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Les Commentaires d’un soldat/01

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LES COMMENTAIRES
D'UN SOLDAT

I.
LES PREMIERS JOURS DE LA GUERRE DE CRIMEE.



Dieu m’a permis jusqu’à présent d’assister à presque tous les grands faits de guerre qui se sont accomplis depuis onze ou douze ans. Puisse cette grâce m’être continuée ! voilà le plus ardent de mes vœux. J’avais entrepris de raconter l’expédition de Crimée, quand est venue cette campagne d’Italie, si belle, si entraînante, si rapide, qui a mis la France tout entière sous le charme, et rendu ce siècle aux jours radieux de sa jeunesse. J’ai eu le bonheur de faire encore cette guerre, et en rentrant dans mon pays j’ai repris l’œuvre commencée ; seulement je l’ai agrandie de tout le champ nouveau qu’il m’avait été donné de parcourir. Je réunis donc aujourd’hui, sous un même titre, mes souvenirs de Crimée et d’Italie. Ce titre indique l’endroit obscur d’où j’ai vu tant d’éblouissantes choses, et partant le caractère de mon récit. L’œuvre qu’on va lire est étrangère à toute science militaire et à toute prétention historique. C’est l’intérieur d’une âme où de vives et puissantes images se sont réfléchies.


I

On dit qu’il est agréable de se souvenir, je ne sais ; pour ma part, je laisserais volontiers reposer au plus profond de moi tout ce que Dieu a fait passer d’images dans mon esprit et d’émotions dans mon cœur. Je n’aime point à dire aux pensées endormies : Levez-vous. Je ne comprends pas d’évocation sans une sorte de trouble et de souffrance. Ce n’est donc point assurément pour mon plaisir que je remue aujourd’hui tout un passé qui plus d’une fois m’a fait trouver aux heures présentes de la monotonie et de la pâleur ; mais sans me forger des devoirs imaginaires, sans me croire cette charge redoutable que crée le talent, je pense qu’il est des conditions et des circonstances où l’on est coupable de s’imposer, plutôt de s’accorder le silence. Si Joinville, si Villehardouin s’étaient livrés à cette paresse de l’esprit, qui a tant de charme, et même à mon sens une singulière apparence, sinon un fonds bien réel de grandeur, il est une France héroïque et naïve que nous n’aurions jamais connue. Continuons donc l’œuvre de nos pères en venant raconter, nous aussi, à notre façon et à notre guise, ce qu’ont accompli sous nos yeux de noble et de bon des gens de notre temps et de notre patrie.

J’ignore ce que nous garde l’avenir. Plusieurs croient que la guerre est appelée à disparaître ; ils la regardent comme une impiété, comme un fléau, comme un monstre qu’après des convulsions suprêmes le monde rejettera enfin pour toujours de ses entrailles : je l’ai considérée de tout temps, moi, comme la plus haute et même la meilleure expression de la volonté divine. Je regarderais comme un jour de colère et non point de bénédiction le jour où cette source mystérieuse de l’expiation viendrait tout à coup à tarir. Grâce à Dieu, du reste, je ne suis point menacé de voir ce jour-là, et en attendant ce que rêvent les philosophes, je vais essayer de dire ce que j’ai vu.

J’étais en Afrique au moment où éclata la guerre de Crimée, et ici je veux tout de suite expliquer l’emploi d’une formule qui me pèse, mais que je me suis décidé pourtant à ne pas rejeter. J’emploierai souvent dans ce qu’on va lire le je et le moi. Ce qui est pour ceux-ci de l’orgueil est de la modestie pour ceux-là. En parlant de lui-même, l’homme qui n’a joué que le plus obscur des rôles dans ces immenses drames où se décide le sort des nations fait, je crois, preuve d’humilité. Ce n’est du reste aucune considération personnelle qui m’a guidé en cette matière ; je me suis dit tout simplement qu’une chose qui m’est à cœur emprunterait à un mode de récit qui m’est pénible un intérêt de plus. Le lecteur trouve une autorité rassurante dans une forme de langage qui lui rappelle constamment que l’écrivain a été le témoin même des faits dont s’occupe son esprit ; il est ainsi dans un contact plus immédiat, plus intime, plus ardent, avec les choses et les hommes qu’on veut lui faire connaître. Cela dit, je reprends la tâche que je me suis donnée.

J’étais donc en Afrique quand éclata une guerre qui semblait à ses débuts devoir inaugurer une période séculaire de combats. J’ai raconté autrefois, dans des pages écrites sous la vive et chaude impression d’événemens déjà bien loin de nous, les formidables grandeurs de la guerre civile[1]. Les luttes soulevées par les passions révolutionnaires paraissaient être les seules destinées à nos générations. Je ne veux pas, comme on le fait trop souvent, répudier au nom des tristesses patriotiques les glorieux souvenirs d’actions énergiques et utiles. Ces nobles et rares apparitions de la vertu humaine, qui sont la récompense des âmes altérées d’un amour viril de l’idéal, je les ai rencontrées à certaines heures à travers les rues aussi bien qu’à travers les champs de bataille. Je n’entends point nier pour cela que la vraie, même la seule joie des âmes guerrières soit la lutte hors de la patrie. Eh bien ! c’est ce qui nous était rendu tout à coup.

Je servais dans un régiment de spahis. Le maréchal de Saint-Arnaud, qui avait si longtemps guerroyé en Algérie, et à qui la patrie africaine était chère, voulut composer son escorte d’hommes dont il aimait les mœurs, le costume, et qui lui rappelaient de précieux souvenirs. On forma dans les trois régimens de spahis un détachement de quatre-vingt-six hommes, sous les ordres d’un officier qu’une promotion obligea de nous quitter en Turquie, et dont je pris alors le commandement. Au milieu d’avril 1854, je partis d’Alger avec quelques hommes et quelques chevaux, sur un petit bateau à voile qui s’appelait l’Espérance. La navigation à voile sur ces mers que sillonnent dans tous les sens des bateaux à vapeur, c’est le voyage à cheval auprès du chemin de fer. Je me sentais sous l’empire absolu des vents comme Ulysse et le pieux Énée. Cette impression du reste était loin de me déplaire, car j’aime le passé, je ne m’en cache point, et je bénis volontiers les accidens qui me rejettent forcément dans ses bras.

Je m’embarquai à la fin d’une journée de printemps, vers quatre heures, à ce moment aimé des rêveurs où l’âme semble secouer l’oppression du jour, et prendre quelque chose de plus subtil, de plus libre, de plus léger. J’ai toujours aimé l’Afrique ; chaque pas que j’ai fait à travers le monde m’a convaincu que c’était, de toutes les contrées, celle où règne avec le plus de magnificence la poésie des êtres inanimés. Le ciel africain a un regard que l’on emporte sous son front comme le héros du poète allemand emportait le regard de sa maîtresse ; tous ceux qui ont vécu dans sa lumière pendant quelques années subissent une attraction qui bien souvent les ramène à des rivages dont ils croyaient s’être éloignés pour toujours. Cependant l’aventure qui m’appelait en des pays inconnus avait trop de charme pour laisser accès dans mon esprit aux tristesses cruelles. J’avais, de la mélancolie humaine, ce que j’en souhaite aux cœurs faits pour savourer les émotions les meilleures et les plus délicates de ce monde.

Il faut savoir rendre justice à la vie, lorsque par hasard elle veut bien secouer la monotonie qui lui est si familière pour prendre un peu l’aspect et l’allure des choses rêvées. Je m’avançais avec un plaisir dont parfois encore je retrouve les traces au fond de moi à travers cette magnifique étendue de mer, lumineuse et chaude, qui s’étend de l’Afrique aux pays orientaux. J’ai toujours aimé la Méditerranée ; maintenant que l’Océan se dépouille de mystère, comme toutes les parties d’un globe exploré par tant de machines bruyantes et d’êtres affairés, cette mer poétique par excellence, qui nous raconte une si grande variété de fables et d’histoires, a repris toute sa supériorité. Je me rappelle avec délices une matinée où j’aperçus dans le lointain les côtes de la Sicile. Toute sorte d’aimables visions me souriaient ; se tenaient-elles sur les rivages que j’apercevais à l’horizon, dans les rayons d’une clarté matinale, ou s’élevaient-elles simplement de mon cœur ? Je ne sais. Je suivais, par nécessité, un mode de voyage que je recommanderais volontiers à ceux qui se promènent dans ce monde, comme on se promène dans une salle de fête, pour le plaisir unique de leurs yeux : je n’abordais nulle part. Ainsi tout ce qu’embrassait mon regard conservait pour moi l’attrait de l’inconnu et de l’inachevé. C’est de cette vague et lointaine manière que j’ai aperçu les côtes de la Grèce. J’ai entrevu seulement un matin le profil élégant et pur d’Athènes. Quoique l’air fût léger, transparent et tout nuancé d’un rose joyeux qui aurait effarouché les lugubres spectres du nord, c’est un fantôme qui m’est apparu, mais un de ces fantômes amis du soleil, qu’évoquait l’esprit sans terreur des poètes antiques.

La seule ville que j’aie visitée en passant est une petite ville de l’Asie dont j’ai oublie le nom. Une absence complète de vent avait arrêté le brick sur lequel j’étais embarqué. Je profitai de ce calme pour me diriger, dans une chaloupe, vers la côte voisine avec un sous-officier de spahis. Ce n’est jamais sans quelque émotion que nous foulons une terre lointaine, et dont notre esprit s’est souvent inquiété. Je me trouvai au milieu d’un paysage qui n’avait rien des splendeurs africaines, et qui cependant ne manquait pas de charme. J’aperçus, au détour d’un chemin creux, un de ces personnages qui abondent encore aux pays orientaux où n’a point pénétré l’horrible réforme du costume turc ; c’était un vieillard à la longue barbe, coiffé d’un de ces immenses turbans chers au pinceau des vieux maîtres, qui s’en allait paisiblement à ses affaires avec un luxe formidable de pistolets et de poignards à la ceinture. « Qu’est devenu le temps où, dans mes rêves d’enfant, je voyais passer Ali-Baba ? » Je me rappelai cette exclamation d’un écrivain anglais. Le digne homme qui s’offrait à ma vue avait l’air de sortir tout vivant et tout armé des pages de ce livre enchanteur, que je préfère à tous les poèmes de tous les temps et de tous les peuples, — les Mille et une Nuits. Il était assis sur une mule blanche, et fumait gravement dans une longue pipe. Il appartenait à cette race heureuse qui s’enveloppe d’un nuage pour traverser la vie. Il daigna à peine honorer d’un regard les deux soldats du nord qui venaient apporter leurs secours à son souverain. Je me rappelai aussi, car en voyage l’essaim des souvenirs voltige sans cesse autour de nous : ce sont oiseaux charmans qui se posent sur maintes choses de la route, tantôt sur ce toit, tantôt sur ce buisson, tantôt sur cet arbre, pour nous regarder d’un air attendri et nous chanter des airs lointains ; je me rappelai un mot de M. de Chateaubriand. Un soir, dans le coin d’un salon où régnait un aimable et gracieux esprit qui a disparu de cette terre, un jeune homme encore possédé des premières curiosités de la vie disputait l’auteur de René au silence. Avec la confiance que peut avoir un enthousiasme sincère à l’endroit des génies les plus lassés, les plus meurtris, partant les plus irritables, il lui parlait de ces grands voyages, la jeunesse et la poésie de ce siècle, d’où sont sortis Atala, les Natchez, et une œuvre aimée de tous, l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. « Eh bien ! dit tout à coup M. de Chateaubriand, de ce que j’ai vu, hommes et choses, un seul souvenir me frappe encore à présent, c’est celui d’un vieux Turc qui fumait sa pipe accroupi sur des ruines. Qui sait si cet homme ne représentait pas la vérité ? » Assurément je ne prends pas au sérieux cette boutade chagrine ; je crois avec l’Évangile que prendre la bonne place, c’est s’asseoir aux pieds du Seigneur, aux sources de la vie, au foyer de l’activité spirituelle, et non point, comme ce vieux Turc de l’illustre voyageur, s’étendre au seuil de la mort, entre la paresse et la rêverie. Néanmoins ceux-là mêmes qui se dévouent avec le plus de courage aux œuvres sur lesquelles repose toute vérité terrestre ou divine ont des momens où ils portent envie au repos de l’animal en sa tanière, du cynique en son tonneau.

Revenons aux rivages d’Asie où j’abordais. Je vis là une de ces villes que l’empire turc offre en grand nombre dans tous les lieux où il s’étend. Vous avez affaire à un vrai mirage. De loin, c’est un groupe de maisons élégantes et discrètes, mystérieuses et souriantes ; c’est la ville orientale telle que la chante le poète. De près, c’est un amas de vieilles masures, où s’agite un peuple en haillons. Toutefois ces haillons et ces masures, à l’époque où je les vis, étaient pénétrés de ce soleil dont quelques peintres vont quérir et nous rapportent souvent un rayon, de telle sorte qu’il ne m’est pas resté un trop mauvais souvenir de cette première excursion en Asie.

Pourtant je préfère à ce voyage celui que mes yeux et mon esprit ont fait un soir aux champs où fut Troie. J’étais assis, au déclin du jour, sur le pont de mon petit navire, lorsqu’on me montra une assez vaste plaine toute couverte d’une végétation hardie et sombre. C’était là, me disait-on, le théâtre de ce grand drame, aux émotions immortelles, qu’Homère et Virgile font jouer encore en ce monde par ces personnages de leurs cerveaux qui ont pris dans les nôtres le droit de cité. Au fond d’un paysage qui me parut tout rempli d’un charme austère et sacré, comme un paysage du Poussin, s’élevait une haute montagne, droite, imposante et solitaire, telle que je me représentais l’estrade où les dieux venaient assister aux combats des héros. Ce coin de terre que j’ai si mal vu m’a frappé ; je me félicite de ne pas avoir posé le pied sur ce sol, que les ailes de mes songeries et de mes souvenirs ont seules effleuré. Grâce à ce pèlerinage de mon regard, j’ai goûté une sorte de plaisir sur lequel je n’ose plus guère compter, quoique je m’efforce souvent de le goûter encore, ce plaisir, d’une particulière puissance entre toutes les jouissances intellectuelles, que nous ont donné à tous, en un moment quelconque de notre vie, les arts et les lettres de l’antiquité. J’ai retrouvé l’émotion dont mon cœur fut une fois saisi en lisant ce passage où Virgile semble avoir enchâssé dans son splendide écrin une larme empruntée aux sources les plus profondes de la tristesse moderne : Sunt lacrymœ rerum ; « il est des choses d’où jaillissent les pleurs. » Ces ruines douteuses, perdues à un horizon lointain, ont été saluées avec attendrissement par plus d’un qui s’en allait comme moi assister avec insouciance à la destruction d’une ville autrement puissante que ne le fut jamais la ville de Priam et d’Hector. On a beau médire des poètes, il faut s’incliner devant leur pouvoir ; comme les prêtres et les femmes, ils gouvernent un royaume dont nous sommes tous les habitans. Vous voulez les bannir de votre cité, et c’est vous qui ne pouvez pas vous exiler du monde invisible où ils vous enserrent.

Ce fut le 7 mai, vers trois ou quatre heures, que j’arrivai à Gallipoli. Ce jour-là même, le maréchal Saint-Arnaud venait prendre son commandement ; sa venue redoublait le mouvement de la ville où il débarquait. J’aimerais à voir un jour, rendus à leur vie habituelle, les pays que j’ai parcourus alors que de rares et singulières circonstances les animaient, d’une vie insolite. Gallipoli doit avoir d’ordinaire un aspect assez mélancolique. Ceux qui pourraient rêver l’Orient avec un luxe éblouissant de palais, de clochetons et de minarets éprouveraient en ces lieux à coup sûr une cruelle déception. Il me semble pourtant que si quelque événement me faisait, en des temps paisibles, l’habitant passager de cette ville, je ne me plaindrais pas trop de mon sort. Elle est environnée d’énormes moulins à vent, d’une physionomie honnête et primitive. Or j’ai toujours eu un goût particulier pour ces innocens ennemis du héros de Cervantes. Je trouve qu’ils donnent au paysage un caractère de rêveuse bonhomie. Les peintres allemands du temps d’Albert Durer étaient de mon avis, car ils ne manquent jamais de placer quelque moulin à vent dans ces jolies et naïves campagnes, propres, nettes, endimanchées, qu’on aperçoit à travers la fenêtre de la chambre gothique, aux bahuts luisans, où un bel ange, avec un surplis de prêtre, adresse à la vierge Marie la divine salutation conservée par notre église. Les moulins à vent ne sont pas du reste les seuls agrémens de Gallipoli. Là, comme dans toutes les villes turques, les pierres sont mêlées à la verdure : les bazars ont ces toitures de rameaux qui font circuler un jour si étrange à travers les rues tortueuses, et la plupart des maisons ont des jardins, non point de ces jardins assurément où s’épanouissent tous les enchantemens terrestres, mais des jardins qu’il ne faut point dédaigner pourtant : le figuier et l’olivier, les arbres de la Bible et de l’Évangile, se penchent au-dessus dès murailles lézardées, et font penser aux réduits modestes où quelque sage bonheur pourrait se cacher.

Le jour dont je veux parler, cette ville, où retournent mes songes, n’appartenait guère à la rêverie. Elle était envahie par des hommes de tous les pays et de toutes les races, que possédait une vie fiévreuse. Là, pour la première fois, se rencontraient les deux armées qui allaient figurer côte à côte sur les mêmes champs de bataille. Cette armée anglaise, qu’Alma, Inkerman et le rude hivernage de Sébastopol devaient si violemment éprouver, était alors dans tout son éclat. A chaque pas, on heurtait des gardes de la reine défiant le soleil d’Orient avec leurs bonnets à poil, des highlanders portant la poésie du nord dans la forme et les couleurs de leur uniforme traditionnel, et ces riflemen tout vêtus de noir, comme pour représenter le côté sombre, terrible, de cette guerre moderne, dont leurs armes sont les plus sûrs et les plus meurtriers instrumens. Tous ces soldats encombraient avec les nôtres mille tavernes improvisées, car tous les vins, toutes les liqueurs de nos contrées versaient déjà leur ivresse bruyante sur la terre consacrée aux ivresses silencieuses du café, de l’opium et du hachisch. Les Turcs, accroupis devant leurs portes, regardaient passer sans aucune émotion, ni d’enthousiasme, ni même de surprise, les étranges défenseurs que leur envoyait la destinée. Ils me rappelaient tous ce vieil habitant de l’Asie dont je parlais tout à l’heure : ils semblaient accepter les étranges scènes offertes à leurs regards comme on accepte dans un rêve les incroyables féeries dont on est environné, et jusqu’aux impossibles métamorphoses dont on est soi-même l’objet. Quant à nos soldats, ils étaient ce qu’ils sont toujours et en tous lieux, gais, libres, insoucians, familiers : vraies alouettes gauloises, allant sans crainte se poser partout, même sur l’épaule des mannequins les plus farouches, et chantant partout où elles se posent.


II

Je restai quelques jours seulement à Gallipoli. Le maréchal Saint-Arnaud se rendait à Constantinople, et les spahis étaient destinés à lui servir d’escorte. Je reçus donc l’ordre de partir pour la capitale de l’Orient. Le maréchal s’embarquait, mais les spahis devaient aller le rejoindre par la voie de terre, avec ses bagages et quelques officiers de son état-major. C’était encore un magnifique voyage que m’offraient d’heureux hasards.

Quelles villes ai-je traversées, c’est ce que j’ai oublié aujourd’hui, et je n’irai point chercher, sur la carte des noms sortis de ma mémoire. L’oubli et le souvenir sont également des présens de Dieu, je crois qu’il ne faut repousser ni l’un ni l’autre de ces dons. Si je tâche de faire au souvenir un bon accueil, même quand il m’apparaît sous les formes lugubres d’un fantôme, j’accueille toujours l’oubli avec une joie secrète, et le voile qu’il laisse tomber soit sur les hommes, soit sur les choses, je me garde bien de le soulever. Je me rappelle seulement que j’avais d’aimables compagnons, et que j’ai traversé de beaux paysages. La Turquie serait une admirable contrée, si elle était abandonnée à elle-même, ou livrée à une race d’hommes intelligens et industrieux ; mais on sent une terre sur laquelle ont pesé des dominations à la fois indolentes et farouches. De Gallipoli à Constantinople, on ne rencontre ni ces forêts séculaires dont l’aspect orgueilleusement sauvage enfle le cœur de pensées hostiles à la vie civilisée, ni ces bois savamment aménagés, percés de routes élégantes et commodes, qui offrent à l’esprit les utiles et rians côtés de l’industrie humaine. A chaque instant des troncs mutilés, des arbustes frappés dans leur croissance, partout des traces qui attestent l’esprit imprévoyant et insoucieux d’une dévastation journalière. Et pourtant ce pays est d’un aspect qui plaît aux yeux ; il est éclairé, dans les jours d’été, par une douce et majestueuse lumière. A l’attrait de ces grandes plaines bleues, où les hommes heureusement ne peuvent point laisser de vestige, il joint le charme de cette verdure opulente et sérieuse qu’aimait le pinceau de Poussin. Je me suis arrêté dans plus d’un lieu où aurait pu se placer le tombeau qui réunit les bergers d’Arcadie. Puis, malgré leur misère, les villes turques elles-mêmes ne sont point un spectacle trop offensant pour le regard du voyageur. La plupart sont entourées de grands arbres, et si leurs maisons sont délabrées, elles échappent, du moins, à la vulgarité : ce sont ces loques disposées avec art dans l’accoutrement d’un hidalgo. Enfin soit une fontaine à moitié cachée derrière un sombre bouquet de feuillage, soit un cimetière chauffant au soleil les os de ses morts sous la pierre blanche de ses tombes, quelque chose parle toujours à l’imagination en ces campagnes visitées si souvent par nos songes.

Ce fut un soir, à l’entrée d’une grosse bourgade où nous faisions séjour, que j’aperçus pour la première fois cette bizarre espèce de guerriers qu’on appelait les bachi-bozoucks. Je vis sur la route qui passait devant ma tente un homme à cheval, précédé d’une musique barbare et suivi d’une troupe nombreuse, mal armée et mal montée. C’était un grand chef de l’Orient, qui menait ses vassaux au secours de l’islamisme en péril. Mes spahis, eux les élégans cavaliers d’une terre où la race musulmane a vraiment conservé quelque chose de gracieux et d’altier, rappelant les splendeurs mauresques des Espagnes, mes spahis regardaient avec un dédain profond ces sortes de malandrins allant en guerre dans un équipage sordide. Il y avait là une collection de figures excentriques, une variété de haillons réunissant toutes les couleurs et affectant toutes les formes qui peuvent s’offrir aux débauches du crayon et du pinceau. Je me sentis moins de sévérité que mes spahis pour cette bohème guerrière. Je pris plaisir à regarder cet arrière-ban du grand-seigneur. Un soleil couchant parsemait de paillettes d’or cette multitude bigarrée. Je savais gré à ces braves gens d’être en quelque sorte des visions vivantes, épargnant à mon cerveau la fatigue du rêve. Je suivis de l’œil, aussi loin que possible, ces bizarres guerriers. Dans leur fantasque apparition, ils s’étaient conformés aux règles de l’apparition antique. Les héros qui sortent de la tombe, dans les pages d’Homère et de Virgile, apparaissent toujours avec des vêtemens flétris, trahissant l’usure et l’abandon. Ainsi se présentaient ces fils d’Ismaël, ressuscitant au milieu d’une guerre moderne avec les passions des anciens âges. Dieu n’a jamais permis les résurrections de longue durée ; bon ou méchant, gracieux ou terrible, tout ce que la mort a repris ne peut plus revenir qu’un instant à la surface du sépulcre. Les bachi-bozoucks n’ont joué qu’un rôle fugitif dans ces grandes luttes, où ils ne représentaient que des choses mortes. Ces fantômes ont disparu quand le canon de la Crimée a dissipé les brouillards où ils s’agitaient.

Ce fut un matin, vers midi, que j’entrai à Constantinople ; un soleil de juin, qui cependant ne jetait pas à la terre une chaleur trop écrasante, éclairait ce singulier amas de masures et de palais. J’ai gardé de Constantinople un vif et bon souvenir. Cette ville ne m’a point trompé : loin de là, au lieu de m’apporter des déceptions, elle m’a donné plus d’une attrayante surprise. Qu’on la juge comme on voudra, elle possède le plus grand attrait dont puisse être doué, soit un homme, soit une chose, soit un objet de chair, soit un objet de pierre ou de marbre. Elle est originale. Ses plus misérables maisons ont un aspect attrayant de mystère. On y sent une vie voilée, comme le visage de ses femmes. Suivant mes habitudes en voyage, je n’ai rien visité de parti-pris. Je n’aurais pas visité la mosquée de Sainte-Sophie, si je n’y avais été conduit un jour par le hasard, le seul guide que j’aie jamais eu. Mon fatalisme en cette matière m’a bien servi. Maintes fois la rencontre fortuite de quelque monument isolé, de quelque lieu dédaigné, de quelque demeure obscure, m’a fait éprouver des émotions plus profondes que l’aspect des édifices les plus célèbres. Ainsi je fus frappé tout à coup à Constantinople, dans un coin de rue, par une maison que je n’oublierai pas. Devant cette maison peinte de rose et de safran, deux couleurs qu’affectionnent les Turcs, régnait une petite terrasse où s’élevaient des arbustes d’un vert sombre. Entre ces arbres se dressaient ces colonnes funéraires surmontées de turbans, qui abondent dans les cimetières musulmans. Au pied d’une de ces colonnes, un immense rosier étalait le luxe de ses fleurs éblouissantes. Je n’ai jamais respiré plus vivante poésie que celle de cette habitation inconnue. Ce n’est point en Orient qu’Hamlet aurait jamais pu débiter son sinistre monologue. Les Orientaux jouent avec la mort : elle est pour eux un songe sans effroi, on dirait même tout rempli de charme. Les cimetières de Constantinople sont de merveilleux jardins. C’est là que les promeneurs abondent ; nombre de tombes, comme les maisons, sont peintes de vives couleurs. Les cyprès qui se dessinent sur un ciel transparent ne répandent dans ces lieux, ouverts à tous, que la mélancolie nécessaire pour agrandir et compléter la grâce de toute chose terrestre.

Je traversai la ville tout entière, les vieux quartiers turcs, avec leurs rues étroites, tortueuses, mal pavées, où se reposent, dans une attitude d’idole, ces affreux chiens jaunes, respectés par les musulmans, qui s’indignent quand un étranger les dérange, puis Péra, cette cité européenne, marquée au caractère effacé de la vie moderne, et je parvins enfin à ces rives splendides du Bosphore, qui méritent toute l’admiration dont elles sont en possession depuis tant de siècles. C’est à ces rives assurément que je puis dire : Non, vous ne m’avez pas trompé. Dans ce lieu unique, les mêmes eaux réflé chissent la face de deux mondes. L’Europe et l’Asie sont en présence l’une de l’autre, et semblent faire assaut de majesté. Que les palais du Bosphore ressemblent un peu à une décoration théâtrale, je le sais bien ; que çà et là quelques édifices de bois peints insultent à la pureté d’un goût austère, cela peut être vrai encore ; mais ce qui est bien certain, c’est que le regard et la pensée flottent à travers toute sorte de magies. Pour quelques demeures en bois, quelle série harmonieuse de palais, offrant fièrement au soleil leurs colonnes de marbre ! Et sur ces rivages de l’Asie quels grands arbres, élégans et altiers, répandant de leurs têtes épanouies, sur le gazon qui entoure leurs pieds, une ombre profonde et sereine ! J’étais destiné du reste à jouir pleinement de ces beaux lieux. Le maréchal Saint-Arnaud occupait un palais à Ieni-Keuï, sur les rives mêmes du Bosphore. Derrière ce palais, dans un jardin qui s’étendait aux flancs d’une colline, on avait réservé un bivouac pour mes spahis. Ceux à qui Dieu a permis de mener noblement l’existence de l’aventure doivent être pénétrés d’une reconnaissance profonde envers leur destinée ; si quelquefois leur vie a les allures d’un mauvais songe, si par instans elle peut leur paraître le jouet de puissances capricieuses et malfaisantes, combien de fois aussi elle leur offre une réunion étrange d’enchantemens qu’ils n’auraient pas osé souhaiter ! Je me trouvais, à la plus riante époque de l’année, dans le plus beau paysage du monde, menant la seule vie que j’aie jamais aimée. Tout autour de ma tente étaient dressées les tentes de mes spahis. Nos chevaux, attachés à la corde, avaient pour mon esprit et pour mes yeux ce genre de charme paisible que répand autour d’elle l’existence des animaux, et tout en fumant ma pipe sur le gazon, je voyais à l’horizon de mes songeries l’apparition désirée d’une de ces grandes guerres dont notre armée si longtemps s’était crue déshéritée.

Pendant notre séjour à Ieni-Keuï, il y eut une grande revue à Daoud-Pacha. Le maréchal Saint-Arnaud avait voulu présenter au sultan la division du prince Napoléon, qui venait s’embarquer à Constantinople pour Varna. Les spahis assistèrent à cette solennité. Ils représentaient ce jour-là toute la cavalerie de notre armée. Le maréchal, qui les aimait, voulut, dans un sentiment de bienveillante coquetterie à leur endroit, que leur défilé se fît aux plus vives allures de la fantasia arabe. À un signal donné, toute cette troupe en burnous rouges prit le galop de charge, s’envolant devant le sultan comme une bande d’oiseaux aux ailes de pourpre. J’ai à peine parlé de ces hommes, dont je garderai pourtant un vif souvenir, et dont l’existence alors était si étroitement liée à la mienne. Les spahis envoyés à l’armée d’Orient avaient été choisis avec soin dans les trois régimens qui composent la cavalerie indigène de l’Algérie : c’étaient des gens de grande tente ; plusieurs d’entre eux possédaient des serviteurs comme les hommes d’armes des temps passés. Des cavaliers de la province d’Oran avaient des suivans montés sur de beaux et vigoureux chevaux. Point de spahi qui n’eût des étriers dorés et un burnous de soie blanche tranchant sur un burnous rouge ; tous les haïcks étaient attachés par ces belles cordes en poil de chameau, noires et luisantes, qui étaient le luxe de l’émir Abd-el-Kader. Cette fière et brillante troupe s’était fort réjouie d’être passée en revue par le sultan, et avec l’imagination arabe elle s’était représenté le grand-seigneur dans un habit fait de lune et de soleil, comme les robes de Peau-d’Ane. Le modeste uniforme de sa hautesse, qui ce jour-là pourtant avait attaché une aigrette à son fez, fut une cruelle déception pour ces fils de l’Afrique. Sans Constantinople, les spahis auraient jeté un irrévocable anathème à l’Orient ; mais cette ville d’étrange poésie trouva le chemin de leurs cœurs. J’ai entendu maintes fois ces hommes, qui affectent l’indifférence où les races guerrières placent souvent leur dignité, s’écrier : « Stamboul ! Stamboul ! » avec un accent d’admiration passionnée. En leur qualité de musulmans, ils pouvaient visiter toutes les mosquées ; j’avoue que je n’ai point partagé leur enthousiasme pour Sainte-Sophie. Cette grande basilique m’a paru toute remplie d’une sorte de tristesse anglicane. Rien ne donne une idée plus haute de l’art savant et merveilleux qui a élevé les édifices religieux du moyen âge. Quand on regarde au dehors et à l’intérieur cette grande coupole sans mystère, où la pensée s’ennuie et où le regard se brise partout contre des surfaces dures et lisses, on songe avec un redoublement de tendresse aux profondeurs de nos cathédrales avec leur fouillis de sculptures et leur peuple de statues. La nef gothique est un immense vaisseau qui contient une réunion étrange de passagers à coup sûr, puisqu’elle renferme des saints et des damnés, des anges et des démons, des moines, des vierges folles et des animaux ; mais on sent qu’avec toute cette foule l’arche sacrée porte Dieu.

Vers les derniers jours du mois de juin, le maréchal Saint-Arnaud résolut de se rendre à Varna, où l’armée expéditionnaire était presque tout entière réunie. Je quittai les rives du Bosphore par une matinée d’une douceur merveilleuse. J’étais destiné à revoir ces lieux, puisque je devais sortir du gouffre ardent où tant de mes amis ont disparu ; mais rien en ce monde ne nous apparaît deux fois sous le même aspect, ni les visages humains, mobiles comme notre pensée, changeans comme notre vie, ni même les paysages que notre âme immortelle et infinie illumine de ses clartés ou voile de son ombre. Les rives du Bosphore, quand je les ai revues, m’ont toujours paru d’une admirable beauté ; seulement on vieillit vite pendant la guerre, il leur manquait un rayon de ma jeunesse.

Le maréchal Saint-Arnaud s’embarqua sur un bâtiment à vapeur qui remorquait la frégate où je pris place avec ma troupe. Cette frégate était la Belle-Poule, peinte en noir depuis le jour où elle a ramené en France les dépouilles mortelles de Napoléon Ier. Malgré cette sombre couleur, c’était un gracieux navire, où nous trouvâmes cette hospitalité que les officiers de notre marine pratiquent avec tant d’intelligence et de courtoisie. J’ai passé sur la Belle-Poule une des bonnes soirées de ma vie. Nous étions sortis du Bosphore au coucher du soleil ; nombre d’embarcations, chargées de soldats comme la nôtre, glissaient auprès de nous dans ce large détroit où la mer a là paisible majesté d’un fleuve. Tous ces bâtimens de guerre, quand ils se côtoyaient, s’envoyaient des vivat mêlés à un bruit d’acclamations et de fanfares. Je me rappelle un groupe de soldats agitant leurs képis au pied du grand mât dans un navire qui longea le nôtre, puis alla disparaître dans les dernières clartés du soleil. Cette lumineuse apparition s’est souvent représentée à mon esprit ; elle avait quelque chose d’enthousiaste et d’héroïque. Où allaient ces braves gens qui nous saluaient de leurs cris ? Nous-mêmes, où allions-nous ? C’est ce que j’ignorais ; mais nous savions tous que nous allions sur une terre quelconque faire un acte d’abnégation et d’ardeur. De là ces sentimens éclatans, dans leur expression énergique et rapide, comme le ciel et la mer entre lesquels ils s’élevaient.

En vingt-quatre heures, nous étions à Varna. Cette triste ville nous apparut éclairée par une lumière oppressive et dure. On sait avec quelle rapidité les nouvelles se sont toujours répandues aux époques de grandes émotions ; bien avant ces inventions modernes qui mêlent la matière à toute chose, elles traversaient l’air sur des ailes invisibles. Nous étions encore en mer lorsqu’on nous apprit que Silistrie échappait aux coups des Russes. C’était une grande gloire pour les armées ottomanes, mais une cruelle déception pour les troupes françaises et pour le maréchal Saint-Arnaud surtout, que tant d’impérieux motifs poussaient au-devant de l’ennemi. Peut-être cette nouvelle, qui reléguait dans un avenir incertain l’heure des combats, nous fit-elle paraître Varna plus triste que les hommes et la- nature ne l’ont fait. En touchant les rivages bulgares, je compris les chagrins d’Ovide, qui, dit-on, est venu mourir dans ce coin du monde. Plus je voyage, plus je suis convaincu que la physionomie d’une contrée ne dépend point de la terre, mais du ciel. Or le ciel change à l’infini ; dans cet immense royaume du bleu, où ne semblent point exister de frontières, Dieu a créé une incroyable varié té de régions, profondément distinctes les unes des autres par l’éclat et la couleur de la lumière. Le ciel d’Athènes est pur, élégant et fin comme les chefs-d’œuvre de l’éloquence ou de la poésie athénienne. Le ciel de Constantinople est riche, éblouissant, somptueux ; il a gardé la magnificence perdue dans les états qu’il éclaire. Le ciel de la Bulgarie est un ciel sauvage, lourd et grossier, en harmonie avec les conducteurs d’arabas et leurs pesans attelages.

Le jour de notre débarquement à Varna, il y avait dans l’air une écrasante et malsaine chaleur, signe précurseur du fléau qui allait bientôt nous atteindre. Varna ressemble du reste à la plupart des villes turques. Des rues mal pavées, bordées de maisons en bois ; çà et là quelques cafés où des Turcs aux cheveux longs, aux fez écourtés, aux redingotes mai faites, aux pantalons de nuances bizarres et de propreté douteuse, se livrent, autour d’un narghilé, à une rêverie orientale plus morne que le spleen britannique ; puis des bazars avec un pêle-mêle d’objets où l’on trouve bien rarement soit une forme, soit une couleur attrayante : voilà Varna. De plus, cette cité délabrée a l’air rébarbatif des places fortes. De nombreux combats se sont livrés sous ses murs, qui connaissent les boulets russes. On peut apercevoir de ses remparts la hauteur où l’empereur Nicolas a placé sa tente à une époque où il poursuivait déjà les rêves si cruellement effarouchés par notre canon.

Le maréchal Saint-Arnaud s’établit à Varna dans une petite maison située au détour d’une rue tortueuse, mais voisine de la mer. Ce triste asile allait devenir le témoin de ses luttes héroïques contre la douleur. Quant à moi, je traversai la ville à cheval avec mes spahis, et j’allai installer mon bivouac aux portes mêmes de la cité, sur une sorte de promenade publique, en face d’un grand bâtiment transformé déjà en hôpital, et que le choléra allait se charger de remplir. La route qui longeait mon bivouac était traversée par des gens de toute nature. Je retrouvai les bachi-bozoucks, dont la réunion s’était opérée sous les murs de Varna. Ces cosaques du grand-seigneur passaient en longue file devant nos tentes, montés sur leurs petits chevaux et portant des arsenaux à leur ceinture. Les bachi-bozoucks étaient les fantaisies vivantes de Callot ; on pouvait les prendre pour des diables, pour des bohèmes, pour toute sorte de créatures, excepté pour des chrétiens, ce que du reste ils n’avaient point la prétention d’être.

Une troupe dont l’aspect me causa quelque plaisir militaire, ce fut un bataillon turc qui revenait de Silistrie. Ce bataillon avait comme une lointaine ressemblance avec les hommes intrépides qui coururent à nos frontières le jour où de ses entrailles déchirées la république française tira quatorze armées. Il y avait sur les traits basanés de ces soldats cette empreinte que les périls récens laissent au visage des guerriers. Leurs vêtemens étaient en lambeaux, et leurs fusils en bon état ; leurs chaussures poudreuses et usées s’attachaient par des cordes aux longues guêtres bulgares. En cet équipage, qui sentait le combat, la fatigue et la misère, ils avaient une sorte d’entrain et de fierté qu’on trouve rarement chez l’armée turque. Ceux-là seuls qui portent le nom français et qui se battent sous notre drapeau me font éprouver de vraies émotions d’enthousiasme ; ainsi le veut, à tort ou à raison, mon âme, que Dieu n’a point faite cosmopolite comme mon corps, J’ai eu cependant presque un battement de cœur pour ces Turcs de Silistrie, à qui je trouvais un air de braves gens, et qui, au sortir des murs mitraillés dont ils venaient de sauver l’honneur, avaient comme un rayon de gloire au bout de leurs baïonnettes.


III

Cependant le choléra fondait sur nous. C’est assurément dans la Dobrutcha qu’il porta ses coups les plus cruels ; mais Varna aussi fut rudement traitée par le fléau. On m’ordonna de choisir le bivouac qui me paraîtrait le plus salubre. J’allai m’établir au bord de la mer, dans un vaste champ où j’ai passé des jours qui, malgré leur tristesse, ont laissé dans ma mémoire un grand charme. Une singulière volonté du destin fit que le mal dont les ravages m’entouraient ne m’enleva pas un seul homme. En dépit de la surveillance que j’exerçais jusque sous leurs tentes, mes spahis dévoraient des melons, des pastèques et toute sorte de fruits à peine mûrs ; ces continuelles imprudences ne livrèrent heureusement au fossoyeur nul d’entre eux. Ils allaient jusqu’au seuil de la mort et ne le franchissaient pas. Que de fois on m’a fait venir en toute hâte sous une tente où je croyais trouver un mourant ! « Mohammed, Abdallah, Cadour sont à l’agonie, » me criait-on. J’arrivais, et un spectacle lugubre s’offrait à ma vue : une grande figure gisait à terre sur un amas de burnous, entourée de personnages désolés que leurs vêtemens flottans faisaient ressembler à des spectres. Le ciel a toujours voulu qu’aucun de ces agonisans n’entrât définitivement dans le trépas. Au bout de quelques heures, mon malade se relevait et reprenait possession de la vie. Ce qui se passait dans mon bivouac n’était par malheur qu’une étrange exception à une terrible loi. Ma tente s’élevait à côté de la route du cimetière, et je pouvais juger de l’énergie du fléau par le nombre des convois. Dans cette procession funèbre qui se déroulait incessamment sous mes yeux, je me rappelle quelques épisodes qui ne manquaient pas d’une grâce navrante. En Turquie, on n’enveloppe pas les morts de ce linceul où nous roulons ceux que nous avons le plus aimés. On revêt de leurs plus brillans habits les êtres que l’on a perdus, et on les porte sous le ciel, à visage découvert. Je me rappelle une jeune fille, presque une enfant, que l’on portait ainsi ; elle avait autour du front une couronne de roses blanches ; le jour auquel on la montrait pour la dernière fois éclairait doucement sa chaste et frêle beauté ; une femme la suivait en pleurant, sa mère sans doute. J’aurais presque pleuré comme la pauvre désolée dont la terre allait prendre le trésor.

Pourquoi cette poignante tristesse dont nous pénètrent quelques détails obscurs d’un malheur isolé et cette profonde indifférence où nous laissent parfois les plus formidables spectacles des calamités publiques ? Pourquoi ces larmes dans nos yeux devant une mère qui pleure son enfant et cette implacable sécheresse de notre regard contemplant sur un champ de bataille ces immenses nappes de cadavres, voile sanglant que la gloire jette sur la terre pour nous apparaître dans son éclat ? Je n’en sais rien ; cela est ainsi ; je subis sans la comprendre, comme tant d’autres, cette mystérieuse loi de notre destin. Je dînais habituellement devant ma tente ; ma table était à quelques pas de cette voie funèbre continuellement couverte de cercueils, et pourtant je songe avec plaisir à ces repas. Rien de ce qui élève l’esprit, de ce qui fait appel aux parties énergiques et hautes de notre nature ne laisse une trace vraiment pénible dans notre souvenir. Dans le présent comme dans le passé, on ne se sent vraiment opprimé que par les vulgarités de la vie. Un soir, pendant un de ces repas, j’eus comme une vision céleste : je croyais à un jeu de mon imagination. Ce n’était pourtant pas une illusion, c’était bien une réalité qui occupait mon regard. J’aperçus, sur cette route du cimetière, deux sœurs de charité, avec ces coiffes qui mettent à leurs fronts recueillis comme deux ailes. La tête inclinée, les bras sur leurs poitrines, elles marchaient de ce pas léger, droit et sûr, qui semble représenter le trajet à travers la vie de ces âmes sans souillures. La première blessure qui ait déchiré ma chair a été pansée par des sœurs de charité. Ce n’est pas un vague sentiment de poésie, c’est le solide lien d’une profonde reconnaissance qui m’attache à ces pieuses filles. Jamais les deux patries qu’à certaines heures nous confondons dans un même amour, la patrie d’ici-bas et la patrie de là-haut, ne s’offrirent à moi sous des traits plus sensibles et plus dignes qu’en cet instant. Depuis quelques jours, Varna possédait des sœurs de charité. Sur cette terre musulmane, dans ce pays où toute action vivifiante est frappée de stérilité par le monstrueux abaissement de la femme, notre société et notre religion envoyaient ce qu’elles ont à la fois de plus délicat et de plus fort. Il me semblait que ces deux humbles femmes répandaient autour d’elles cette sorte de sérénité solennelle, de recueillement ému et profond, qu’une croix solitaire suffit à verser sur un paysage. Je les suivis du regard avec une vraie joie, et en leur adressant tout bas les meilleures salutations de mon cœur.

La nuit, quand je m’endormais sous ma tente ou quand je venais à me réveiller tout à coup, il y avait un bruit que j’entendais sans cesse : c’était celui de lourds chariots s’acheminant vers le cimetière. Le jour était consacré aux convois isolés ; les convois qui portaient à la terre des hécatombes étaient réservés pour la nuit. Je connaissais le cimetière voisin ; plus d’une triste cérémonie m’y avait appelé. Quand j’entendais dans les ténèbres le bruit de ces chars funéraires, je me rappelais ces longues files de fosses creusées la veille pour les morts du lendemain. Eh bien ! je crois pouvoir le dire, j’ai rarement goûté de plus paisibles sommeils qu’au bord de ce chemin, dans mon bivouac de la Mer-Noire. La mort n’est vraiment horrible que de loin et quand à de longs intervalles on hasarde vers elle un regard furtif ; mais quand notre destinée nous pousse à elle franchement, quand on en vient en quelque sorte à dormir sur son sein, on lui trouve comme une douceur de nourrice.

Un soir aussi, sur cette même route où j’avais eu une vision angélique, j’eus tout à coup une apparition amie ; j’aperçus un homme qui a joué dans mon existence militaire un grand rôle, le colonel de La Tour du Pin. Toute l’armée a connu cet héroïque pèlerin du devoir et de l’honneur, qui, privé par une infirmité cruelle d’une situation régulière dans notre inflexible hiérarchie, avait fait pourtant son clocher du drapeau, et vivait d’une vie exceptionnelle dans cette patrie mouvante où un respect affectueux l’entourait. Comme on peut s’en apercevoir déjà, j’évite de prononcer les noms propres. Je garderai, je l’espère, jusqu’au bout de ma tâche une réserve que je me suis imposée dès les premières lignes de ce récit ; mais l’homme dont je parle n’existe plus, et je crois qu’il est permis, peut-être même juste et pieux, de rappeler certains morts à la vie avec tout ce que nous pouvons trouver dans notre parole de force et de chaleur.

Le colonel de La Tour du Pin venait habiter ma tente, où je devais le conserver pendant la plus grande partie de cette campagne. Cet hôte précieux m’apportait, si loin de la France, un genre de jouissances intellectuelles qu’il est rare de trouver, même dans ce qu’on appelle les foyers de la civilisation et de la pensée. Il avait un caractère qui, je crois, a dû être fort rare en tout temps, et qui a particulièrement disparu de la société que les mœurs modernes nous ont faite. Avec ses habitudes d’une simplicité presque exagérée, sa vie sobre, dure, rompue à toutes les privations, il possédait la seule élégance qu’il m’ait jamais été possible d’apprécier ; il considérait l’esprit avec toutes ses grâces comme destiné uniquement à servir les vouloirs généreux du cœur. Ainsi je me rappelle qu’un jour, en me parlant d’un péril qu’avait couru sous ses yeux un homme dont il aimait l’intelligence, il me disait : « Jamais je ne suis plus heureux qu’en voyant bravement s’exposer les gens chez qui la pensée me paraît avoir quelque valeur. Si j’avais un conseil à donner aux hommes réputés hommes de génie, je leur dirais : Menez votre génie au danger ; croyez qu’il vous impose non point le devoir de vous ménager, mais un devoir tout contraire. » Son existence entière ne fut que l’application de ces maximes. Ce Bayard avait reçu du ciel le talent de Saint-Simon ; Dieu sait, pour employer le langage de M. de Turenne, à quels périls il conduisait la carcasse où résidait ce merveilleux esprit[2].

J’étais avec ce compagnon quand, un peu avant le tomber du jour, j’aperçus une épaisse fumée qui venait du côté de Varna. C’était le début de ce terrible incendie qui fut un si cruel chagrin pour le maréchal Saint-Arnaud. Je courus aussitôt dans la ville, où régnait une atmosphère embrasée ; on m’enjoignit de regagner au plus vite mon bivouac, de garantir mes chevaux contre tout débris que des explosions pourraient lancer, et d’attendre des ordres. Cependant la nuit était arrivée, favorisant un de ces spectacles dont on savoure à regret l’horreur. La ville entière semblait en flammes ; le feu détruisait les bazars. En dévorant tous ces abris en bois qui abondent dans les pays musulmans, il jetait une lueur brillante et claire comme celle dont se réjouissent les enfans autour d’un foyer patriarcal. A côté de cette blanche lumière s’élevait une lumière rouge, sanglante, sinistre ; c’était la clarté de l’incendie s’attaquant à d’énormes poutres, se jetant avec une aveugle furie contre des constructions en pierres. Je me rappelle un minaret qui tout à coup fut enlacé par de longs serpens de flammes ; droit, élégant, majestueux, ce monument de la piété musulmane me fit songer au Laocoon du sculpteur antique. Il semblait devenu un être vivant, luttant contre une fatale étreinte ; après quelques instans d’une véritable agonie, je le vis s’affaisser et disparaître. Cet incendie, frappant tout à coup une ville ravagée par le choléra, avait comme un caractère de fléau céleste dont le maréchal de Saint-Arnaud fut profondément attristé. Cet homme résolu montra en cette occasion le dévouement qui allait toujours grandissant dans sa nature épuisée. Les flammes entouraient un bâtiment où l’on avait amassé une énorme quantité de munitions et de poudre. On était sous la menace incessante d’une explosion qui pouvait en un moment porter de plus cruels coups à notre armée que la plus désastreuse bataille. On avait enveloppé la poudrière de toiles mouillées, maintenues énergiquement par quelques soldats sur des murs que la chaleur envahissait déjà. Le maréchal resta constamment près de l’édifice qu’une étincelle pouvait transformer en volcan. Il attendit pour se retirer, lui qui avait un besoin si impérieux de repos, que tout péril eût disparu, que l’incendie, combattu, traqué et enfin enfermé par nos troupes dans un réduit où sa rage devenait impuissante, eût fini par expirer. Varna, au sortir de cette nuit, n’offrait point le spectacle auquel je m’attendais. Les rues étaient, il est vrai, jonchées de débris ; plus d’un monument était abattu ou effondré, les bazars étaient devenus des monceaux de ruines ; mais les villes d’Orient sont faites ainsi, que les plus grandes catastrophes n’y produisent pas cette tristesse insolite dont le moindre accident frappe nos villes. Ces cités, depuis les temps bibliques, sont accoutumées à être battues par l’aile de tous les fléaux. Que ce soit la guerre, la peste ou l’incendie qui fondent sur elles, leur aspect de morne paresse ou d’apathique désordre est toujours le même ; elles sont éternellement un chaos sur lequel se promène un esprit stérile et indolent.

Quant à l’effet produit sur nos troupes par ce sinistre événement, il était oublié déjà. Nos soldats couraient à travers les rues, riant de mille incidens que faisaient naître les débris amoncelés sous leurs pas. Bientôt, une nouvelle qui se répandit dans les camps vint faire disparaître jusqu’au souvenir de cet épisode : on apprit qu’une expédition contre Sébastopol était résolue. Comment les soldats peuvent-ils connaître avec cette rapidité des secrets confiés à un petit nombre d’hommes, sûrs, réfléchis, et gardés par ces hommes religieusement ? C’est ce qui a excité l’étonnement bien des fois. Il semble que l’âme d’une armée ait commet la prescience de l’œuvre qui va réclamer ses efforts. Ce qui est certain, c’est que, quinze jours avant notre départ, nul d’entre nous ne doutait du coup hardi que nous allions porter en Crimée.

Nous n’étions point encore délivrés du choléra, mais c’était un monstre rassasié, ne demandant plus que de rares victimes ; puis l’espoir d’une prochaine aventure, étrange, éclatante, hardie, avait produit sur l’esprit français l’effet que l’on peut imaginer. On regardait avec une curiosité avide tous les moyens de transport, vaisseaux, navires, chaloupes, qui s’accumulaient à Varna. Le moment arriva enfin où les premières troupes reçurent l’ordre de s’embarquer sur cette flotte qui allait les porter à des périls inconnus et à des victoires certaines. Malgré le singulier attrait que m’avait offert mon bivouac de la Mer-Noire, j’abandonnai avec une joie profonde les rivages de la Bulgarie. J’occupais avec mes spahis une frégate turque qui avait été mise tout entière à notre disposition. Le capitaine de ce bâtiment, silencieux et réservé à la manière des Orientaux quand ils se piquent de courtoisie, ne nous importunait jamais de sa présence. Il s’était confiné sur son navire dans un réduit qu’il ne quittait point. En aucun temps de ma vie et en aucun lieu de ce monde, je n’ai plus goûté le charme tranquille de l’intérieur qu’à cette époque de luttes imminentes, sur cette embarcation confiée à une mer lointaine et baignant des côtes ennemies. Mes spahis et leurs chevaux étaient établis sur le pont. Presque toutes mes heures s’écoulaient dans un grand salon où je bivouaquais avec les officiers de mon détachement. Le repas terminé, tandis que mes compagnons prolongeaient la soirée en causant et fumant autour de moi, je me couchais avec une indicible volupté dans un coin de cette vaste pièce, et j’entrais dans des nuits qui resteront assurément parmi les meilleures dont j’aurai joui en ce monde. Une nuit surtout, — que le souvenir en soit béni ! — je sentais sous le mouvant plancher de ma chambre une mer assez grosse pour faire monter à mon cerveau un léger parfum de danger sans le troubler dans sa paresse par le souci d’un péril urgent et debout. Réveillé tout à coup entre deux songes, je m’abandonnais aux mouvemens de la puissante berceuse qui allait bientôt me rejeter dans le sommeil. Je songeais avec une tristesse sans amertume à toute sorte de choses passées, dépouillées de leur âpreté offensante par les espaces qui me séparaient d’elles ; puis j’entrevoyais, comme une image discrète et charmante, comme cette statue voilée de la mystérieuse déesse chère à l’imagination des anciens, l’avenir qui m’attendait sur le rivage où me poussaient mes destinées.

Il y avait déjà plus d’une semaine que nous voguions dans la Mer-Noire, quand tout à coup, à la fin d’une chaude journée, un mouvement extraordinaire se manifesta dans la flotte. Nous étions en vue de la Crimée, à la hauteur d’Eupatoria. Je ne puis m’empêcher de faire ici une réflexion qui s’est offerte à mon esprit plus d’une fois : pour bien jouir de certains spectacles de la vie humaine, les meilleures places sont les plus obscures. Les grands événemens, quand on ne connaît nul des laborieux efforts qui les amènent, ont une sorte de charme théâtral que l’imagination goûte avec délices. Ce sont des décorations qui se présentent à vous toutes dressées. Si au bonheur de ne pas avoir vu le machiniste vous pouvez ajouter celui d’ignorer complètement pour quelle pièce la scène est préparée, vous êtes un homme appelé à d’exquises et rares jouissances. C’est une de ces jouissances-là que je goûtai devant Eupatoria. J’aperçus soudain une ville qui, noyée dans les rayons du soleil couchant, séparée de mon navire par de vastes et lumineux espaces, parée pour moi de tout l’attrait de l’inconnu, me parut une agréable et majestueuse cité. C’était, m’a-t-on dit depuis, une place assez misérable, que les Russes ne jugèrent pas à propos de défendre, et où vivait, dans la plus affreuse détresse, toute une population de Tartares. En ce moment, Eupatoria me semblait une de ces villes que salue de loin le voyageur, et où il envoie avant lui sa pensée impatiente. Était-ce là que nous devions débarquer ? Ces murailles silencieuses allaient-elles s’animer tout à coup et s’entourer d’une ceinture de fumée ? Voilà les questions que je me posais, avec la joie de ne point pouvoir les résoudre. Notre flotte s’arrêta un moment ; j’aperçus une embarcation qui se détachait d’un vaisseau amiral et se dirigeait vers le port ennemi. J’ai su depuis qu’Eupatoria s’était rendue à la première sommation. Ce soir-là, je rentrai avec mes compagnons dans la salle où s’écoulait notre vie, et je me mis gaiement à table, en me livrant au souverain plaisir de ne rien comprendre à ce qui se passait sous mes yeux. Nous savions pourtant que nous touchions au but de notre voyage. Un matin, les pavillons qui servent de signaux se mirent à monter et à descendre le long des mâtures avec une singulière rapidité. On sentait qu’une heure décisive était venue. Devant nous s’étendait une vaste plage vers laquelle tous les navires s’avançaient dans un ordre imposant et régulier. Évidemment nous allions débarquer en Crimée. Nombre d’entre nous avaient espéré une lutte navale. La guerre maritime devient rare. Tandis que les instrumens destructeurs dont ils sont menacés atteignent une étrange perfection, les navires prennent une organisation compliquée et délicate comme l’organisme humain. Il y a telle partie vive des vaisseaux à vapeur où un boulet peut causer d’irréparables dommages. Un de ces grands bâtimens, auxquels tant d’existences sont confiées, que protègent tant de fermes intelligences, que défendent tant d’énergiques volontés, peut entrer tout entier dans la mort en un seul instant, comme un homme frappé au cœur. La première bataille vraiment digne de ce nom qui se livrera sur la mer sera la plus redoutable et la plus splendide action à laquelle puisse être conviée l’intrépidité humaine. La flotte russe resta dans Sébastopol, et notre attente fut trompée ; mais malgré l’absence de tout combat, le jour de notre débarquement sur les rives de Crimée n’en fut pas moins un de ces jours qui parlent au cœur avec une toute-puissante éloquence, et laissent de longues traces dans la pensée.

Ce fut le maréchal Canrobert, général de division alors, qui le premier, entouré de quelques soldats, mit le pied sur ces rives qu’embrassaient tant d’espérances et tant de regards. Ce fut lui qui planta le drapeau français sur cette terre où la France allait apparaître aux nations dans le glorieux appareil qui lui sied si bien et qui lui est si cher. Je vois encore le groupe formé sur la plage par le général Canrobert et les soldats qui l’entouraient. Je regardais avec une joie profonde cette poignée d’hommes dominés par notre drapeau, quand une embarcation s’approcha de mon navire. Un aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud venait me donner l’ordre de débarquer immédiatement avec ma troupe et de monter à cheval aussitôt que nous aurions touché terre, pour aller battre le pays. Cet ordre fut promptement exécuté. En quelques instans, mes spahis et leurs chevaux furent sur les rives de la Crimée. Nous nous mettons promptement en selle et nous partons en avant, dans une direction que le général Canrobert nous indique. Le temps était admirable. Le 14 septembre, à Old-Fort, est resté dans ma mémoire comme une de ces belles journées d’automne où l’on se meut avec bonheur et liberté dans une atmosphère claire, limpide, salubre, que n’altèrent ni le froid ni la chaleur. Les plaines qui s’étendaient devant nous me rappelaient ces grands espaces que l’on trouve en Afrique entre le Tell et le désert. Nos chevaux bondissaient gaiement sur ce sol semblable à celui de leur patrie. Mes spahis se développaient en éclaireurs avec l’intelligence qu’ils apportent dans tous les mouvemens de partisans. J’étais dans un de ces rares momens de la vie où nous croyons saisir cette vision qu’on appelle le bonheur.

Je poussai ma reconnaissance jusqu’à l’endroit qui m’avait été désigné sans rencontrer un seul ennemi ; le jour de notre débarquement, pas un cosaque ne se montra dans la campagne. Il y a d’ordinaire quelque chose d’inquiétant et d’irritant pour une armée à s’avancer dans un pays qui ne lui est ni livré ni disputé. Les soldats qui débarquaient en Crimée avaient une telle confiance que cette sorte de menace occulte dont ils étaient entourés ne fut point pour eux le souci d’un instant.

Le soir, je dressai ma tente à quelques pas de la mer, près du quartier-général. Quand il s’agit de souper, il se trouva que nous n’avions ni pain ni viande ; mais nous possédions du biscuit et une bouteille de vin de Champagne que nous réservions pour célébrer notre première victoire ; cette bouteille servit à fêter notre débarquement. Le vin de Champagne ne me plaît pas d’habitude. Comme ses poètes ordinaires, il a une fausse légèreté ; mais les Français trouvent un attrait à tout compatriote qu’ils rencontrent sur la terre étrangère. Ce jour-là, je fis un cordial accueil au frivole et pédant héros de la chanson classique, qui me parut transformé suivant mes goûts, c’est-à-dire tout rempli de rêverie allemande et de bonhomie guerrière.

Le lendemain, le premier aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud me donna l’ordre de me porter avec mon détachement jusqu’à un village où se trouvaient un fonctionnaire russe et un poste d’infanterie que je devais enlever. Un Tartare revêtu d’un burnous de spahi me servit de guide. Les ordres que l’on m’avait donnés furent accomplis. Le soir, je regagnais le camp français avec une chaise de poste où était l’agent russe, qui à l’arrivée des spahis se disposait à fuir, et quelques chariots de réquisition où j’avais fait monter les soldats ennemis surpris par mes cavaliers. Le maréchal Saint-Arnaud était absent quand notre petite troupe revint avec ses prisonniers. Il était monté à cheval pour visiter son bivouac. On profita de cette circonstance pour placer aux deux côtés de sa tente les fusils que nous venions de prendre. C’étaient deux bien modestes trophées à coup sûr ; le maréchal les vit cependant avec plaisir à son retour. Ces armes et ce petit groupe de personnages excitaient dans le camp une curiosité que comprendront tous ceux qui ont assisté aux débuts d’une guerre. Chacun est impatient de voir comment est fait, comment est vêtu et armé l’adversaire qu’il va combattre. Les premiers prisonniers ont pour les soldats une sorte d’attrait mystérieux. Ceux qu’amenaient mes spahis confirmaient tout ce que j’avais recueilli sur l’armée russe. Cette ardeur intelligente qu’expriment les traits des soldats français, et qui devient à certaines heures une si terrible puissance, manquait à ces honnêtes visages, Malgré tout ce que j’ai entendu dire sur la discipline moscovite, mes premiers rapports avec le sous-officier qui commandait ce poste ennemi me causèrent une sorte de stupeur. C’était un vieux soldat rompu à la discipline de son pays. Quand il eut rendu ses armes, je lui adressai par la bouche d’un interprète quelques questions. Il m’écoutait la main à son bonnet, les deux talons sur la même ligne, dans une attitude si complètement immobile que la vie semblait s’être subitement retirée de lui. Quand il me répondait, ses lèvres remuaient sans que le mouvement se communiquât à aucune autre partie de son corps. Notre entretien terminé, il fit face en arrière par un demi-tour lentement exécuté, et se mit à marcher en ligne droite d’un pas méthodique. Il arriva que j’eus besoin de le rappeler ; il s’arrêta subitement et carrément, sans déranger d’une ligne la position de ses épaules et de sa tête, se retourna de mon côté par un second demitour aussi correctement accompli que le premier, et se dirigea vers moi de son pas cadencé jusqu’à une distance où il reprit, dans sa complète immobilité, son attitude primitive. C’était bien là le soldat russe dont nos devanciers nous ont si souvent entretenus, soldat qu’il ne faut point mépriser toutefois. Dans ces êtres où une discipline inflexible semble s’être efforcée d’anéantir jusqu’au dernier vestige de la volonté humaine, il y a de nobles sentimens qui ne sont pas détruits. Plus tard, en regardant les cadavres ennemis qui encombraient si souvent nos tranchées, j’ai vu sur des visages ensanglantés, et où la mort avait mis sa griffe, l’expression de la constance, de la fermeté, même de l’enthousiasme. Heureusement ces vertus-là résident aussi dans le cœur des nôtres, et elles ont, pour se manifester, cette étrange, cette incontestable force, également apte à toutes les œuvres, propre à toutes les luttes, qui s’appelle l’intelligence française.


IV

Pour me servir d’une image orientale que l’on pardonnera peut-être à un spahi, mes premiers jours sur la terre de Crimée sont autant de perles dans l’écrin de mes souvenirs. Quand, à l’entrée d’un de ces villages où l’on m’envoyait pousser des reconnaissances, j’apercevais le poteau chargé de l’aigle russe, j’éprouvais parfois des élans de joie indicibles. Je songeais à 1814, à ces revers dont nous avaient seules consolés autrefois quelques paroles, mais dont nous consolaient maintenant des actions. Dans ma situation de combattant obscur, je n’étais pas forcé, je ne me crois pas forcé encore de porter au fond de moi la mansuétude du philosophe. Je me disais tout bas, avec un immense mouvement de bonheur : « Me voici dans leur pays ; m’y voici à cheval et en armes, agissant, marchant dans la vie, comme j’ai tant de fois agi et marché dans mes rêves ! » Puis cette existence de partisan a un si vif et si constant attrait ! Parcourir des contrées inconnues, le regard errant, l’oreille au guet, s’intéressant à tout pli de terrain, se mettant en relation forcée avec tout buisson et tout tronc d’arbre !… Tout à coup on aperçoit un village ; voilà une grosse affaire : pourra-t-on y pénétrer ? L’ennemi l’a quitté. Cette maison était occupée par un de ses chefs ; il faut la fouiller. Alors commence un genre de passe-temps que, hors des belliqueuses aventures, les protégés ou les compagnons du diable boiteux pourraient seuls se procurer. On entre d’autorité dans un intérieur où se trouvent à chaque pas les traces d’une vie brusquement suspendue. On interroge maints objets d’où s’échappent des révélations souvent bien étrangères à celles que vous cherchez. Sur ce clavier aux innombrables harmonies où la guerre a promené mon âme, quelques accords ont résonné parfois qui m’ont en même temps navré et charmé. Ainsi, dans une maison abandonnée qu’envahissaient mes spahis, je me rappelle, au chevet d’un lit, une image de madone. C’était une mater dolorosa. La sainte figure, avec son glaive mystique dans la poitrine, élevant au ciel ses yeux agrandis par des tristesses surhumaines et déchirés par deux grosses larmes, semblait l’âme visible de la demeure où nous avaient conduits les hasards.

Le 19 septembre au matin, notre camp fut levé ; l’armée se portait en avant. Les troupes françaises et anglaises réunies exécutèrent une immense marche en bataille, qui occupait un vaste espace de terrain, et prit un prodigieux espace de temps. On s’était mis en mouvement au lever du jour, et ce fut vers deux heures de l’après-midi que l’on arriva aux lieux où l’on devait camper, c’est-à-dire en face des hauteurs qui dominent l’Alma. L’armée russe était établie sur ces hauteurs. Cette fois enfin, nous apercevions l’ennemi ; nous ne marchions plus vers un but inconnu, nous étions à cet instant solennel des guerres où les périls que l’on cherche, dont on a déjà senti la présence, mais que l’on n’a pas encore vus, vous apparaissent enfin sous des formes nettes et précises. Ce moment, était encore plus solennel pour les fils d’une génération que l’on avait presque habitués à désespérer de la gloire guerrière. Cette armée qui se dressait devant nous, c’était un monde tout entier, auquel, depuis le noble et sanglant printemps de ce siècle, on défendait à notre jeunesse de songer. Derrière ces baïonnettes ennemies, il y avait pour nous comme un héritage perdu que nous allions reprendre, comme une patrie disparue où nous allions rentrer.

Vers trois heures, le maréchal Saint-Arnaud fit une reconnaissance, et le canon se mit à gronder. C’était la première fois que nous entendions résonner en Europe, autre part que dans les rues de nos villes, cette mâle et redoutable voix, qui étouffe sur les lèvres tant de paroles mesquines et fait lever tant de grandes pensées dans les cœurs. La reconnaissance poussée par le maréchal n’amena aucun engagement sérieux, mais nous prouva que l’ennemi était disposé à nous attendre, et avait même le désir de nous combattre. Les Russes semblaient pleins de confiance. Un de leurs officiers adressa quelques paroles d’une provocante ironie à un officier français qui, en portant un ordre, s’était approché de leurs rangs. Le fait est que, dans la position où ils comptaient nous recevoir, leur sécurité devait être profonde. Ils avaient oublié ces anciens soldats qui furent abattus par la seule catastrophe redoutée des Gaulois, qui ne furent vaincus que le jour où tout un firmament de neige glacée vint à choir sur leurs têtes, et ces soldats nouveaux créés par nos guerres africaines, élèves hardis, patiens, ingénieux, de l’aventure, de la fatigue et de la misère, ils ne les connaissaient pas encore.

Si la confiance régnait sur les hauteurs, on peut dire qu’elle régnait encore plus dans la plaine ; elle y régnait en compagnie de cette gaieté militaire, constant objet pour notre patrie d’un attendrissement et d’un orgueil maternels. Je me rappelle encore en quels termes un aide-de-camp du maréchal Saint-Arnaud, devenu à la fin de cette guerre un vaillant conducteur de troupes, prédisait, près d’un feu de bivouac, la journée du lendemain. Après avoir erré dans le camp pendant quelques heures d’une belle soirée, jouissant de tout ce qui m’entourait, de ce que j’entendais sur toutes les bouches, de ce que je voyais sur tous les visages, j’ose le dire, de ce que je sentais au fond de moi-même, je me retirai sous ma tente. Nous étions sûrs de ne pas avoir d’alertes nocturnes ; l’action qui se préparait était trop importante, trop décisive, pour laisser à ceux qui allaient y prendre part le loisir de se livrer à des escarmouches. Je pus donc m’étendre sur un lit de cantine pour goûter, non point ce sommeil héroïque des César et des Turenne, auquel je n’avais point le droit de prétendre, mais l’honnête sommeil de La Tulipe ou de La Ramée, c’est-à-dire du soldat obscur, qui ne joue que sa vie dans les grandes luttes où les glorieux jouent leur gloire, et qui, une fois fortifié du côté de Dieu par un bout de prière, s’établit dans une tranquillité bien facile du côté des hommes.

Le matin, quand sonna le réveil, le jour n’avait pas encore paru. La troupe prit promptement les armes ; les premiers rayons du soleil qui devait éclairer une de nos plus heureuses et de nos plus rapides actions trouvèrent l’armée tout entière debout et prête à marcher. Le maréchal Saint-Arnaud voulait donner au premier combat qui allait renouer la chaîne interrompue de nos victoires ce caractère d’entrain chevaleresque qui était un de ses plus vifs attraits. Tous les drapeaux étaient déployés, et toutes les musiques faisaient entendre ces accens aux étranges et puissantes ivresses qu’un héros de Shakspeare, le Maure de Venise, aux heures d’une douleur suprême, met parmi les enchantemens de ce monde qu’on abandonne avec le plus de regret. Bien des bruits et bien des silences me séparent aujourd’hui de ces sons, j’ai depuis entendu d’autres fanfares annoncer d’autres batailles ; mais la musique de Talma est restée dans mon esprit avec une force singulière : je l’entends résonner, ardente, joyeuse et fière, dans ces abîmes de notre mémoire où s’agite l’amas des choses évanouies.

Depuis sa première jusqu’à sa dernière heure, la bataille de l’Alma, pour me servir d’une expression chère à un grand écrivain du XVIIe siècle, sembla faite pour le plaisir des yeux. Notre armée était rangée dans un ordre parfait. La division Bosquet, qui dans cette journée formait notre droite, avait été renforcée du contingent turc, placé sous les ordres du général Yusuf. Cette division devait attaquer les Russes la première par un mouvement tournant dont l’audace, poussée jusqu’à l’invraisemblance, était un moyen sur lequel on - comptait pour tromper et battre l’ennemi. La division Canrobert et la division du prince Napoléon devaient aborder les obstacles de front. Une réserve vigoureuse était sous les ordres du général.Forey. Le ciel, qui ce jour-là était éclatant, le terrain, qui était vaste, découvert, borné à notre droite par la mer, devant nous par les hauteurs que couronnait l’ennemi, tout nous permettait de bien voir et de bien comprendre l’action.

Tout à coup, à un signal donnée la division Bosquet se met en route ; mais la voilà qui s’arrête. J’ai su depuis la cause de cette halte qu’amena la nécessité d’attendre l’armée anglaise ; sur le moment, je ne me l’expliquai pas, mais j’avais la ferme confiance que n’importe à quelle heure et par quels moyens Dieu accorderait ce jour-là une victoire éclatante à nos armes ; il faisait beau, nous étions gais. Les troupes formèrent les faisceaux, on prit le café, et je fumai une pipe aux pieds de mon cheval avec ce vague et profond sentiment de bien-être que l’on éprouve parfois dans le creux d’un sillon, au bord d’un fossé, par un temps de soleil : compensation providentielle à toutes les tristesses sans causes, embusquées aux heures fâcheuses et aux maussades endroits de cette vie.

Pendant que les troupes prenaient le café, je vis passer auprès de moi le colonel Clerc, ce vaillant officier dont tout récemment j’apprenais la mort sur le champ de bataille de Magenta. Je me rappelle que j’échangeai quelques paroles avec lui. Il avait ce doux et intrépide sourire qui est un des plus précieux présens que Dieu puisse faire à un homme de guerre. Tout à coup les tambours battirent l’assemblée, et l’armée entière reprit les armes. La division Bosquet se porta en avant. On vit nos soldats franchir la rivière, puis grimper comme des chèvres sur des roches qui semblaient inaccessibles : il y eut un instant d’incertitude et d’angoisse. Puis soudain un immense cri de joie partit de toutes les poitrines ; notre drapeau était sur les hauteurs. Voilà déjà plus d’une fois que j’assiste aux glorieuses ascensions de cette mobile et radieuse image de la patrie. Quand on voit monter de degré en degré, à travers des nuages de fumée, jusqu’à la cime ardente où il doit s’établir, ce signe sacré que bien souvent nombre de mains défaillantes se sont transmis, on éprouve une de ces émotions dont, je l’espère, les années, la fatigue, l’habitude, toutes les ingrates puissances de ce monde ne nous dépouillent pas.

Quand le mouvement de la division Bosquet est accompli, le canon résonne sur les hauteurs. Des flocons d’une épaisse et blanche fumée, qui ressemblent à des nuages tombés du ciel, sortent de tous les plis, s’accrochent à toutes les aspérités des sommets que nous allons gravir. De tous côtés, le combat s’engage. Le général Canrobert, à qui le destin réserve dans un si prochain avenir le commandement suprême, fait ce jour-là, pour me servir de ses expressions, ses adieux à sa vie de soldat. Il se jette avec ses tirailleurs sur les obstacles que sa division doit enlever de front. Le maréchal Saint-Arnaud semble triompher non-seulement des Russes, mais du mal qui le torture depuis tant de jours et tant de nuits. Il est agile, il est dispos, il manie vigoureusement son cheval ; il a sur les traits cette bonne et noble expression qui lui gagne le cœur des soldats. Il s’arrête un moment sur une colline d’où son regard peut embrasser toute l’action. Mes spahis, qui lui servent d’escorte, admirent ces grandes luttes européennes dont ils n’avaient même pas la pensée. Pour moi, un des spectacles les plus dignes d’occuper les yeux est un incendie allumé derrière l’Alma, en face d’une de nos batteries qui envoie des boulets à toute volée. Un village dévoré tout entier par les flammes répand cette belle lueur d’un rouge sanglant que les maîtres de la peinture ont essayé souvent de reproduire ; sur ce fond éclatant et sombre à la fois, nos canonniers et leurs pièces se dessinent avec vigueur. La guerre a l’air d’avoir concentré ses plus farouches énergies dans ce coin du tableau. Cependant ça et là une poussière mêlée de fumée voltige sur le tertre où se tient le maréchal. De tous côtés, l’air commence à se peupler de projectiles ; j’assiste à un merveilleux défilé. Si même sur les champs de revue et de manœuvre on sent une sorte d’émotion dont on est tout étonné lorsqu’au bruit du clairon et du tambour on voit marcher les rangs agiles et alignés de nos soldats, que ne doit-on pas éprouver quand on voit passer ces mêmes hommes courant à des destinées inconnues, et soulevés de terre par l’enthousiasme, comme le sont les saints, dit-on, par la prière !

Enfin nous allons franchir la rivière à notre tour. On ne veut pas que les burnous rouges de mes spahis attirent une grêle de boulets sur le maréchal. Je me porte en avant, et à soixante pas sur sa droite ; je trouve un gué et des passages que nos chevaux franchissent sans peine. Quand je suis arrivé sur cette rive où Dieu avait placé depuis des siècles pour nous attendre la victoire que nous étions venus chercher de si loin, je m’arrête et je contemple une scène qui est encore devant mes yeux. Le maréchal est au milieu de l’Alma ; l’eau jaillit sous les pieds de son cheval ; à ses côtés, des chasseurs à pied traversent la rivière ; un clairon sonne la charge ; les projectiles passent au-dessus de ce groupe ; quelques balles y pénètrent ; l’une de ces balles déchire le fanion que porte un jeune sous-officier de chasseurs d’Afrique. Le maréchal parait radieux ; il ne souffre plus, il est jeune. Il jouit et brille de cette faveur que les victorieux reçoivent directement du ciel.

Je continue ma marche, et je parviens aux lieux où la lutte a eu le plus d’opiniâtreté et de force, à un petit bâtiment en pierres blanches, appelé le télégraphe) qui est environné de cadavres, et qui, décoré de notre drapeau, sert encore de cible aux boulets. Là m’attendait une émotion que je ne veux point passer sous silence. Il y a tel endroit dans les plus obscures existences où semble tout à coup surgir un effet préparé avec un étrange soin par la Providence. Sur cette cime où j’arrivais la joie au cœur, un soldat vint m’offrir son bidon et me tendre la main : cet homme était pour moi le souvenir vivant d’un temps étrange et cher de ma vie. C’était un de ces volontaires qui en 1848 me témoignèrent une généreuse affection, et dont le sang mêlé au mien m’ouvrit la carrière où je marche aujourd’hui. Cet enfant de Paris était soldat au 1er zouaves ; il est mort caporal aux zouaves de la garde à la prise de Malakof. Les régimens de zouaves exercent sur la jeunesse parisienne une séduction particulière. Leur poétique uniforme, leurs libres et audacieuses allures, leur célébrité déjà légendaire malgré ce que leur origine a de récent, en font de nos jours la plus vive expression de cette chevalerie populaire qui date de Napoléon. En me séparant de mon ancien compagnon, je sentis sur ma main quelque chose d’humide et de chaud ; une balle avait brisé les doigts que je venais de toucher. Je me rappellerai toujours cette sanglante poignée de main sur cette butte jonchée de morts ; elle m’apportait à cette heure solennelle de ma vie une mâle et douce étreinte de mon passé.

Les Français étaient maîtres des positions qu’ils devaient enlever ; mais l’armée anglaise n’avait pas encore accompli sa tâche. Elle s’avançait sur notre gauche par masses profondes, se remuant avec une imposante lenteur. J’étais placé de manière à ne rien perdre du mouvement qu’exécutaient les gardes de la reine. Je voyais les boulets russes entrer dans leurs rangs et enlever des files entières. Je suivais aussi du regard leur artillerie, qui offrait le plus frappant contraste avec la nôtre. L’artillerie française, ce jour-là, s’était transformée en cavalerie légère ; elle avait franchi au galop ravins, rivières, sentiers obstrués ou défoncés, et s’était portée à la poursuite de l’ennemi là où il semblait que l’on pût à peine envoyer quelques tirailleurs. L’artillerie anglaise s’avançait à une grave allure avec ses magnifiques attelages. Ce pas mesuré, cette marche méthodique de nos alliés en face de positions redoutables qu’ils abordaient de front ne manquaient pas assurément de grandeur ; toutefois on ne pouvait s’empêcher de trouver quelque chose de stérile à cet immense sacrifice d’hommes et de chevaux qu’un moment de rapide élan eût évité. Nos troupes firent un mouvement vers la gauche. Le maréchal Saint-Arnaud voulait se diriger vers ses alliés et prendre les Russes entre deux feux. À l’instant même où ce mouvement s’exécutait, le drapeau britannique avait la gloire et l’heureuse fortune du nôtre. L’armée anglaise avait atteint son but ; tout en marchant comme la statue du commandeur, elle était venue poser sur son ennemi sa main puissante. La défaite était complète pour les Russes, et l’on vit bientôt se retirer dans un lointain horizon de longues colonnes, d’où ne sortait plus qu’à de rares intervalles la fumée d’un coup de canon. Nos batteries envoyèrent encore quelques boulets dans ces masses, et, lorsqu’elles devinrent tout à fait confuses, on eut recours, pour les atteindre, aux fusées. A la grande satisfaction de mes spahis, pour qui ce spectacle était une féerie entraînante, les fuséens vinrent dresser leurs longs chevalets garnis de ces tubes qui ressemblent aux lunettes des astronomes, et quelques fusées, décrivant leurs courbes gracieuses, couronnèrent par un feu d’artifices les héroïques magnificences de cette journée.

Le maréchal voulut parcourir le champ de bataille. Cette excursion, à son début, n’avait point un caractère attristant. On sentait encore dans l’air tous les souffles passionnés de la lutte. Les régimens, debout et en armes sur les lieux où ils avaient combattu, faisaient entendre des acclamations ardentes ; tous les visages rayonnaient. Ces êtres plus précieux et en quelque sorte même plus vivans que les créatures humaines, les drapeaux, baissaient et relevaient orgueilleusement, dans leur noble salut, ces plis où frémit l’honneur du pays. Les blessés eux-mêmes, qui passaient sur des civières, sur des fusils ou sur les épaules de leurs camarades, gardaient toute l’exaltation du combat ; leurs paroles étaient chaudes comme le sang qui sortait de leurs veines. Ils répondaient aux regards mêlés de respect et de bonté que le maréchal leur adressait, en se découvrant, par des regards brûlans où l’on sentait la douleur étouffée dans les serres d’une joie triomphante. Peu à peu le spectacle changea, et prit cette mélancolie des champs de bataille à l’heure où l’enthousiasme la gloire, tous les hôtes radieux, les quittent en leur laissant deux hôtes sinistres, la mort et la souffrance.

Il n’y avait plus sous nos chevaux que des flaques de sang et des cadavres. Çà et là, parmi ces monceaux de vêtemens souillés et de chair sanglante, entre ces débris sans nom que fait la guerre, quelque chose qui semblait vivre encore se soulevait lentement ; c’était un blessé cherchant, par un regard ou par un signe, à faire venir de son côté une civière. Le maréchal déploya, dans cette partie pénible de la journée, la bonté d’une âme qui, aux approches de la mort, se montrait pleine d’une constante et pratique élévation. Il s’occupait avec une sollicitude chaleureuse, lui qui en ce moment même souffrait si cruellement, des soins réclamés par tous les blessés français ou russes. Parmi ces derniers, beaucoup étaient des jeunes gens ayant de paisibles et douces figures où se peignait une expression reconnaissante quand ils recevaient les secours de nos soldats. Je crois en voir encore un enveloppé dans cette longue capote grise, lourde, épaisse et laineuse, rappelant la toison des moutons, que portent tous les soldats du tsar, et coiffé d’un grand bonnet à visière qui avait quelque analogie avec les vieilles coiffures de nos conscrits. Ce brave garçon, à peine installé sur un de nos cacolets, avait allumé une pipe qu’il fumait avec une attendrissante bonhomie. Le soldat a dans tous les pays quelque chose de l’enfant ; il en a la simplicité, la candeur, la douce bonne foi, pour prendre la célèbre expression d’un poète. Cette sympathie dont on se sent tout à coup ému pour ceux que l’on vient de combattre est un des argumens philosophiques contre la guerre ; pour moi, c’est au contraire par excellence son côté noble, touchant et même divin. Ce qu’il y a de poignant dans les tableaux que je serai souvent forcé de reproduire n’ébranlera, j’en suis sûr, aucune des âmes vraiment touchées de la grâce guerrière. Pour que rien ne manque au mystère qui se célèbre sur le champ de bataille, il faut qu’il ait ses tristesses comme ses joies, et sa charité comme sa furie.

Après cette excursion, le maréchal revint à l’endroit où il comptait établir un bivouac, c’est-à-dire près de ce télégraphe dont je parlais tout à l’heure. Le soir commençait à venir, sa tente ne pouvait être dressée avant quelques heures ; il eut froid. L’expression de joyeuse énergie qui avait animé et illuminé son visage semblait disparaître avec le soleil de la journée et les bruits de la bataille ; la souffrance reparaissait sur ses traits, envahis par une pâleur croissante. Il demanda un manteau ; un de mes cavaliers se dépouilla de son burnous rouge, et il s’étendit à terre sur ce grossier vêtement. Pour lui faire place, on avait été obligé d’écarter quelques cadavres russes, qui restèrent gisans à quelques pas de lui. Il y a peu de temps, dans la petite cour d’une pauvre maison de Palestro, je voyais ainsi, couché sur le sol, un rejeton de la vieille et belliqueuse maison de Savoie, le roi Victor-Emmanuel. On ne traverse jamais sans émotion ces incidens, si fréquens à la guerre, qui nous montrent les grands de ce monde en familiarité non-seulement avec la mort, mais avec la fatigue et la misère, recevant les eaux du ciel, reposant leurs membres lassés sur cette terre où à quelques pouces au-dessous d’eux s’étend l’immense et sombre empire de l’égalité. Toutefois je ne sais pas si je serai jamais appelé à voir rien de plus profondément touchant que le spectacle dont je fus alors le témoin. Ce vainqueur gisait sur le théâtre de son succès, engagé déjà dans la mort presque aussi avant que les cadavres dont il était entouré. Loin d’abaisser notre triomphe ; loin d’humilier notre gloire en la marquant au front de poussière, cette agonie me semblait, au contraire, donner quelque chose de plus grand, de plus idéal encore à notre victoire. Elle la montrait planant au-dessus de tous, fille immortelle d’êtres périssables. Le maréchal, du reste, avait une âme à comprendre cet ordre de pensées, et en ce moment, j’en suis certain, quelle que fût sa souffrance, il était heureux. Aux premières heures de la journée, quand le canon retentit sur les hauteurs où nos soldats et notre drapeau venaient de monter, il s’était retourné vers son état-major, et se découvrant avec cette grâce qui par instans a le caractère et la puissance de l’enthousiasme : « Messieurs, avait-il dit, cette bataille s’appellera la bataille de l’Alma. » Maintenant il était couché entre des morts, semblable à un mort lui-même ; mais il voyait vivante et debout la victoire qu’il avait nommée.

Je voudrais en finir avec mes impressions de cette journée, que je n’aurais pas cru retrouver si abondantes et si vives. Je m’aperçois que rien ne s’est effacé de mon esprit, des tableaux mouvans et variés qui ce jour-là l’ont occupé. Ainsi, pendant ces tristes heures, où le maréchal était étendu sur la terre, je me rappelle du côté de la mer un immense et splendide pan de ciel où le soleil se couchait. Je ne sais quel nuage ardent, quelle vapeur enflammée formait, sur un fond de sombre azur, une immense figure d’or aux contours vigoureux et nets. Cette figure, appartenant à cet étrange et confus musée du ciel si cher aux enfans et aux poètes, me pénétrait d’une admiration religieuse et attendrie. Elle ne me semblait pas un accident de l’atmosphère, un jeu fortuit de la lumière et des nuées ; je trouvais qu’elle avait l’air d’une manifestation divine. En tout cas, cette splendide et mystérieuse image, quels que soient son sens et sa valeur, est entrée en moi, je l’y retrouve, et puisqu’elle fait partie de mes souvenirs, parmi tous les fantômes que je conjure, j’évoque ce fantôme céleste.


V

L’armée française bivouaqua plusieurs jours sur le champ de bataille. Aurait-on pu poursuivre les Russes et entrer avec eux dans Sébastopol ? C’est heureusement ce dont je n’ai point à m’occuper ici. Je raconte la guerre comme je l’ai vue, comme je l’ai faite, dans le rang où le sort m’a placé. Ce que j’appelle au jour, c’est le témoignage de mes yeux et de mon cœur : je redemande à ceux-là tout ce qu’ils ont vu, à celui-ci tout ce qu’il a ressenti. Le lendemain de la bataille de l’Alma, on célébra la messe sous une tente, dans le bivouac du maréchal. Cette tente, occupée par l’autel, laissait peu de place aux assistans. Je me tenais en dehors, et j’apercevais seulement par derrière le victorieux de la veille. Deux choses me frappèrent et m’émurent chez l’homme que j’examinais : le recueillement de son attitude, l’empreinte de la mort répandue dans tout ce que je voyais de sa personne. Il y avait déjà dans ce cou et ce dos inclinés cet affaissement funèbre qui dénonce les corps prêts à se transformer en dépouilles terrestres ; seulement, là où on sentait la défaillance, presque l’absence des forces humaines, on sentait aussi la présence d’une force divine. Le maréchal priait ; il priait avec sincérité, avec ferveur, de cette prière, qui est elle-même un présent de Dieu, le secret qu’il nous enseigne pour le vaincre. On voyait que l’âme du vainqueur de l’Alma était appliquée tout entière à cette suprême victoire.

On passa sur le champ de bataille quelques jours, consacrés à évacuer les blessés, à renouveler les vivres, à s’occuper enfin de ces mille détails qui sont les nécessités de la guerre, et bien souvent l’irritation, le désespoir même des génies guerriers. Le 23 septembre au matin, on se mit en marche. Les spahis et un escadron de chasseurs d’Afrique qui, à la bataille de l’Alma, avait été détaché auprès du général Bosquet, formaient l’avant-garde. Nous éclairions à une si grande distance, que plus d’une fois nos régimens d’infanterie, en apercevant se détacher sur l’horizon les silhouettes agrandies de nos chevaux, crurent à la présence d’une cavalerie ennemie ; mais l’armée russe avait opéré une retraite bien complète, et nul combat, nulle escarmouche, n’inquiétèrent notre marche. Vers le milieu de la matinée, nous arrivons sur les bords de la Katcha ; nous franchissons cette rivière, qui forme avec l’Alma et le Belbeck trois lignes parallèles de défense entre Sébastopol et nous. Le pays où nous nous établissons est ombragé ; le climat en semble doux ; la Mer-Noire, assez mélancolique d’ordinaire, est presque riante dans ces parages. Cette région nous fait comprendre la grâce italienne que les Russes trouvent à la Crimée.

Dans cette journée du 23, nous avions entendu de longues et sourdes détonations du côté de Sébastopol. Nous avions bien reconnu la voix du canon ; seulement ce canon ne ressemblait pas à celui d’une bataille : il avait quelque chose de solitaire, de lugubre et de désolé. C’est qu’il annonçait en effet un de ces partis violens que les peuples prennent à des heures désespérées. Les Russes coulaient cette flotte, leur orgueil, le résultat pour eux de si patiens et de si ingénieux efforts. Ils transformaient leurs vaisseaux en barricades sous-marines destinées à fermer leur port. Cet acte de farouche énergie, qui mettait à néant tout projet immédiat d’attaque combinée entre nos troupes de terre et de mer, décida de notre marche du lendemain.

J’ai su depuis ce qu’il y avait dans cette marche de hardiesse militaire ; elle, m’intéressa surtout au moment où elle s’accomplit par les pays qu’elle me fit parcourir. Pour aller sur Balaclava, en prêtant audacieusement notre flanc à l’armée russe, il fallait s’engager dans cette vallée du Belbeck, toute remplie d’arbres séculaires, et cependant d’un aspect plein de douceur. Les forêts ont mille physionomies différentes, comme tous les êtres et toutes les choses de ce monde. Il en est de sauvages, de terribles, où l’on croit à chaque instant que va résonner le rugissement de quelque bête formidable. Il en est d’aimables, de paisibles, que l’on sent uniquement destinées à des hôtes inoffensifs et gracieux. Phénomène plus étrange encore ! il y a des forêts demeurées païennes, où circule, sur les vagues sonores d’un air obscurci par d’immenses ombres, l’antique terreur des bois sacrés ; puis je sais des forêts chrétiennes et chevaleresques où l’on éprouve bien une émotion, mais l’émotion souriante d’un rêve sans crainte, où l’on est sûr, si l’on doit rencontrer des êtres surnaturels, de ne voir apparaître que ces fantômes amnistiés même par la foi rigoureuse du moyen âge, des sœurs d’Urgande et de Morgane, ou bien ce bon, cet honnête cerf de saint Hubert portant une croix au front, entre les branches gigantesques de son bois. Malgré les ombres païennes qui sont en droit de hanter l’ancienne Chersonèse, surtout aussi près du plateau où Iphigénie fut immolée, les forêts du Belbeck ont une poésie de fées, de châtelaines et de cor enchanté. J’ai passé une journée heureuse à traverser ces beaux lieux.

La journée du lendemain fut encore remplie pour moi d’attrayantes songeries, mais seulement à ses débuts. Malheureusement en campagne il y a mainte aspérité à laquelle s’accroche et se déchire tout à coup la robe des songes. Cette marche, qui, pour le soldat lui-même, avait été un plaisir, eut une triste issue ; elle nous conduisit presque au milieu de la nuit à un détestable bivouac. L’eau manquait, et les bagages, égarés dans de sombres sentiers, ne parvenaient pas à nous rejoindre. Le troupier ne pouvait pas faire sa soupe. Nombre d’officiers n’avaient même pas un morceau de biscuit à rompre. J’étais parmi ces derniers. Assis aux pieds de mon cheval, dans une désespérance absolue de souper et de gîte, je promenais un regard sans colère sur le pays qui m’entourait ; mais je trouvais ses enchantemens bien effacés.

La journée du 23 avait été la dernière où le maréchal avait pu continuer sa lutte héroïque contre la maladie ; ce jour-là, on l’avait encore vu à cheval, attachant sur ses traits, par un effort attendrissant et victorieux, ce sourire qui plaisait tant aux soldats. La dernière vision nette, colorée, distincte, qui me reste de cette énergique figure, je l’ai eue dans une route ombragée, à quelque distance d’une villa russe située au milieu des bois. Le maréchal, tout en chevauchant, adressait la parole à des zouaves, qui lui répondaient en cette langue du troupier dont il goûtait si vivement les mâles finesses, les rapides saillies, toutes les locutions étranges et imprévues. Depuis, un pâle visage au fond d’une voiture, une main affaiblie essayant encore un geste de bonté, voilà tout ce que j’ai pu entrevoir de l’homme vaillant et gracieux dont le nom s’unira toujours à la gloire de notre jeune armée.

Le 23 septembre au soir, le maréchal fut en proie à de vives souffrances. Il passa une de ces nuits terribles, épreuves sans nom de son agonie, ses dernières et souveraines douleurs. Le lendemain matin, il en avait fini pour toujours avec cette vie d’action qui depuis tant d’années était sa vie. Il ne pouvait plus monter à cheval. « Le jour où il quitte le cheval, disent les Arabes, le guerrier se couche au bord de sa fosse. » Le maréchal s’étendit au fond d’une voiture, qu’escortèrent des spahis.

Pendant cette marche de flanc, je fis avec le gros de mon détachement une excursion à travers des villages tartares. Il s’agissait de rassembler tous les bœufs qu’on pourrait rencontrer dans la campagne, et de les conduire au quartier-général, où les habitans viendraient en réclamer le prix. Cette mission occupe une place agréable dans mes souvenirs. Les Tartares étaient bien disposés pour nous. Je trouvai des villages assez dans, où je fus reçu en grande pompe par des hommes bizarrement vêtus. Je me rappelle entre autres un propriétaire du pays qui portait une veste et un pantalon d’un rose tendre sous une pelisse en velours noir. Ces braves gens, qui nous traitaient en libérateurs, nous offraient du pain et du sel, sans doute suivant un usage de leur nation. Je pense que les règles du cérémonial doivent prescrire à ceux qui reçoivent ces honneurs de toucher à peine au pain qu’on leur présente ; mais j’avais ce jour-là pour compagne la faim, mauvaise conseillère en toute matière, disent les anciens, particulièrement je crois en matière d’étiquette. Dans un village important, je mangeai avec avidité le pain qui m’était offert sans en laisser une seule miette.

C’était le général Canrobert qui m’avait ordonné cette excursion à travers les villages tartares. J’appris sur les bords de la Tchernaïa que le maréchal Saint-Arnaud faisait des adieux définitifs à l’armée. On nous lut ce bel ordre du jour qui provoqua en Crimée un viril attendrissement. Le maréchal avait hâte d’arriver à Balaclava, où il devait s’embarquer pour la France. Le détachement des spahis tout entier reçut l’ordre de l’escorter. La voiture qui portait ce glorieux malade se mit en route par une matinée un peu brumeuse. Les chemins que nous étions obligés de suivre offraient parfois de fâcheux accidens de terrain ; alors les spahis mettaient pied à terre et soulevaient la voiture pour épargner au maréchal l’irritante souffrance des cahots. En ces instans, notre voyage prenait un aspect cruellement triste. Le chariot délabré où gisait celui qui tout récemment encore était à cheval en avant de nous ressemblait à un char mortuaire. Les hommes à manteaux flottans qui soutenaient cette sorte de litière avaient l’air de porter un cercueil. Sans les pénibles pensées qui ce jour-là régnaient de droit sur mon esprit, l’aspect de Balaclava m’aurait charmé. Il y a dans cette partie de l’Espagne qui touche à nos frontières un humble port de mer appelé le Passage, où s’embarqua autrefois le marquis de Lafayette pour aller offrir à une nation jeune et altière sa chevaleresque épée. Le Passage est tout à fait semblable à Balaclava. Sur ces deux points du globe, séparés l’un de l’autre par tant d’espaces, les montagnes et la mer contractent une même alliance. La Mer-Noire forme à Balaclava ce que l’Océan forme au Passage, une vallée étroite et profonde où l’on peut voir l’étrange spectacle de vaisseaux dominés par de grands arbres, engagés entre des hauteurs verdoyantes d’où le chevrier et ses chèvres les regardent passer.

À l’entrée de Balaclava, du côté de la mer, sur la plus haute cime, s’élève un grand château démantelé ayant cette fière et sombre attitude que gardent tous les débris du moyen âge. C’est un château construit autrefois par les Génois. Ces gens intrépides avaient poussé jusqu’en ces lointains parages la course aventureuse de leurs navires, et ils avaient accroché à ces sommets battus par les flots le nid de pierre où s’établissait aux temps féodaux quiconque avait des ailes et des serres. La maison que l’on avait préparée pour le maréchal était au flanc d’un rocher, à l’extrémité du village. Un escalier en bois conduisait au seuil de cette humble demeure, sorte de chalet négligé et solitaire, qui n’était pas dépourvue cependant d’une grâce affligée en harmonie avec les poétiques tristesses qu’elle rappellera désormais. On transporta le maréchal dans une petite chambre où il passa la nuit. Le lendemain, on nous apprit qu’il s’embarquait. Ce dernier asile où ait dormi sur la terre celui qui allait expirer si loin de son pays, au milieu d’une mer presque inconnue, est pour moi le souvenir suprême d’une vie que la mienne a obscurément côtoyée. Je n’ai pas aperçu le maréchal pendant qu’on le transportait sur le navire où il a rendu à Dieu son âme mûrie au feu des héroïques sacrifices. J’ai su de sa mort uniquement ce que m’ont raconté quelques officiers qui suivirent sa fortune. Fidèle à la loi que je me suis imposée de décrire les seuls événemens qui se sont passés sous mes yeux, je garderai le silence sur la scène à la fois funèbre et radieuse dont la Mer-Noire fut le théâtre ; mais je crois pouvoir sans témérité, sans orgueil, rendre un rapide hommage à l’homme qui, le premier, m’a fait entendre le canon, et le canon victorieux de la France, sur un champ de bataille européen.

Le maréchal Saint-Arnaud était l’un de ces hommes à qui semble confiée la tradition de cet esprit à la fois puissant et léger, net, ferme, positif, pratique et pourtant enthousiaste jusqu’à la poésie, que l’on appelle l’esprit français. Tout en lui était marqué au caractère de cette force violente et généreuse, capricieuse et sensée, qui est en possession d’imposer ses lois à l’Europe, en même temps séduite et irritée. Il s’est raconté lui-même dans des lettres destinées à rester parmi les œuvres les plus vives de cette littérature familière qui est une de nos richesses nationales. Avec la verve et la grâce de sa franchise, il parle d’une jeunesse que va faire oublier pour toujours sa fin, où l’environnera ce qu’il y a de plus glorieux et, si l’on peut s’exprimer ainsi, de plus rédempteur dans la guerre. Pour ma part, une chose m’a frappe : c’est, à travers toutes les phases d’une existence où le danger et l’aventure sont continuellement aimés, fêtés, choyés, traités comme deux hôtes aimables et précieux, un sentiment profond, énergique et digne de cette discipline sociale, sans laquelle s’évanouit tout l’ordre de l’honneur et de la grandeur militaires. Ainsi, quand arrive la révolution de février, cet homme, dont l’âme et la vie avaient semblé jusqu’alors choses si gaies et si audacieuses, est saisi d’une tristesse immense. Le maréchal de Saint-Arnaud porte cette tristesse en Afrique, et avec un art connu des cœurs intrépides il la tourne au bien du pays, car il en fait un aiguillon de plus qui le pousse au-devant des périls. Sous l’empire d’une incessante activité, cette nature reprend bientôt ses allures coutumières de féconde et entraînante expansion. Revenu en France à une heure décisive, arrivé tout à coup au faite des grandeurs terrestres, le maréchal Saint-Arnaud fera-t-il alors ce que j’ai envie d’appeler ses preuves de noblesse immortelle, c’est-à-dire saura-t-il montrer que son âme n’était point rivée à la chaîne des ambitions vulgaires, que là précisément où les frivoles et grossiers désirs placent leur but, il a salué un point de départ pour l’amour des nobles et sérieuses splendeurs ? L’entreprise où il a succombé est la réponse à ces questions. Comblé de tout ce qu’on appelle les biens de ce monde, il part pour une terre lointaine en emportant avec lui une maladie implacable, dont les soins du foyer auraient pu seuls prévenir ou tout au moins adoucir les morsures. Il quitte la région du luxe, du bien-être, de la vie assurée, des choses préparées et certaines, pour aborder, en compagnie de la souffrance, la région du danger, de la misère, de la fatigue et de l’inconnu. Son cœur, qui s’est élevé, son esprit, qui s’est agrandi avec sa fortune, lui disent qu’en de semblables régions on passe de l’œil des hommes sous l’œil de Dieu ; il se revêt alors de cette piété qui a été sa dernière et sa plus puissante armure. Le ciel accepte tous ses sacrifices ; il consacre ses efforts par la mystérieuse et terrible bénédiction des grandes douleurs. Il frappe ce corps par des tortures semblables à celles que peuvent infliger les plus cruels instrumens de supplice, un moment même il envoie à cette âme ce désespoir rendu avec tant d’énergie par des paroles connues de toute l’armée ; mais cette nature un instant obscurcie et abattue, il la relève et la fait resplendir par le triomphe de la mort chrétienne. Si jamais une de ces haines bizarres, amoureuses des profanations funèbres, qui s’en prennent parfois aux plus illustres tombes, essayait d’attaquer le maréchal Saint-Arnaud, cet homme de guerre aurait pour se défendre deux sentinelles divines à qui sera éternellement confiée la garde de sa mémoire, sa victoire et sa mort.

Quelques jours après le départ du maréchal Saint-Arnaud, les spahis, devenus l’escorte du général Canfobert, chevauchaient sur ce vaste plateau où allaient se livrer tant de combats. Le général Canrobert faisait une reconnaissance. Il s’avança assez près de Sébastopol pour que la place jugeât à propos de faire sortir un escadron qui se déploya devant nous, mais sans essayer de nous inquiéter. J’aperçus alors cette ville redoutable, que bientôt je ne devais plus entrevoir qu’à travers les créneaux de nos tranchées et derrière la fumée d’une incessante bataille. Sébastopol me parut une grande et imposante cité. Quelques dômes peints de ce vert éclatant dont les Russes colorent volontiers leurs toitures lui donnaient un aspect étrange, dont je fus charmé. Je pus voir que nos ennemis n’avaient point coulé tous leurs vaisseaux, car dans cette baie profonde, qui sépare la ville en deux parties, s’élevaient encore de nombreux navires dont nous devions bientôt connaître les boulets. Ce qui certainement rehaussait la valeur du spectacle que nous avions sous les yeux, c’était un attrait particulier de mystère. Cette ville silencieuse, au fond de son gouffre qui allait devenir un nid de bombes, derrière ses remparts qu’allaient sillonner nuit et jour les éclairs du canon, éveillait en mon esprit une curiosité irritante. Transformée par les enchantemens du danger, elle m’apparaissait comme une terre promise, et je me demandais à qui d’entre nous était réservé le bonheur d’y entrer.


PAUL DE MOLENES.

  1. Voyez la Garde mobile dans la Revue du 1er novembre 1849.
  2. Le colonel de La Tour du Pin n’était pas seulement en effet un brave militaire, c’était aussi un écrivain distingué, et on peut voir de lui, dans la Revue, un récit d’un vif intérêt, l’Expédition de Constantine, dans la livraison du 1er mars 1838.