Les Comitadjis ou le terrorisme dans les Balkans/24

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XXIV

Si les hommes étaient sages !…


Je vous ai conté une histoire. L’histoire pour cela est-elle finie ?

Il n’y paraît pas.

Les acteurs ne doivent pas vous cacher la toile de fond.

Les acteurs sont les comitadjis, la toile de fond c’est la Macédoine.

Et, sur ce théâtre, sans toile de fond il n’y aurait pas d’acteurs.

Diplomatiquement, la question de la Macédoine est tranchée, la Macédoine aussi, en trois morceaux, le serbe, le grec et le bulgare.

Le traité de Neuilly a recueilli, à ce sujet, toutes les signatures nécessaires.

Cependant vous avez vu ce qui se passait. Dans une contrée où, depuis dix-huit ans, la guerre, à deux reprises, se leva, la Yougoslavie, pour protéger ce qu’elle tient des traités, est forcée de fermer hermétiquement sa frontière de l’Est, de garder militairement ses voies ferrées et d’entretenir, en pleine paix, douze mille hommes sur pied de guerre.

C’est un fait. C’est même un fait d’une gravité indiscutable.

En vous disant tout à l’heure que sans la Macédoine il n’y aurait pas de comitadjis, je vous ai donné une opinion. Il en est une autre, celle des Serbes : sans les comitad}is, il n’y aurait plus de question de Macédoine.

C’est retourner la même pièce de monnaie dans sa main, tantôt on la voit du côté pile, tantôt du côté face, elle n’en est pas moins la même pièce.

La situation internationale du gouvernement yougoslave est inattaquable. Ses droits sont dûment enregistrés. Aussi, dans le système européen aujourd’hui en vigueur, ne sont-ils pas en cause. Ce que nous voudrions éclairer de notre petite lanterne, c’est la situation née de ces droits mêmes.

Il y a un tonneau de poudre dans les Balkans !

La Bulgarie dit : « J’ai chez moi des comitadjis, je ne le nie pas, ils se voient. Ces comitadjis mangent, boivent, vivent sur mon territoire. De là ils passent la frontière et vont tirer les oreilles à ma voisine, la Yougoslavie. C’est dangereux, je le sais. Officiellement, je n’approuve pas cette petite guerre. Cependant, dans le fond de mon âme, je ne puis la condamner. Le traité de Neuilly a tenu compte d’un incident essentiel, mais épisodique, c’est-à-dire de la victoire des uns et de la défaite des autres : il n’a pas tenu compte du fond même de la question. Nous avons été vaincus, cela enlève-t-il quelque chose à cette vérité que la Macédoine est bulgare plutôt que serbe ? Comment alors blâmerions-nous ceux de nos concitoyens qui se font les champions de nos frères opprimés ? D’ailleurs si les moyens des comitadjis sont parfois condamnables, leur thèse n’est pas illégale. Que demandent-ils pour le moment ? L’application d’un droit, du droit des minorités. Ils protestent contre la dénationalisation de la Macédoine. Que des centaines de mille de nos frères vivent sur un territoire devenu serbe par les circonstances, c’est une loi qu’ils doivent subir, mais que le maître présent de leur sol leur interdise de parler leur langue, de s’appeler comme leur père et de penser tout haut, cela est un supplément de malheur que les traités eux-mêmes n’ont pas imposé. Il est donc à prévoir, tant que durera cette situation, que les comitadjis continueront leurs jeux dangereux. Nous verrons bien ce qu’il arrivera. »

La Yougoslavie dit : « Suis-je maîtresse chez moi oui ou non ? Vais-je aller demander à la Bulgarie si la façon dont j’entends gouverner une partie de mon empire est bien la façon qui lui convient ? De plus, les habitants sont des Macédoniens. Ces Macédoniens parlaient les uns le serbe, les autres le bulgare, les troisièmes le grec, les quatrièmes le turc, les cinquièmes le roumain. Ce beau désordre linguistique est-il indispensable au bonheur des générations futures ? Cela n’a rien donné de bon, déjà à Babel ! En imposant aux Macédoniens la langue de l’empire le plus important des Balkans, nous croyons servir son intérêt. Les enfants qui naissent aujourd’hui parleront le serbe aussi volontiers qu’ils auraient parlé le bulgare. Au surplus, les habitants sont satisfaits, et au surplus encore, toutes ces choses nous regardent. »

Tel est le conflit. L’exposer n’est pas le résoudre.

Peut-il être résolu ?

Tels que nous connaissons les deux adversaires, nous pouvons avancer qu’il ne peut pas l’être.

Les comitadjis ne céderont jamais.

Le gouvernement de Belgrade ne cédera jamais.

— Alors ? Alors le tonneau de poudre continuera de les séparer.

Au début de l’agitation macédonienne, en 1893, les comitadjis qui, à cette époque, n’étaient pas tous d’origine bulgare, rêvaient de l’indépendance de leur patrie. Ils ne travaillaient ni pour la Bulgarie, ni pour la Grèce, ni pour la Serbie, mais seulement pour la Macédoine. Qu’est devenue cette idée ? Elle a été pulvérisée par le rouleau des deux guerres. Aujourd’hui, l’État le plus puissant des Balkans, la Yougoslavie, considérerait comme un cas de conflit une action, d’où qu’elle vienne, en faveur de l’indépendance de la Macédoine.

Cependant, une solution idéale plane sur les Balkans. Si le moindre nuage empêche qu’on l’aperçoive, c’est qu’elle est encore très haut au-dessus des têtes. Il s’agit d’une confédération de tous les Slaves du Sud.

Sous quel nom ? Grande-Yougoslavie ? Le nom resterait à trouver.

Cette confédération, allant de l’Adriatique à la mer Noire, engloberait les Slovènes, les Croates, les Serbes, les Bulgares et les Macédoniens. L’idée n’est pas neuve, elle n’est pas folle non plus. Stamboulisky, premier ministre de l’un de ces cinq peuples, en avait fait la base de sa politique. Il fut, il est vrai, assassiné. Mais, vous le savez, maintenant, cela ne peut être considéré, en Bulgarie, comme un fait vraiment exceptionnel ! Par contre, les Serbes donnèrent à l’une des rues de leur capitale le nom de Stamboulisky. Ce geste ne peut-il indiquer que tout le monde, entre l’Adriatique et la mer Noire, ne tient pas l’initiateur pour un personnage insensé ?

En tout cas, aucun autre espoir de noyer le tonneau de poudre.

Cet acte politique serait un acte de sagesse. Mais la destination de l’homme est-elle d’être sage ?


FIN