu exhibes de beaux bâtiments, de grands boulevards et des globes électriques trois fois comme la lune ! Ah ! la petite paysanne de naguère a jeté son châle aux orties. Ah ! tu te fais envoyer du projecteur sur le dos ! Ah ! tu as délaissé tes babouches et te voilà faisant la belle sur des talons sans fin. Ah ! tu vois déjà tous tes voisins à tes pieds. Eh bien ! reviens à toi ! Boum ! (Cela est le bruit de la bombe qui éclate.) Entends ! c’est nous qui te parlons, nous, les révolutionnaires bulgaro-macédoniens. Ah ! tu crois tenir du consentement du monde la Macédoine de Skoplié, de Monastir et d’Oknida ; le monde, cela nous est égal ; nous, on ne consent pas. Ah ! pour mieux séduire les victimes et les courtisans de ta victoire, tu montres cette nouvelle tête sur les épaules de ton pays, eh bien ! nous, on te crache au nez. Tes soldats, tes canons, tes munitions, tes treize millions d’habitants, ta grande amie la France et tout ton fourniment, voilà le cas que nous en faisons (ici on entend une autre bombe qui explose.) Tiens ! essuie-toi, du sang coule sur tes belles joues. Si tu nous oublies, on ne t’oubliera pas. À bientôt ! Le traité de Neuilly, nous, on s’en moque ! »