Les Communications interocéaniques dans l’Amérique centrale

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Les Communications interocéaniques dans l’Amérique centrale
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 7 (p. 436-465).
LES


COMMUNICATIONS INTEROCÉANIQUES


DANS L’AMÉRIQUE CENTRALE





Parmi les voies de communication projetées entre les deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, il y en a qu’on pourrait nommer continentales, parce qu’elles traversent l’immense étendue de l’Amérique du Nord. L’agrandissement rapide du territoire des États-Unis, le mouvement continu de l’émigration vers l’ouest, la découverte des mines d’or de la Californie, la prospérité croissante des provinces situées sur la côte du Pacifique, ont fait naître ces projets nouveaux dont nous avons récemment cherché à apprécier l’importance relative[1]; mais les espérances qui se rattachent à ces ambitieuses entreprises ne sont pas encore sorties du cercle même où elles ont pris naissance. Il y a bien longtemps au contraire que toutes les nations civilisées se préoccupent des nombreuses tentatives faites pour unir les deux océans, en traversant dans une partie quelconque l’isthme allongé et en certains points si étroit qui unit les deux Amériques. La disposition singulière de cette région du Nouveau-Monde explique très bien que les premiers efforts se soient portés de ce côté, et il est naturel qu’on ait tenté à maintes reprises, qu’on cherche encore aujourd’hui à résoudre dans l’Amérique centrale le problème de la jonction des deux mers, qui a tourmenté tant d’esprits élevés et nourri de si brillantes espérances.

Quels progrès cette question a-t-elle faits depuis quelques années? quels résultats définitifs a-t-on obtenus à la suite des reconnaissances multipliées dont les provinces de l’Amérique centrale ont été le théâtre? C’est ce que nous croyons opportun d’examiner. Dans des études si difficiles, l’intérêt, l’engouement, la rareté des renseignemens exacts n’ont que trop contribué à propager et à entretenir de fâcheuses illusions. S’il est malaisé de recueillir des données précises sur la partie en quelque sorte purement technique de ces projets, il l’est peut-être encore plus d’apprécier à leur juste valeur les changemens que l’ouverture des nouvelles voies de communication amènerait dans le mouvement général du trafic. Les courans commerciaux se déplacent ou se détournent d’après des lois parfaitement rigoureuses, mais sous des influences si complexes que les plus habiles peuvent s’y tromper. Trop souvent on s’est inquiété assez peu d’évaluer avec une rigueur suffisante ces données économiques, et l’on s’est borné à asseoir quelques calculs sur des indications statistiques incomplètes. Heureusement les projets se sont multipliés avec une telle rapidité, qu’il est aujourd’hui devenu possible de formuler un jugement à peu près définitif sur la plupart des travaux commencés ou proposés; les observations des divers explorateurs ont été soumises au contrôle sévère de leurs rivaux; les erreurs les plus graves sont dissipées; enfin les résultats connus de l’exploitation du chemin de fer de Panama permettent de fonder sur une base plus solide les conclusions relatives à l’avenir économique des projets qu’on espère encore réaliser.

Les communications continentales entre l’Océan-Atlantique et L’Océan-Pacifique se relient forcément à une œuvre future de colonisation dont il est impossible d’apprécier encore l’étendue : le développement des richesses naturelles de contrées aujourd’hui inhabitées et soustraites à l’activité humaine jette dans cette solution des élémens tout nouveaux, dont le nombre et l’importance nous échappent. Quel œil assez clairvoyant saurait distinguer dans l’obscurité de l’avenir le point précis qui doit limiter un jour les forces productives et l’expansion envahissante des États-Unis? Qui pourrait déterminer par combien de liens seront rattachés, à travers le continent même, les états baignés par les deux océans? L’établissement d’une nouvelle voie de communication dans les provinces de l’Amérique centrale est dégagé de pareilles incertitudes : cette voie n’est destinée qu’à donner des facilités de plus à un mouvement commercial dont la nature est parfaitement connue ; comme elle n’amènerait aucun déplacement sensible dans les populations de l’ancien ou du nouveau continent, les conséquences qui doivent en résulter peuvent être renfermées dans des limites assez précises, et il n’est pas impossible dès à présent de les indiquer avec une exactitude suffisante. Les documens et les matériaux réunis sur les voies de communication projetées dans l’Amérique centrale sont très nombreux. On peut en trouver une excellente analyse dans divers ouvrages, parmi lesquels je dois citer notamment celui de M. Michel Chevalier[2]. Aussi ne reviendrai-je que rapidement sur les premières tentatives, et principalement afin de signaler les erreurs qui depuis ont été rectifiées : je m’étendrai de préférence sur les dernières explorations et sur la comparaison des opinions diverses émises au sujet de communications nouvelles

Dans la pensée de ceux qui ont les premiers étudié l’important problème de la jonction des deux océans, on devait le résoudre par l’établissement d’un canal qui put servir de passage aux plus larges bâtimens. Depuis cette époque, et sans renoncer à l’espoir de construire ce canal, on s’est attaché à étudier des tracés de chemin de fer dans l’Amérique centrale, et l’on a même achevé une ligne ferrée à travers l’isthme de Panama. Nous commencerons par nous placer dans chacune des provinces qui ont été explorées pour examiner les divers projets, soit de canal, soit de chemin de fer, et nous chercherons à en apprécier les avantages et les inconvéniens relatifs. Nous essaierons d’analyser ensuite les conséquences économiques de l’ouverture d’un canal de communication à travers une partie quelconque de l’isthme. Cet examen permettra de décider si l’achèvement du chemin de fer de Panama répond suffisamment aux exigences actuelles du commerce, ou si, pour y satisfaire, il ne convient pas d’établir de nouveaux chemins de fer dans ces contrées plutôt qu’un canal de grande communication maritime.

On s’est quelquefois étonné que les projets multipliés, les reconnaissances nombreuses faites dans l’isthme de Tehuantepec, dans ceux de Panama, de Darien, et dans le Nicaragua, n’aient jamais abouti, et que la question ne soit guère plus avancée aujourd’hui qu’autrefois. En vain les républiques de l’Amérique centrale se sont-elles montrées prodigues de concessions : les unes après les autres, les compagnies ont dû en laisser perdre le fruit, et n’ont jamais pu commencer les travaux; les capitaux européens et américains sont demeurés sourds aux appels réitérés en faveur d’un canal maritime. A ceux qui n’attribueraient une pareille inertie qu’à l’esprit de routine ou à la timidité, l’exécution du chemin de fer de Panama, accomplie au milieu de difficultés sans nombre, servirait de réponse. Pour expliquer la réserve des capitalistes en présence d’opérations aussi grandioses et qui depuis si longtemps s’annoncent avec d’aussi riches promesses, il n’est pas impossible de trouver des raisons très fortes, et l’on pourrait presque dire concluantes; il suffit d’étudier avec attention le genre de trafic dont un canal maritime pourrait devenir l’artère dans l’Amérique centrale, et de chercher à se rendre compte de la condition sociale, des besoins des peuples qui se trouvent engagés dans le commerce du Pacifique, de la nature des échanges qui s’opèrent entre eux. Cet examen a d’ailleurs encore aujourd’hui un autre intérêt, en ce qu’il peut aider à découvrir l’influence qu’exercerait l’ouverture d’un canal maritime américain sur les opérations commerciales de la grande voie qui unira peut-être un jour les eaux de la Mer-Rouge à celles de la Méditerranée.


I.

L’Amérique centrale présente des contours extrêmement irréguliers; elle forme dans son ensemble un isthme allongé qui joint les deux parties du Nouveau-Monde, et qui, de Vera-Cruz à Panama, n’a pas moins de cinq cents lieues de long. Le continent de l’Amérique du Nord se resserre de plus en plus à mesure qu’on avance vers les parties méridionales de la province de Mexico : le point où il devient le plus étroit est connu sous le nom d’isthme de Tehuantepec. Au-delà, le continent s’élargit de nouveau pour former la vaste province de Guatemala et celle du Yucatan, dont la pointe avancée sépare le golfe du Mexique de la Mer des Antilles. Cette région est la partie de l’Amérique centrale qui présente la plus grande largeur, et qui est restée naturellement en dehors des explorations provoquées par les projets de jonction des deux océans. Quand on la dépasse et qu’on se dirige vers l’Amérique du Sud, on traverse successivement les états d’Honduras, de Nicaragua, de Costa-Rica, et la Nouvelle-Grenade. Le continent devient de plus en plus resserré, et cette dernière province, où se trouvent les isthmes fameux de Panama et de Darien, ne forme plus qu’une véritable langue de terre, quand on la compare aux surfaces immenses occupées par le Mexique et les États-Unis.

Les parties de l’Amérique centrale où l’on a étudié des tracés de canaux et de chemins de fer sont au nombre de cinq : l’une met l’Océan-Pacifique en rapport avec le golfe du Mexique, les quatre autres avec la Mer des Antilles. Ces divers points sont, du nord au sud, l’isthme de Tehuantepec, l’état de Honduras, l’état de Nicaragua, l’isthme de Panama, l’isthme de Darien.

Le projet d’un canal à travers l’isthme de Tehuantepec remonte jusqu’à Fernand Cortez. Le célèbre conquérant avait entendu parler des Californies, qu’il prenait pour des provinces asiatiques, et avait songé à établir une ligne de communication avec ces régions privilégiées, que l’imagination des Européens remplissait de fabuleuses richesses. Pendant l’année 1814, avant que les colonies espagnoles eussent proclamé et établi leur indépendance, les cortès avaient décidé qu’un canal serait ouvert dans cette partie de l’Amérique; mais ce projet devait être bien vite oublié, et il ne fut repris qu’en 1842. Don José de Garay publia vers cette époque un rapport étendu sur l’établissement d’une communication interocéanique dans l’isthme de Tehuantepec[3]. D’après les renseignemens qu’il avait recueillis, il considérait comme navigable sur une assez grande longueur la rivière Coatzocoalcos, qui se jette dans le golfe du Mexique, et traverse une grande partie de l’isthme. A partir du confluent du Serabia, un canal à point de partage, de 50 kilomètres de long, devait traverser la sierra, descendre le versant du Pacifique et aboutir aux lagunes de Tehuantepec.

Les inconvéniens de ce projet sont d’une nature tellement grave, qu’il a dû être complètement abandonné. Bien que le niveau de la contrée soit comparativement assez bas, le passage de la ligne de faîte nécessiterait des travaux extrêmement dispendieux. En outre l’on ne pouvait compter, pour alimenter le canal, que sur l’eau fournie par le Rio-Chicapa et ses affluens, dont le débit est incertain et sans doute insuffisant. Enfin le désavantage le plus signalé de cette ligne consiste dans l’absence de bons ports. Sur l’Océan-Atlantique, l’isthme de Tehuantepec n’en présente aucun. M. Garay proposait de faire entrer directement les navires dans le fleuve Coatzocoalcos; mais il est à peine nécessaire d’indiquer combien une pareille solution est peu satisfaisante. D’ailleurs la barre qui ferme l’embouchure ne laisserait passer que des vaisseaux de 300 tonnes. La hauteur d’eau, qui, à marée haute, est de 13 pieds, n’est à marée basse que de 11 pieds. M. Orbegozo, chargé par M. Garay de reconnaître l’embouchure du fleuve, avait indiqué une profondeur de 21 à 23 pieds. C’était Là une grave exagération, qui a depuis été rectifiée par les ingénieurs d’une autre compagnie et par le Commodore américain Perry. Plusieurs autres personnes expérimentées se sont positivement déclarées contre le projet, entre autres le capitaine Liot, surintendant des steamers anglais des Indes occidentales. Suivant lui, les vaisseaux qui chercheraient dans le Coatzocoalcos un refuge contre les vents du nord, qui descendent la vallée du Mississippi et viennent s’abattre avec violence sur l’isthme de Tehuantepec, n’éviteraient un danger que pour se jeter dans un danger plus grand à cause de la faible profondeur de l’entrée. Il n’est pas inutile de remarquer que les bateaux à vapeur employés dans le transit californien, destiné à devenir le principal sur toute ligne ouverte dans l’Amérique centrale, ont besoin d’avoir un très puissant tonnage (d’environ 3,000 tonnes), et par conséquent un fort tirant d’eau. Pour les navires à voiles, il se manifeste partout une tendance de plus en plus prononcée à en augmenter les dimensions : l’expérience a démontré que ceux qui naviguent avec le plus d’économie ont de 1,200 à 1,400 tonnes, et de 20 à 24 pieds de tirant d’eau. Du côté de l’Océan-Pacifique, le port qui, dans le projet de M. Garay, devait former la tête du canal est, suivant M. de Humboldt, très mauvais. M. Michel Chevalier n’en parle pas avec plus de faveur. « Tehuantepec, dit-il, mérite à peine le nom de rade; la mer se retire journellement de ces côtes, l’ancrage y devient d’année en année plus mauvais; le sable que charrie le Chimalapa augmente la hauteur et l’étendue des bancs sablonneux placés au débouché de la première lagune dans la seconde, et de celle-ci dans la mer, et déjà Tehuantepec n’est plus accessible qu’à des goélettes. » De fait, ce port ne peut servir à rien, et l’on a depuis songé à en faire un artificiel au moyen d’un môle de 2,000 pieds de long sur un point de la côte qu’on nomme Ventosa à cause des vents du nord-ouest qui y soufflent fréquemment. On sait quelles difficultés l’on rencontre dans l’établissement des grandes constructions maritimes, et quelles sommes énormes il faut y consacrer dans des pays où sont pourtant accumulées toutes les ressources de l’art : aussi peut-on à peine songer sérieusement à entreprendre de tels travaux dans des contrées lointaines, où le climat est meurtrier, où la main-d’œuvre ne peut s’obtenir qu’à grand’peine.

On a renoncé aujourd’hui à faire un canal maritime dans l’isthme de Tehuantepec; mais là, comme en plusieurs autres parties de l’Amérique centrale, les projets de chemins de fer ont succédé aux projets de canaux. Il est certain qu’avec Honduras et Panama, cette partie de l’Amérique centrale se prête le mieux à la construction d’un chemin de fer. Au point de vue des distances absolues, l’isthme de Tehuantepec présente même quelque avantage sur l’état de Honduras; mais cette supériorité est perdue en réalité, parce que la navigation est mauvaise et difficile dans le golfe du Mexique. D’ailleurs la compagnie qui est actuellement en possession d’un privilège dans cette partie de l’Amérique centrale, et qui se nomme la Compaña mista, est tenue par son cahier des charges de prendre Vera-Cruz pour port principal. De là des vaisseaux mexicains pourraient seuls transporter les marchandises et les passagers au point où l’isthme serait franchi. Sans parler de l’insalubrité du port de Vera-Cruz, attestée par M. de Humboldt, il est certain qu’on ferait ainsi un détour aussi long qu’inutile, rendu en outre dangereux par des bancs et des récifs.

L’objection tirée de l’absence de bons ports aux deux extrémités de l’isthme subsiste dans toute sa force contre ce nouveau projet. Il est malheureux que cette région soit si peu favorisée sous ce rapport, car c’est celle où l’on pourrait trouver le plus facilement des ouvriers en nombre suffisant. Elle se rapproche de la portion la plus peuplée du Mexique, et le climat aussi semble y être plus sain que dans les autres parties de l’Amérique centrale. Toutefois ces avantages ne peuvent point racheter les inconvéniens que nous avons signalés, et l’on peut affirmer que l’isthme de Tehuantepec, placé aujourd’hui en dehors du courant commercial de la Mer des Antilles, ne deviendra jamais la grande route interocéanique de l’Amérique centrale.

Le second point qui se présente dans l’ordre des lignes de communication interocéanique est l’état de Honduras. On n’a jamais songé à y établir un canal maritime; mais avec Panama cette province est une de celles qui se prêteraient le plus facilement à l’établissement d’un chemin de fer, et tout récemment une compagnie américaine en a fait faire les études[4]. La ligne proposée part de Puerto-Gaballo, situé sur l’Océan-Atlantique, et aboutit, du côté du Pacifique, à la baie de Fonseca : elle suit la vallée de la rivière Numaya jusque vers sa source, puis franchit la plaine qui forme le point de partage des eaux ou plateau de Comoyagua, et redescend de l’autre côté la vallée du Rio-Guascovan, qui se jette dans la baie de Fonseca. Ces deux vallées, séparées par une crête peu élevée, forment une coupure naturelle transversale au continent, et dirigée dans le sens du nord au sud. Le chemin de fer, en la suivant, présenterait de très faibles inflexions, et joindrait le deux océans par une ligne presque droite de 160 milles de long.

Les ports des deux extrémités sont représentés comme excellens. Celui de Puerto-Caballo est très grand, d’une entrée et d’une sortie faciles, et présente partout de 4 à 12 brasses de profondeur. La dis- position de la côte y permettrait l’établissement d’une grande cité. Il n’y a point aux environs de marécages qui la rendraient tout à fait insalubre : la lagune située au nord de Puerto-Caballo est formée d’eau salée, et, par une coupure de peu d’étendue, pourrait même être convertie en bassin intérieur. Ce lieu avait été autrefois choisi par Cortez pour former le grand et principal entrepôt de l’Amérique espagnole. Il n’a été abandonné que parce que le port était trop grand pour qu’on pût le défendre contre les boucaniers. Du côté de l’Océan-Pacifique, la baie de Fonseca forme la rade la plus magnifique de toutes ces côtes. Elle a 50 milles de long, 30 milles de large, et contient trois îles qui offrent d’excellens abris et des situations admirables pour l’établissement de grandes villes. La nature et la disposition du terrain ne présentent pas, suivant le rapport de M. Squier, de difficultés sérieuses à la construction d’un chemin de fer, et partout les inclinaisons des rampes pourraient être renfermées dans les limites ordinaires. Le plus grave inconvénient de ce projet est la longueur de la ligne, comparée à celle de Panama. Ce dernier chemin n’a que 50 milles de long, celui de Honduras en aurait 160. La mortalité a été très grande parmi les ouvriers qui ont été employés au chemin de fer de Panama à Aspinwall; elle serait véritablement effrayante sur la ligne nouvelle : on éprouverait non moins de difficultés à y obtenir des travailleurs, et il serait pourtant indispensable d’en réunir un nombre beaucoup plus considérable.

Le rapport américain affirme, mais cette assertion nous paraît au moins douteuse, que le trajet de New-York à San-Francisco par voie de Honduras présenterait une économie de temps sur le trajet par voie de Panama. Ce qui est certain, c’est que l’isthme de Panama est plus favorablement situé pour le commerce européen, soit avec la Californie, soit avec l’Australie.

L’état de Nicaragua a tenu depuis longtemps une bien plus grande place que celui de Honduras dans les préoccupations de ceux qui poursuivent l’établissement de lignes commerciales nouvelles. Les singuliers événemens dont cette province est aujourd’hui le théâtre, les tentatives que multiplient les Américains pour y établir leur prépondérance, les débats auxquels le traité Clayton-Bulwer a donné lieu, sont encore faits pour augmenter l’intérêt que cette province du Nouveau-Monde inspire en ce moment à toutes les nations.

Il n’est pas étonnant que cette portion de l’isthme qui joint les deux Amériques ait paru dès longtemps très favorable à l’établissement d’un canal maritime : les deux magnifiques lacs qu’elle renferme se prêtent merveilleusement à une grande navigation intérieure, et semblent appeler naturellement le mouvement commercial de ces régions. Les deux lacs de Nicaragua et de Managua étaient en effet compris dans un projet célèbre, dont l’exposé, publié à Londres en 1846, excita alors une vive sensation, tant par l’importance même du sujet qu’à cause de l’auteur, que tout le monde reconnut sous de transparentes initiales[5].

Le canal proposé devait se rapprocher du fameux canal calédonien qui traverse une partie de l’Ecosse, et sert de passage aux plus gros vaisseaux marchands sur une longueur de 59 milles; 21 milles y sont formés par le canal, et le reste par les lacs Lochy, Oich et Ness. Le canal calédonien a 50 pieds de largeur à la base, 110 au niveau de l’eau, et 20 pieds de profondeur. Les écluses, au nombre de vingt-quatre, qui servent à franchir le faîte, ont des chambres de 40 pieds de large et de 172 pieds de long. Le canal de Nicaragua devait encore dépasser ces dimensions déjà colossales : la profondeur était portée à 23 pieds; la largeur, qui, à la hauteur du niveau de l’eau, devait être de 147 pieds, permettait de faire passer en même temps trois bâtimens de 1,200 tonnes. On assignait aux écluses 47 pieds de large et 210 pieds entre les deux portes, de façon ta admettre en même temps deux navires de 300 tonnes.

La distance entre les deux points terminaux du canal proposé était de 278 milles; sur cette longueur, il n’y avait de travaux de canalisation à effectuer que sur 82 milles seulement. Sur la ligne qui sépare les ports des deux extrémités, San-Juan de Nicaragua ou Greytown, du côté de l’Atlantique, et Realejo sur l’Océan-Pacifique, on peut distinguer cinq sections principales : le cours de la rivière San-Juan, le lac de Nicaragua, la rivière Tipitapa, qui unit le lac de Nicaragua au lac Managua ou Léon, et la partie de l’isthme qui s’étend jusqu’à l’Océan-Pacifique et à la baie de Fonseca.

Le cours du San-Juan, qui unit la ville du même nom au lac de Nicaragua, a 104 milles de long; la navigation y est rendue fort difficile par une succession de rapides où le lit est peu profond, et où les eaux descendent avec une grande violence sur un fond très incliné. Ces rapides sont au nombre de quatre; on espérait les franchir et y obtenir une suffisante profondeur d’eau en enfermant chacun d’eux entre deux barrages écluses; en d’autres points, où la profondeur d’eau n’est pas assez grande pour le passage de gros bateaux, on aurait de même établi des écluses et approfondi le lit par des travaux de curage. En tout, on aurait établi dix barrages écluses sur le cours du fleuve. En outre, une branche, nommée le Colorado, par où se perd une quantité d’eau considérable, eût été fermée, et la rivière, ainsi grossie, aurait elle-même nettoyé son lit sur une certaine distance.

La rivière de San-Juan sort du beau lac de Nicaragua, qui n’a pas moins de 90 milles de long, et présente en plusieurs points de ses rives d’excellens emplacemens pour des ports et des villes. Le lac est uni par la petite rivière Tipitapa, qui a 20 milles de long, au lac Managua, situé à un niveau un peu plus élevé au-dessus de la mer. Dans le projet qui nous occupe, cette différence de hauteur, évaluée à 30 pieds, devait être rachetée par l’établissement de trois écluses. On proposait aussi l’entière canalisation de la rivière, qui n’est actuellement navigable en bateau que jusqu’à 12 milles du lac de Nicaragua, et dont le lit est partout encombré de rochers.

A partir du lac de Managua, la ligne suivie par le canal va encore en s’élevant à 55 pieds, pour atteindre la ligne de faite, située à 212 pieds au-dessus du niveau de l’Océan-Pacifique. Dans cette partie de l’isthme, on voit que le canal eût été à point de partage, et on comptait l’alimenter avec les eaux d’une rivière nommée Tosta ou Tolita; il n’aurait pas fallu moins de 29 barrages écluses, 6 pour gravir le versant oriental, et 23 pour redescendre le versant occidental de la ligne de faîte jusqu’à Realejo, le seul port passable de la côte.

Ce projet, qui tirait parti de la disposition naturelle de l’état de Nicaragua et du merveilleux enchaînement de rivières et de lacs qui traversent l’isthme presque entièrement, devait naturellement servir de base à ceux qui l’ont suivi. On a seulement cherché à laisser le lac Managua en dehors de la ligne et à en trouver une plus directe entre le lac même de Nicaragua et l’Océan-Pacifique. Cette modification forme le trait principal d’un projet important présenté par la compagnie américaine, qui envoya récemment un corps d’ingénieurs, sous le commandement du colonel Childs, reprendre les études du canal du Nicaragua[6].

Les auteurs de ce projet ont évité le lac Managua pour diminuer la longueur du canal et le nombre des écluses. D’ailleurs la partie du canal qui joindrait le lac Managua à l’Océan-Pacifique serait, avons-nous dit, à point de partage, et il paraît qu’on n’est point sûr de pouvoir l’alimenter au niveau élevé qu’il devrait forcément atteindre. On ne pouvait obvier à cet inconvénient qu’en faisant à grands frais une coupure à travers la ligne de faîte qui domine le lac de Managua. A tous ces désavantages il faut encore ajouter la profondeur tout à fait insuffisante et l’irrégularité du lit de la rivière Tipitapa, qui joint les deux lacs. Les travaux qu’il faudrait entreprendre pour l’approfondir et la canaliser sont si considérables, qu’il serait sans doute préférable de creuser un canal latéral. Frappé de ces inconvéniens, le colonel Childs a exploré les vallées transversales qui font communiquer directement le lac de Nicaragua avec la mer. Il a choisi comme la plus favorable celle qui va de l’embouchure de la rivière Lajas à la ville de Brito, sur l’Océan-Pacifique. Le canal, dans ce projet, suivrait le cours du Lajas, et plus loin celui d’une autre rivière nommée Rio-Grande. La distance du lac à la mer sur cette ligne n’est que de 18 milles; la différence de niveau est à marée basse de 102 pieds, à marée haute de 111 pieds, et la descente se ferait par quatorze écluses placées à 8 pieds les unes au-dessus des autres. L’obstacle principal est ici l’absence d’un port sur l’Océan-Pacifique; il serait nécessaire d’en construire un artificiellement à Brito, et d’y établir deux môles. On serait ainsi entraîné à une dépense que le colonel Childs évalue à 14 millions environ, mais qui sans doute serait bien plus considérable.

L’ingénieur américain a aussi étudié avec le plus grand soin tout ce qui se rapporte à la canalisation de la rivière San-Juan : il a mesuré partout la profondeur et la pente du lit. Les difficultés qu’on éprouverait à rendre le fleuve navigable dans toute la longueur sont de telle nature que le capitaine anglais Liot croyait plus économique de creuser un canal latéral entre le lac de Nicaragua et l’Océan-Atlantique, et d’y amener les eaux du San-Juan et du lac. M. Michel Chevalier admettait cette même nécessité au moins sur une bonne partie du cours du San-Juan. C’est à ce dernier avis que s’est en partie rangé le colonel Childs. Les écluses placées aux rapides ne sont point, dans son projet, établies sur le fleuve lui-même, mais, ce qui du reste est presque partout plus convenable, dans des coupures latérales formant un tronçon de canal. Du côté de l’Océan-Atlantique, on abandonne complètement le fleuve pour un canal latéral de 28 milles de long qui aboutit au port de San-Juan. Suivant M. Childs, la longueur du cours du San-Juan est de 119 milles : sur cette distance, la rivière ne serait canalisée que sur 90 milles, au moyen d’excavations faites dans le lit et de digues; le reste de la voie serait formé par le canal proprement dit. La différence de niveau entre le lac de Nicaragua et l’Océan-Atlantique est de 107 pieds à marée haute et de 108 pieds à marée basse, et M. Childs croit nécessaire d’établir quatorze écluses de ce côté comme de celui du Pacifique.

C’est peut-être ici le lieu de faire remarquer que les prétendues différences de niveau observées entre les deux océans n’étaient dues qu’à des erreurs d’observation. Le colonel Lloyd avait annoncé que la différence des deux niveaux est de 9 pieds environ, et M. Garella, d’après les mesures qu’il avait prises à Panama, avait porté cette différence jusqu’à 19 pieds. Il y a bien longtemps que l’illustre M. de Humboldt et après lui M. Arago avaient contesté l’exactitude de ces résultats, et les travaux de nivellement du chemin de fer de Panama, aujourd’hui achevé, sont venus confirmer d’une manière irréfutable la justesse de leurs observations. Les marées sont inégales des deux côtés de l’isthme : elles varient beaucoup plus fortement du côté du Pacifique que du côté de l’Atlantique. Ainsi à Panama la différence est de 18 à 24 pieds entre la marée haute et la marée basse, tandis qu’elle n’est que de 18 à 24 pouces à Chagres; mais le niveau moyen des deux océans est absolument le même. Les nombreuses observations recueillies des deux côtés de l’isthme de Panama n’indiquent qu’une insignifiante différence de 0,14 à 0,15 pieds suivant les saisons; cette différence paraîtra sans doute assez faible pour qu’on puisse l’attribuer à des erreurs directes d’observation et au choix des localités où s’enregistrent les marées.

Il n’est pas inutile d’examiner combien il faudrait de temps à un bateau à vapeur et à un vaisseau à voiles ordinaire pour traverser le canal de Nicaragua. Le temps employé par un steamer ou un vaisseau quelconque pour franchir une écluse peut être évalué à 24 minutes environ, ce qui permet d’effectuer soixante passages en 24 heures. M. Childs estime que les bateaux à vapeur ne pourront, sans danger pour les berges, faire plus de 2 milles 1/2 par heure sur le canal; sur le lac et sur la rivière, ils pourraient, suivant lui, conserver la vitesse de 11 milles par heure qu’ils ont sur l’Océan. Les vaisseaux à voiles seraient remorqués par des bateaux à vapeur sur le lac et la rivière, et pourraient faire de 2 à 5 milles par heure; sur le canal, ils seraient remorqués par des chevaux et n’avanceraient que d’un mille par heure. En tenant compte des distances parcourues sur le canal, la rivière et le lac, et du nombre des écluses, qui est de 28, M. Childs admet qu’il faudrait, pour traverser l’isthme, deux jours à un bateau à vapeur et trois jours et demi à un navire à voiles. Le temps employé serait probablement toujours supérieur à ces chiffres à cause de l’encombrement du canal et de délais inévitables dans la pratique.

La compagnie américaine dont nous venons d’examiner les projets, et qui possède en ce moment un privilège pour l’établissement d’un canal dans le Nicaragua, a encore le droit d’exploiter les voies navigables et les lacs sous le nom de Compagnie de transit[7]. Cette ligne de transit, établie entre San-Juan-del-Norte ou Greytown et San-Juan-del-Sur, sur le Pacifique, est, avec le chemin de fer de Panama, la seule actuellement suivie par les émigrans qui traversent l’Amérique centrale pour aller en Californie. Les voyageurs, qui arrivent dans les grands bateaux à vapeur atlantiques, les quittent pour prendre de petits bateaux de rivière qui les conduisent dans le port de San-Juan et les amènent aux premiers rapides de Castillo. En ce point, il y a un portage, c’est-à-dire que marchandises et passagers sont débarqués et transportés par terre au-delà des rapides. De nouveaux bateaux les reprennent jusqu’aux rapides de Toro; il faut ensuite rentrer dans les bois pour rejoindre les bords du lac, qu’on traverse en bateau à vapeur; on débarque enfin, et l’on prend des mules jusqu’à San-Juan-del-Sur. Ce simple exposé montre suffisamment combien le passage de l’isthme par cette ligne est encore long et fastidieux. La largeur de l’état de Nicaragua est trop considérable pour qu’on ait jamais songé à y établir un chemin de fer. D’ailleurs, tout le long du San-Juan, la contrée est un désert entièrement sauvage qu’on ne traverserait qu’à grand’peine. Arrivée au lac de Nicaragua, la ligne du chemin de fer ne pourrait pas le contourner en longeant les rives, et se trouverait forcément interrompue. Il faudrait donc traverser le lac en bateau à vapeur et reprendre le chemin de fer au-delà. On n’admet de pareils délais, avec les fréquens transbordemens de marchandises, les ennuis, les dépenses qui en sont la suite, que sur une ligne tout à fait transitoire, en l’absence d’une meilleure voie de transport.

La route actuellement suivie par l’immense majorité des passagers est le chemin de fer construit dans l’isthme de Panama. Cette entreprise, qui permet de passer d’un océan à l’autre en quelques heures, est sans doute une des plus remarquables que ces dernières années aient vu terminer. L’achèvement de cette ligne, exécutée dans des circonstances extraordinaires et toutes nouvelles, a permis de préciser les notions trop vagues et trop incomplètes qu’on possédait jusqu’ici sur les conditions où s’opère le travail dans ces lointaines contrées et sur les difficultés que le climat y oppose.

Le chemin de fer part de l’île Manzanilla, située à 7 milles environ de l’embouchure de la rivière Chagres. A la tête du chemin s’élève aujourd’hui une ville nouvelle, qui a reçu pour nom celui de M. Aspinwall de New-York, l’un des principaux commerçans engagés dans l’entreprise; cette ville comptait déjà 2,000 habitans en 1855, et grandit chaque jour avec une surprenante rapidité. Après avoir traversé l’étroit canal qui sépare l’île Manzanilla de la côte, le chemin de fer se dirige vers la vallée du Chagres, qu’il suit à peu de distance jusqu’à un affluent nommé l’Obispo. Il remonte cet affluent pour atteindre le point de partage des deux océans, à 37 milles environ de l’Atlantique et 10 milles du Pacifique. Après l’avoir dépassé, il descend la vallée du Rio-Grande et va atteindre Panama.

Du côté de l’Atlantique, la ligne traverse sur une longueur de 13 milles de profonds marécages, où il a fallu partout l’établir sur pilotis; dans les parties supérieures de la vallée de l’Obispo, la contrée est très montagneuse, entrecoupée par de profonds ravins, et l’on a dû faire partout de profondes entailles dans le roc, accumuler les travaux d’art, et adopter des courbes extrêmement fortes. Enfin, du côté du Pacifique, la descente est très rapide, et les ingénieurs ont été obligés d’admettre des rampes très inclinées.

Les ports des deux extrémités, malgré quelques inconvéniens, dirent généralement aux navires un abri suffisant. La baie de Limon, qui renferme l’île Manzanilla, forme la rade du côté de l’Atlantique : elle a une lieue de long et presque autant de large, et présente en moyenne sept brasses de profondeur. De l’autre côté de Manzanilla est la baie qui porte le même nom, plus petite, mais défendue contre les vents du nord, auxquels la baie de Limon est exposée. Panama ne présente point de véritable port, mais les vents y sont rarement forts, et la ville est protégée par un groupe d’îles que la compagnie américaine a achetées, et où l’on trouve d’excellens abris pour les vaisseaux.

Les difficultés qu’on a rencontrées dans l’exécution du chemin de fer de Panama, indépendamment des obstacles présentés par la configuration de la contrée, sont de plus d’une espèce. Une des plus graves tient au climat tropical du pays et aux pluies torrentielles qui tombent pendant une grande partie de l’année, et sont très redoutables pour les ouvrages en terre. L’expérience acquise par les ingénieurs de la compagnie du chemin de fer de Panama leur a démontré la nécessité d’élever les remblais dans une seule campagne avant la saison des pluies. Pendant cette période, les remblais se tassent très rapidement, et ceux qui peuvent résister à l’épreuve sont garantis contre les tassemens ultérieurs par la vigoureuse végétation qui succède aux pluies et les consolide pour toujours.

Les hautes températures de ces régions amènent aussi une dé- composition extrêmement rapide des traverses et des ponts en bois ; on a employé partout une espèce de pin nommée le pin jaune et le lignum vitæ. Malheureusement il n’y a aucune essence qui résiste longtemps à l’influence du climat, et l’œil n’apercevant point le travail de la décomposition, il arrive fréquemment que des bois qui paraissent complètement sains s’en vont tout à coup pour ainsi dire en poussière. Le terrible, mais unique accident qu’on ait eu à enregistrer jusqu’ici sur le chemin de fer de Panama est dû à la rupture d’un pont au moment du passage d’un convoi. La plupart des ponts sont dès à présent construits en pierre, et sans doute ils le seront tous bientôt. On a pu aussi recueillir des données précises sur l’insalubrité de l’isthme : elles n’ont fait que fortifier la triste réputation que ces contrées ont depuis longtemps acquise sous ce rapport, et donner la certitude qu’il faudrait sacrifier un grand nombre d’existences à l’exécution de tous les grands travaux qu’on y projette. Les ouvriers blancs employés au chemin de fer de Panama étaient à peu près au nombre de 6,000. Le 28 janvier 1855, le nombre des morts s’élevait à 293, c’est-à-dire au vingtième environ. Cette proportion a été un peu moindre parmi les natifs et les ouvriers amenés de la Jamaïque, mais elle a atteint un chiffre beaucoup plus considérable parmi les coolies. La difficulté de trouver des ouvriers en nombre suffisant dans le pays avait engagé la compagnie à les y amener à grands frais; on n’a pas eu lieu d’en être satisfait, et pour les travaux futurs il est probable qu’on tentera plutôt de n’attirer que des ouvriers américains ou européens.

Aujourd’hui l’exploitation du chemin de fer de Panama est en pleine activité; en 1853, avant même qu’il fût terminé, il a transporté 32,000 passagers; en 1854 , le nombre s’élevait à 36,000, en 1855 à 40,000, et sans doute il ira longtemps encore en augmentant, La ligne n’a actuellement qu’une voie, mais le rapide mouvement des voyageurs et des marchandises obligera bientôt à en ajouter une seconde. Panama est en effet devenu un centre commercial de la première importance. Chaque semaine, des bateaux à vapeur américains de 1,500 à 2,500 tonnes établissent une communication régulière avec New-York et San-Francisco. Une ligne de bateaux à vapeur anglais de 1,000 à 1,200 tonnes fait deux fois par mois le service entre Panama et Valparaiso, en touchant à Callao, Aréquipa, Arica, Copiapo. Enfin une compagnie anglaise songe à établir une ligne de bateaux à vapeur de 3,000 tonnes entre l’Angleterre et l’Australie par voie de Panama; les bateaux feraient chaque mois dans l’Océan-Atlantique le trajet entre Milford-Haven et Aspinwall, — dans le Pacifique, entre Panama et Sydney ou Melbourne alternativement. Tahiti servirait d’entrepôt dans le Pacifique. Avant la guerre d’Orient, il existait une ligne de communication par bateaux à vapeur entre l’Angleterre et l’Australie, voie du cap de Bonne-Espérance. Ces bateaux ont été employés pendant la campagne au transport des troupes et des munitions en Crimée, et le gouvernement anglais s’est vu contraint de rompre tous les contrats pour le service des dépêches par bateau à vapeur pour l’Australie. Les communications régulières viennent d’être reprises sur la route ancienne du cap de Bonne-Espérance; mais depuis longtemps les colonies australiennes souhaitent vivement qu’une ligne soit établie par la voie de Panama, que beaucoup de personnes se représentent comme la plus directe. En effet, quand on jette les yeux sur une carte de Mercator, on voit qu’on peut joindre Sydney, Panama et l’Angleterre par une ligne presque absolument droite(; mais on ne remarque pas toujours que cette ligne occupe à peu près les deux tiers de la circonférence du globe. On fait aussi beaucoup de bruit des avantages que l’Océan-Pacifique, presque toujours calme aux latitudes tropicales qu’on aurait à traverser entre Panama et l’Australie, et parfois tranquille comme un lac, présente à la navigation. Malheureusement les voyageurs auraient beaucoup à souffrir des chaleurs pendant presque tout le temps de la traversée. Au dire de tous les navigateurs qui ont parcouru l’Océan-Pacifique, ces chaleurs deviennent fréquemment intolérables, et affectent sérieusement la santé pendant ces calmes prolongés, qui durent souvent plus d’une semaine, épaississent la mer et la recouvrent d’une sorte de manteau gras et épais. Il faut ajouter qu’en suivant la route de Panama, on court encore le risque, avant de quitter le port de l’Atlantique, d’être atteint de la fièvre jaune ou de l’une des fièvres malignes qui règnent pendant toute la saison des pluies.

Malgré ces inconvéniens, il a souvent été très sérieusement question d’établir un service à vapeur entre Panama et l’Australie, et si les Anglais ne se hâtent point de prendre l’initiative, il se peut qu’ils soient devancés par une compagnie américaine déjà formée dans la même intention. Jusqu’ici, le trafic entre les États-Unis et l’Australie a été extrêmement limité, mais il peut se développer considérablement, car dans les colonies australiennes il n’y a de droits que sur un très petit nombre d’articles, et tous les produits principaux que les États-Unis pourraient importer en sont entièrement exempts. Le seul avantage important que posséderait une compagnie anglaise serait la subvention que le gouvernement lui donnerait pour le transport des dépêches.

Si la ligne de communication entre Panama et l’Australie s’établit, si l’on donne quelque jour suite au projet de former entre San-Francisco et Shanghaï, par voie des îles Sandwich, un service de bateaux à vapeur américains de 3,000 tonnes, on voit quelle importance est destiné à atteindre l’isthme de Panama, devenu une des routes principales entre l’Europe, les États-Unis et la côte occidentale des deux Amériques, l’Australie et la Chine. La construction du petit chemin de fer de Panama, qui n’a que 46 milles de long, a coûté au-delà de 35 millions; mais ces sacrifices n’ont pas été inutiles, et deux ans après l’achèvement du chemin, les marchands de New-York qui l’ont fait construire ont retiré de leur capital un intérêt extrêmement élevé.

Maintenant que le chemin de fer de Panama est terminé, il semble à peine nécessaire de revenir, autrement que pour les rappeler, sur les nombreux projets de canal présentés depuis longtemps pour unir à travers cette partie de l’isthme les deux océans. Dès 1827, et sur l’avis de M. de Humboldt, Bolivar avait fait exécuter le lever topographique de la contrée par M. Lloyd, officier anglais attaché à son état-major. Depuis cette époque, plusieurs plans ont été mis en avant pour accomplir cette grande entreprise, et le chemin de fer de Panama suit même l’une des lignes étudiées pour l’établissement d’un canal. L’avantage qui résulte de la faible largeur de l’isthme est malheureusement compensé par des difficultés dont quelques-unes sont insurmontables. Les rivières de l’isthme, le Chagres et la Trinidad du côté de l’Atlantique, le Farfan et le Rio-Grande du côté de l’Océan-Pacifique, sont trop peu profondes pour qu’on pût les canaliser sans très grands Irais, au moins sur une partie de leur longueur, et il serait sans doute plus économique de creuser un canal sur toute la largeur de l’isthme; mais l’inconvénient le plus grave tient au relief du terrain : l’altitude du faîte qui sépare les deux océans atteint 170 pieds, et il paraît absolument impossible d’amener de l’eau en quantité suffisante au point de partage. M. Garella, que le gouvernement français avait, il y a quelques années, envoyé à Panama, avait hardiment admis la nécessité, pour traverser l’isthme, de creuser un tunnel gigantesque, assez grand pour que des vaisseaux matés pussent y passer.

Les dernières lignes que nous ayons à examiner sont celles qui traversent l’isthme de Darien. Depuis longtemps, ce point remarquable avait été signalé au gouvernement espagnol, et M. de Humboldt l’avait estimé supérieur à toutes les autres parties de l’Amérique centrale pour l’établissement d’un canal maritime. Malheureusement il a toujours été très difficile d’obtenir des renseignemens précis sur la topographie de cette partie de la Nouvelle-Grenade, habitée par des tribus d’Indiens indépendans et sauvages. On en sait pourtant assez pour avoir renoncé à quelques projets hâtivement conçus. La ligne de l’Atrato a dû être abandonnée, parce que, sur une longueur de plusieurs milles depuis la source, cette rivière est à sec pendant une grande partie de l’année. Le San-Juan, qui en est séparé par une distance de 3 milles environ, ne peut y envoyer de l’eau, comme on l’avait cru d’abord, car le lever topographique a fait voir qu’il est à 100 pieds plus bas. Une seconde ligne, proposée par voie du Napipi et du Bando, n’a pas donné de meilleurs résultats. Il semble donc impossible, comme on l’avait espéré, d’unir le golfe de Darien à la baie de Cupica. En 1850, M. Lionel Gisborne a étudié un nouveau projet de communication, dans l’isthme de Darien, entre la baie où se jette le Rio-Darien, et qui porte le nom de baie Saint-Michel, et, du côté de l’Océan-Atlantique, la baie de Calédonie. Il est à regretter que son rapport, un peu trop bref, ne permette pas d’apprécier exactement la valeur de ce nouveau plan. La ligne de faîte atteint, sur la voie qu’il propose, la hauteur de 150 pieds, la même environ qu’à Panama. M. Gisborne admet qu’on pourrait, en raison de la faible largeur de la chaîne, y faire une simple coupure, et unir les deux océans par un canal sans écluses. Il appuie, non sans raison, sur la difficulté de faire franchir des écluses à de très grands navires, sur la perte de temps qui en résulte; il serait d’ailleurs très difficile de fournir de l’eau à un canal écluse. Il faudrait former au point de partage, avec les eaux des rivières Savannah et Caledonia, deux lacs artificiels qui se rempliraient pendant la saison des pluies, et alimenteraient le canal pendant le reste de l’année. Les proportions que M. Gisborne propose de donner au canal, écluse ou non, sont tout à fait gigantesques : il offre de lui donner 140 pieds de largeur à la base, 160 pieds à la hauteur du niveau de l’eau, et 30 pieds de profondeur. Les écluses qu’il faudrait construire auraient 400 pieds de long, 90 pieds de large, et seraient placées à 30 pieds les unes au-dessus des autres. Suivant les estimations de M. Gisborne, le canal sans écluses coûterait 300 millions, et le canal avec écluses 112 millions. Tout en présentant ces deux projets à la fois, l’ingénieur anglais incline ouvertement vers le premier, et le représente comme satisfaisant seul aux conditions d’une grande communication inter-océanique. Les inconvéniens nombreux de la navigation ordinaire sur canal sont bien connus, et prennent encore plus d’importance sur une voie destinée aux plus gros navires, où la moindre accident dans une écluse pourrait interrompre pendant des mois entiers un transit d’une extrême importance[8].

L’isthme de Darien est trop rapproché de celui de Panama pour qu’on songe aujourd’hui à y construire un chemin de fer: la ligne proposée par M. Gisborne pour un canal se prêterait pourtant, sans doute avec peu de modifications, à l’établissement d’une voie ferrée, s’il est vrai que la chaîne de montagnes y est interrompue par une dépression qui n’a que 150 pieds de hauteur au-dessus de la mer. En outre le chemin de fer de Darien n’aurait que 30 milles de long, ce qui lui donnerait un peu d’avantage sur celui de Panama.


II.

Le temps et la distance ne sont pas les uniques élémens qu’il faille considérer dans l’ouverture de nouvelles voies commerciales. Une partie des navires qui actuellement tournent le cap de Bonne-Espérance et le cap Horn n’abandonneront ces lignes que si une route nouvelle permet de réaliser une économie dans le transport des marchandises sur quelques-uns des marchés les plus importans du globe. Il n’y a aucun doute que l’ouverture d’un canal maritime dans les provinces de l’Amérique centrale ne permît aux navires partis de l’Europe et des États-Unis d’atteindre plus rapidement les ports de la côte occidentale de l’Amérique ; mais il est non moins évident qu’ils n’auraient aucun intérêt à adopter cette route, si le péage du canal dépassait la somme qui représente la dépense du navire jointe à l’intérêt des valeurs transportées pendant le nombre des jours qui se trouveraient ainsi gagnés. Même à frais égaux, les navires ne suivraient sans doute point le canal à cause des ennuis de ce mode de navigation, par crainte de délais inattendus, d’accidens dus à la négligence ou simplement au hasard. Il faut donc qu’outre l’économie de temps une véritable économie d’argent les attire dans la voie nouvelle. La fixation des tarifs devient en quelque sorte une question vitale pour l’avenir de l’entreprise : voici de quelle manière on peut arriver à la résoudre. La dépense d’un navire comprend l’intérêt du prix d’achat et du gréement, les salaires et la nourriture de l’équipage, et les frais d’assurance. Pour un vaisseau de 1,300 tonnes, on peut évaluer cette dépense à 6,500 francs par mois ou 216 francs par jour. Dans un navire de ce tonnage, la valeur d’une cargaison ordinaire ou moyenne peut être estimée à 300,000 francs; l’intérêt de cette somme à 6 pour 100 est de 1,500 francs par mois, ou de 50 francs par jour. En ajoutant ces deux sommes, on voit que chaque jour de traversée représente une dépense totale de 266 francs. Si le vaisseau traversait un canal maritime, il faut examiner à combien de jours de traversée équivaudrait ce passage au point de vue des frais. Un navire de 1,300 tonnes aurait à payer, au prix de 3 dollars ou 15 francs environ par tonne, la somme de 19,500 francs, au prix de 2 dollars ou 10 fr. La tonne celle de 13,000 fr., au prix de 1 dollar 1/2 ou 7 francs 50 cent, la tonne celle de 11,250 fr. La première de ces trois sommes représente la dépense de 65 jours de traversée, la seconde de 43 jours, la troisième de 37 jours. En adoptant le premier de ces tarifs, on laisserait donc en dehors du mouvement commercial de l’isthme tous les navires qui, en le traversant, ne gagneraient qu’un nombre de jours inférieur à 65; en se tenant au second tarif, on perdrait encore tous ceux pour lesquels le passage par l’isthme ne permettrait pas de faire une économie de temps égale à 43 jours. Ainsi que nous le verrons, il est de toute nécessité d’adopter le second ou le troisième tarif, et il est vraisemblable qu’il serait utile d’admettre le dernier pour présenter un avantage sensible au commerce et attirer tout le trafic qui pourrait suivre la voie de l’Amérique centrale.

Le taux des tarifs est en relation directe avec l’importance du tonnage qui serait attiré par l’ouverture d’un canal maritime dans l’Amérique centrale. Une fois admis le tarif le plus convenable, il faut chercher à évaluer sur quel tonnage et par conséquent sur quel revenu l’on peut compter, en second lieu si ce revenu est assez considérable pour rémunérer suffisamment les capitaux qu’il est nécessaire d’engager dans l’entreprise. Il est bien difficile de résoudre avec quelque précision la première de ces questions; pourtant il n’est pas impossible d’arriver à quelques conclusions fort importantes, en examinant quelle est la nature même du trafic dont cette partie du Nouveau-Monde pourrait devenir l’artère. Nous avons vu qu’en adoptant le tarif de 7 fr. 50 cent, ou 1 dollar 1/2 par tonne, on amènerait dans le canal maritime tous les navires pour lesquels l’économie de temps ainsi réalisée s’élèverait au moins à 37 jours. Examinons quel est, pour chacun des grands marchés de l’Océan-Pacifique, le nombre de jours que gagneraient, en passant par l’Amérique centrale, des navires venus soit des ports européens, soit de ceux des États-Unis.

Celui de ces marchés qui contribuerait pour la plus forte part à former le revenu du canal serait sans contredit la Californie. On sait avec quelle rapidité sans exemple cette région s’est peuplée : la soif de l’or, passion aussi vive, aussi frénétique de nos jours que du temps des conquérans espagnols, a jeté des milliers d’émigrans sur les placers du Sacramento. Uniquement occupée à arracher à un sol privilégié la richesse qu’il renferme, cette population, rassemblée de tous les points du globe, a dû jusqu’ici recevoir du dehors tout ce dont elle a besoin, objets de consommation et produits manufacturés de toute espèce. On ne peut comparer la Californie à une colonie ordinaire où la métropole envoie ses produits, et d’où elle tire en échange un certain nombre de matières premières que la sol ne peut fournir, et qui sont nécessaires à son industrie. Le nouvel état n’a payé jusqu’à présent ce qu’il reçoit qu’avec de l’or. Les navires à voiles qui des États-Unis ou d’Europe vont à San-Francisco ne peuvent y trouver de cargaison de retour, et sont contraints d’aller en Chine, dans l’Inde ou dans une partie quelconque de l’Océan-Pacifique; leur chemin naturel au retour est donc le cap de Bonne-Espérance. Ainsi, parmi les navires à voiles en destination de la Californie qui suivraient le canal du Nicaragua ou tel autre canal ouvert dans l’Amérique centrale, un bien petit nombre adopterait cette voie pour revenir.

Il n’est, au reste, pas douteux que ceux qui se rendent aujourd’hui en Californie en doublant le cap Horn ne préférassent suivre le canal. De New-York à San-Francisco, il n’y a pas moins de 17,063 milles par la route actuellement suivie, tandis qu’il n’y en aurait que 5,690 par la route nouvelle. Les vaisseaux à voiles mettent aujourd’hui moyennement de 150 à 140 jours à faire le voyage; par le canal, il ne faudrait que 50 ou 60 jours : il y aurait donc de 90 à 100 jours de gagnés, différence bien supérieure à celle qu’il est nécessaire d’atteindre pour que le canal devienne profitable. Néanmoins, pour la raison que nous avons indiquée, on ne prendrait cette dernière voie que pour l’aller. Pendant que la Californie était à peine organisée et que les préoccupations de tous ceux qui venaient grossir les rangs de la société nouvelle étaient tournées exclusivement vers la recherche de l’or, il est évident que l’état naissant a dû compter uniquement sur les importations des États-Unis et de l’Europe. Cependant la Californie est destinée à avoir bientôt un commerce propre : elle ira chercher elle-même les produits qui lui sont nécessaires, et deviendra, commercialement du moins, indépendante des états de l’Atlantique. Il suffit de jeter les yeux sur un globe pour s’assurer qu’elle aura tout avantage à s’approvisionner dans la Chine, l’Inde et les îles du Pacifique, où elle trouvera en abondance le riz, le thé, les épices, le café, la soie et le coton. Aujourd’hui elle produit déjà assez de céréales pour sa consommation, et peu de contrées réunissent au même point les conditions d’un grand développement agricole.

Si, comme il n’en faut point douter, la Californie multipliait bientôt ses relations avec le Levant et s’appliquait davantage à utiliser la fertilité de son propre sol, une des principales sources du revenu du canal de l’Amérique centrale se trouverait rapidement épuisée, et les États-Unis n’auraient plus à envoyer à San-Francisco qu’une faible quantité d’objets manufacturés. Les voyageurs et les expéditeurs d’or auraient toujours intérêt à suivre cette voie comme la plus rapide; mais le chemin de fer de Panama opposerait une concurrence dangereuse au canal maritime pour le transport des espèces et des passagers. Il est bien vrai qu’un canal ouvert dans l’état de Nicaragua se trouverait situé plus au nord que l’isthme de Panama : la différence des distances entre New-York et San-Francisco par les deux voies est de 700 milles environ, si l’on ne tient pas compte du passage à travers l’Amérique centrale. Cette différence entre les distances correspond à une différence de trois jours en faveur des bateaux à vapeur qui suivraient le canal de Nicaragua; mais c’est précisément le temps qu’il faudrait pour le traverser, tandis qu’il faut quatre ou cinq heures seulement pour franchir en chemin de fer l’isthme de Panama. On voit donc qu’il n’y aurait aucun avantage essentiel à suivre une route plutôt que l’autre au point de vue du temps. Si les tarifs du canal n’étaient pas très bas, les bateaux à vapeur qui feraient le service sur cette ligne auraient un désavantage marqué sur ceux qui correspondent avec le chemin de fer de Panama. Pour un steamer de 2,000 à 2,500 tonnes, les droits à payer pour traverser le canal s’élèveraient à une somme considérable : les bateaux à vapeur, en allant en Californie, seraient indemnisés par le fret des marchandises qu’ils auraient à y transporter; mais ils reviendraient ordinairement presque à vide, avec de l’or et des passagers seulement, et auraient à payer la même somme au retour. Pour évaluer dans quelle proportion la Californie doit participer au revenu d’un canal maritime, il faut donc tenir compte à la fois des importations qui y seront faites par les États-Unis et les états européens, de l’exportation de l’or et du mouvement des voyageurs. La Californie a fourni 300 millions d’or pendant l’année 1854; le nombre des vaisseaux à voiles qui sont entrés dans le port de San-Francisco pendant la même année, venant des ports des États-Unis, de la France et de l’Angleterre, a été de 280, avec un tonnage total de 261,567 tonnes. Le développement probable des relations commerciales de la Californie avec les ports de l’Océan-Pacifique ne permet pas d’admettre plus de 250,000 tonnes pour le tonnage moyen des navires à voiles venant des ports des États-Unis à San-Francisco, par la voie du canal maritime, surtout si l’on établissait, comme il serait nécessaire de le faire, un service de steamers d’un fort tonnage entre les États-Unis de l’Atlantique et la Californie. En admettant que ces steamers aient 2,000 tonnes et qu’il en parte deux par semaine de chacune des extrémités de la ligne, on ferait entrer ainsi dans les recettes du canal un droit de passage pour 416,000 tonnes.

Les navires venant des ports européens auraient aussi intérêt à traverser le canal maritime, mais, comme ceux des États-Unis, ils ne pourraient suivre cette voie au retour; on ne peut au reste compter sur plus de 50,000 tonnes pour cette branche du revenu. Le commerce proprement dit de la Californie fournirait donc 716,000 tonnes au canal de l’Amérique centrale.

Au nord de la Californie se trouvent le territoire de l’Orégon et l’île Vancouver. Les exportations qui s’y dirigent auraient aussi intérêt à profiter de la nouvelle voie de communication, mais les navires rendus à leur destination ne reviendraient point par le canal. Le tonnage total de ceux qui sont envoyés annuellement dans l’Orégon ne dépasse point 10,000; il en est de même pour ceux qui se rendent à l’île Vancouver.

Tous les ports situés sur la côte orientale de l’Amérique, Callao, Valparaiso, etc., sont, comme ceux de la Californie, des centres d’importation : les produits de l’ancien monde et des États-Unis y sont payés avec les métaux précieux. Les navires qui vont s’y vider ne trouvent généralement point de cargaison de retour, et vont en chercher en Chine, à Manille, à Singapore, Java et Calcutta. Il ne reviendrait sans doute par voie du canal qu’un certain nombre de vaisseaux qui prendraient du thé à Shanghaï, et dont le tonnage n’excéderait guère 30,000 tonnes. Les échanges opérés entre les États-Unis et les états européens dans les ports du Pérou et les petits ports du Pacifique rendraient tributaire du canal un tonnage qui ne peut être évalué qu’à 80,000 tonnes environ. Depuis un certain nombre d’années, le guano des îles péruviennes fournit une excellente cargaison de retour; seulement le fret de cette matière est aujourd’hui très peu élevé, il faudrait un tarif suffisamment bas pour amener dans le canal 100,000 ou 150,000 tonnes de guano.

Les chiffres précédens relatifs au commerce des ports du Pacifique paraîtront peut-être un peu faibles, mais il faut remarquer que les navires européens n’auront pas intérêt à suivre le canal maritime pour se rendre dans la plupart de ces ports. Il est très important d’établir ce fait et de dissiper toutes les illusions qui pourraient encore être entretenues à cet égard. La distance entre l’Angleterre et Valparaiso par voie du cap Horn est, sur la ligne des vaisseaux à voiles, de 9,560 milles; par le canal du Nicaragua, elle serait de 8,745 milles; en tenant compte de la direction des vents et des courans, on évalue la longueur de la traversée moyenne par la route actuelle à 105 jours; en suivant le canal, la traversée serait de 104 jours : il n’y a donc qu’un jour de gagné pour aller d’Angleterre au Chili. Pour le retour, la traversée est de 108 jours par le cap Horn, et serait de 85 jours par le canal : la différence en faveur du dernier est ici de 23 jours. Ces chiffres indiquent suffisamment que tout le commerce entre l’Angleterre, la France et le Chili continuerait à, suivre la route ancienne, puisque l’économie de temps nécessaire pour rendre le canal profitable doit s’élever au moins à 37 jours.

De l’Angleterre à Callao, la distance est de ll,13Zi milles par le cap Horn, et serait de 7,328 milles par le canal pour l’aller; pour le retour, les distances correspondantes sont de 11,035 milles et de 6,850 miles. La traversée de l’Angleterre à Callao se fait dans 114 jours pour aller et 120 jours pour revenir; par la voie du canal, elle s’effectuerait en 78 jours d’une part, en 75 jours de l’autre. L’économie de temps serait donc seulement de 36 jours dans le premier cas et de 45 jours dans le second. Dans ces conditions, les navires ne suivraient point le canal pour se rendre à Callao, et il est même douteux qu’un grand nombre le traversât au retour.

En ce qui concerne le commerce des États-Unis, il est aussi presque certain que les importations au Chili continueraient à être dirigées par la voie du cap Horn. En effet, d’après le rapport même du colonel Childs, partisan du canal de Nicaragua, la distance de New-York à Valparaiso par voie du cap Horn est de 10,643 milles, et par le canal proposé de 5,811 milles. Cette différence correspond à une économie de 42 jours seulement en faveur du canal. Comme on ne gagnera rien à le suivre tant que la différence n’excédera pas sensiblement 37 jours, on peut affirmer que dans ces conditions un nombre considérable de navires préféreront suivre la route ancienne et éviter les ennuis du passage à travers l’Amérique centrale.

On voit que l’ouverture d’un canal dans le Nicaragua ne détournerait véritablement que le courant commercial qui se dirige sur les états de la côte orientale de l’Amérique du Nord et sur une partie seulement de ceux de l’Amérique du Sud. Celui qui aujourd’hui rayonne du cap de Bonne-Espérance vers l’Inde, l’Australie et Canton ne serait point modifié, et ceux qui prétendent le détourner au profit de l’Amérique centrale entretiennent une espérance chimérique. Qu’on nous permette de citer encore quelques chiffres plus convaincans que des raisonnemens. Les navires à voiles mettent moyennement 110 jours pour aller d’Angleterre à Sydney et 116 jours pour en revenir par voie du cap de Bonne-Espérance; la longueur de la route est de 14,118 milles en allant et de 13,704 milles en revenant. Par voie du canal de Nicaragua, ces distances respectives seraient de 13,704 et de 14,657 milles. La traversée serait, pour l’aller de 108 jours, pour le retour de 125 jours. On gagnerait donc sur un bâtiment à voiles 2 jours seulement pour se rendre en Australie, et l’on perdrait 9 jours pour revenir en Angleterre. De l’Angleterre à Canton, les mêmes évaluations font voir qu’on gagnerait seulement 10 jours par le canal; au retour, l’économie de temps serait de 20 jours. On parcourt actuellement en 126 jours les 15,740 milles qui séparent l’Angleterre de Canton; au retour, la route a 15,270 milles de longueur et se fait en 134 jours : par la voie du canal, ces distances respectives sont réduites à 14,580 et 15,700 milles, et la longueur des deux traversées à 116 et à 112 jours. Pour aller de Singapore en Angleterre, il y aurait une perte positive de temps, qui ne serait pas inférieure à 20 jours, à suivre la voie du canal. Cette traversée, qui se fait aujourd’hui en 105 jours par le cap de Bonne-Espérance, ne se ferait plus qu’en 125 jours.

Il est inutile de multiplier ces exemples, qui prouvent assez que le commerce de l’ancien monde ne serait que bien peu affecté par l’ouverture d’une voie de communication interocéanique dans l’Amérique centrale. Plus on analyse les élémens du commerce dont elle deviendrait l’artère, plus on reste convaincu que cette entreprise ne présente un intérêt immédiat qu’aux États-Unis, aux provinces mêmes de l’Amérique centrale et au Pérou. Toutes les branches de revenu que nous avons cherché à évaluer ne forment que la somme de 996,000 tonnes. Il ne reste à y ajouter que 16,000 tonnes environ pour le commerce des îles Sandwich avec l’Europe et les États-Unis, et 80,000 tonnes pour les pêcheries de l’Océan-Pacifique septentrional. Les baleiniers qui explorent cette partie du Pacifique auraient en effet seuls intérêt à suivre le canal, car ceux qui ne recherchent que la baleine ordinaire commencent à pêcher dans l’Atlantique aussitôt qu’ils ont dépassé l’équateur, et continuent jusqu’à l’Océan-Indien; ils vont ordinairement porter de l’huile à Sydney ou à Hong-Kong, et prennent pour revenir la route du cap de Bonne-Espérance. Les pêcheries mêmes de l’Océan-Pacifique septentrional ne fourniraient sans doute pas toujours une recette également importante au canal maritime, car la Californie deviendra tôt ou tard le point de départ des pêcheurs, qui n’auront plus comme aujourd’hui à faire des campagnes de trois ans, pendant lesquelles ils perdent un intérêt considérable.

Toutes ces branches de revenu réunies forment une somme totale de 1,092,000 tonnes, qui, au tarif de 1 dollar 1/2 ou 7 fr. 50 c. par tonne, donneraient une recette annuelle de 8,190,000 fr. Il faut encore y ajouter la recette produite par le transport des voyageurs et des métaux précieux qui suivraient la voie du canal. L’Amérique centrale est aujourd’hui devenue la route principale de ceux qui vont en Californie ou qui en reviennent : en admettant même que la population continue à croître dans cet état avec la même rapidité que dans les dernières années, ce serait sans doute, à cause de la concurrence du chemin de fer de Panama, faire une hypothèse très favorable au canal que de porter à 100,000 le nombre des voyageurs qui suivraient annuellement cette route à partir de l’année 1866 ou 1870. En estimant à 25 francs par tête le prix de la traversée, la recette totale des voyageurs serait de 2,500,000 francs. Pour le transport de l’or et de l’argent, même si l’exploitation des gîtes aurifères de la Californie continuait à fournir d’aussi magnifiques résultats qu’aujourd’hui, on ne peut guère compter sur un transit de plus de 150 millions de francs, qui, à 1/2 pour 100, rapporteraient annuellement 750,000 francs. Le revenu total du canal maritime, obtenu en additionnant toutes les sommes précédentes, peut donc approximativement être évalué à 11,440,000 francs. Il reste à voir si cette somme représente un intérêt suffisamment élevé du capital qu’il est nécessaire d’appliquer à une telle entreprise. Dans la plupart des projets, l’estimation des dépenses n’est présentée que d’une manière générale et trop peu détaillée, et l’on ne tient pas toujours un compte suffisant des dépenses accessoires, constructions de réservoirs, de digues pour détourner les eaux, établissement de remorqueurs sur le canal, construction d’habitations pour les employés, etc.

Pour le canal du Nicaragua, celui de tous qui mérite le plus d’attirer l’examen, et qui a été l’objet des études les plus approfondies, toutes les estimations récentes s’accordent à porter la dépense probable à 200 millions au moins. Dans l’opinion de M. Stephenson, un canal de San-Juan de Nicaragua à San-Juan-del-Sur, qui est aujourd’hui le port du Pacifique choisi par la Compagnie de transit, coûterait de 100 à 125 millions, et cette somme serait portée à. 200 millions par l’accumulation des intérêts pendant les années qui seraient employées à achever une telle entreprise. Un canal aboutissant à Realejo coûterait encore plus. Les dépenses de celui qui se terminerait à Brito sur le Pacifique ont été évaluées avec beaucoup de soin et en grand détail dans le rapport intéressant du colonel Childs. Les chiffres de l’ingénieur américain nous fourniront la base la plus solide pour comparer le revenu probable du canal, tel que nous l’avons estimé, à celui qu’il serait nécessaire d’atteindre pour que l’entreprise fût suffisamment rémunérée. Suivant le colonel Childs, les travaux nécessaires pour construire un canal de 17 pieds de profondeur absorberaient une somme de 157 millions; mais pour donner au canal, comme il serait nécessaire de le faire aux termes mêmes de la concession accordée par l’état de Nicaragua, la profondeur de 20 pieds, il faudrait dépenser en plus 27 millions. Il faut ajouter à cette somme de 184 millions l’intérêt des capitaux pendant les années écoulées entre le commencement des travaux et l’ouverture du canal. Il est presque impossible que ce terme ne dépasse point huit années à cause de l’extrême rareté de la main-d’œuvre et des difficultés de toute sorte qui ne peuvent manquer de retarder les progrès d’une entreprise aussi ardue. En supposant, pour exagérer les chances favorables, que huit années seulement soient nécessaires, les intérêts, comptés à 7 pour 100 (et c’est le taux ordinaire auquel les chemins de fer, aux États-Unis, contractent leurs emprunts), s’élèveraient à 51,520,000 fr. On ne peut compter moins de 3 millions, pour les premiers frais, achat de matériel, bateaux dragueurs, etc.. En y ajoutant les sommes à payer à l’état de Nicaragua pour la concession et pendant l’exécution des travaux, on arrive à une dépense totale de 240 millions.

Les charges annuelles de la compagnie se composeront de l’intérêt à 7 pour 100 de cette somme, soit 16,800,000 francs, plus les frais d’entretien et d’exploitation, qu’on évalue à 1,250,000 francs, auxquels il faut ajouter 50,000 francs à payer au gouvernement de Nicaragua, et 50,000 francs pour l’amortissement du capital dans quatre-vingt-cinq ans, période à laquelle est limitée cette concession. Ces sommes réunies s’élèvent un peu au-delà de 18 millions. Comme le revenu probable ne monte qu’à la somme de 11,440,000 francs, on voit que la construction d’un canal maritime dans l’état de Nicaragua serait une ruineuse spéculation. On peut en dire autant du canal projeté dans l’isthme de Darien : aux termes mêmes du rapport de M. Lionel Gisborne, les travaux du canal non écluse coûteraient 300 millions, sans compter l’intérêt des capitaux jusqu’à l’entier achèvement de l’entreprise. Ainsi donc, après une longue succession de reconnaissances, de plans et de projets, on se trouve amené aujourd’hui à la conclusion que la sagacité du capitaine anglais Liot avait déjà entrevue : l’ouverture d’un canal dans une partie quelconque de l’Amérique centrale engloutirait des capitaux considérables, et n’attirerait, même en supposant que la Californie ait bientôt un million d’habitans, qu’un trafic insuffisant pour récompenser de si grands sacrifices. La construction de routes ordinaires et de chemins de fer peut seule devenir profitable dans les provinces de l’Amérique centrale.

En soumettant à une analyse attentive l’action que l’ouverture d’un canal interocéanique dans ces contrées exercerait sur la direction des courans commerciaux actuels, on s’assure que le commerce de l’Angleterre et du continent européen est presque désintéressé dans cette entreprise : les États-Unis en recueilleraient tout le fruit, et avec eux naturellement les états de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud. Par une remarquable coïncidence, dans le nouveau comme dans l’ancien monde, on tente aujourd’hui de percer les isthmes qui séparent les mers pour ouvrir au commerce des voies nouvelles; mais l’on peut dire que ces tentatives sont entièrement indépendantes, et qu’aucune d’elles ne menace l’autre. Pendant que les nations groupées autour du bassin méditerranéen songent à rendre à cette grande mer intérieure son ancienne importance, en l’unissant par l’isthme de Suez avec les mers du Levant, les états de l’Union cherchent à multiplier les voies qui peuvent les rapprocher des états occidentaux et baignés par cet immense Océan-Pacifique, qu’ils considèrent aujourd’hui déjà comme leur empire. Cependant les capitalistes américains savent bien qu’actuellement le transport rapide de l’or et des émigrans à travers l’isthme doit être leur principal objet, et que, pour l’atteindre, des routes ordinaires et des chemins ordinaires sont suffisans. Celui de Panama amène chaque année des milliers de voyageurs et des millions de dollars de San-Francisco à New-York. Une route ordinaire, qui traverse l’isthme de Tehuantepec, est sur le point d’être terminée. La Compagnie de transit a établi un service régulier entre San-Juan-del-Norte et San-Juan-del-Sur, et des steamers américains traversent le magnifique lac de Nicaragua. Enfin il est très sérieusement question de construire prochainement un chemin de fer dans l’état de Honduras.

Les projets de chemin de fer ont pris peu à peu la place des plans ambitieux de ceux qui voulaient faire passer les navires d’un océan à l’autre, et unir par la main de l’homme les eaux séparées par la chaîne des Cordillères. Il ne faut pas trop regretter qu’une telle satisfaction ne soit point donnée à l’orgueilleuse audace de l’esprit moderne. L’ouverture d’un canal maritime dans l’Amérique centrale aurait sans doute pour principal résultat de faciliter les échanges entre les États-Unis de l’Atlantique et ceux du Pacifique; mais ces dernières provinces, qui comptent dès aujourd’hui parmi les premières de l’Union, sont destinées à voir s’accomplir de graves modifications sociales. Là est le germe, on peut le dire, d’une nation nouvelle, dont le lien politique avec les états de l’Atlantique ne sera sans doute jamais relâché, mais qui deviendra tôt ou tard commercialement indépendante. Les vaisseaux californiens couvriront le vaste Océan-Pacifique, et iront s’approvisionner directement dans les ports de la Chine, des Indes, de Java. Quand les états de l’Atlantique cesseront d’envoyer à San-Francisco les produits encombrans, qui ne peuvent se transporter que sur navires à voiles, le plus riche tribut du canal maritime sera perdu. L’avenir des chemins de fer dans l’Amérique centrale est mieux assuré; le mouvement toujours croissant des voyageurs et des émigrans, le transport de l’or et d’une quantité considérable d’objets manufacturés ou de produits d’un prix élevé venant de l’Europe et des États-Unis, sont des sources certaines de revenu.

Malheureusement la politique des États-Unis dans les provinces de l’Amérique centrale pourrait amener des obstacles à l’accomplissement des projets nouveaux de chemins de fer interocéaniques. Les événemens dont ces contrées ont été le théâtre, le bombardement de Greytown, l’invasion du Nicaragua, l’intolérable tyrannie de l’aventurier Walker, l’appui moral qui lui a été prêté un moment par le cabinet de Washington, ont éveillé la crainte et la défiance et ranimé les étincelles de l’antique esprit national. Rien n’était plus aisé pour les Américains du Nord que d’établir lentement leur influence dans les anciennes colonies espagnoles par des moyens légitimes et pacifiques, en y ouvrant de nouvelles voies de communication, en en développant les ressources, en y apportant, avec l’esprit d’entreprise, la prospérité et la richesse. Il se peut que ces contrées dégénérées ne conservent pas assez de force et d’énergie pour résister longtemps à des attaques répétées; mais en admettant même, comme le prétendent les Américains, qu’elles doivent être entraînées tôt ou tard dans ce courant qui, parti des rives de la Nouvelle-Angleterre, s’est étendu, dans l’espace d’un demi-siècle, sur presque tout le continent, ne vaudrait-il pas mieux qu’une telle absorption, au lieu d’être le prix de la violence, devînt l’œuvre naturelle du temps, et fût amenée par une véritable communauté d’intérêts?

Une conquête ainsi accomplie serait, il est vrai, trop lente au gré de l’impatience des Américains du Nord, et chaque jour est signalé par quelque agression nouvelle. Tout seconde cette œuvre d’envahissement, les désordres politiques qui désolent les républiques de l’Amérique centrale, l’esprit de fédéralisme qui y domine, et qui, loin d’être comme aux États-Unis une garantie d’indépendance, n’est plus qu’une marque d’impuissance et un agent de décomposition. Quelques années sont à peine écoulées depuis que le chemin de fer de Panama a été inauguré, et déjà les Américains ne reconnaissent plus les autorités locales de la Nouvelle-Grenade ; l’épisode sanglant du massacre de quelques émigrans, provoqué par le meurtre d’un enfant, leur a fourni un prétexte pour réclamer le droit de faire eux-mêmes la police de l’isthme et d’y entretenir une force armée. Ces prétentions, ces tentatives, toujours plus menaçantes, se rattachent il l’accomplissement de vastes projets que les organes de l’opinion démocratique la plus avancée aux États-Unis ne se donnent plus même la peine de dissimuler. En rétablissant, par un décret récent, l’esclavage dans le Nicaragua, Walker a dévoilé l’esprit qui inspire le parti dont il est l’instrument le plus hardi et le plus aventureux. Si le général américain était parvenu à faire triompher son influence dans le Nicaragua, il espérait entraîner facilement les républiques voisines. Alors le Mexique, dont la dissolution se précipite chaque jour, pressé au sud comme au nord, n’aurait eu d’autre alternative que de succomber dans une lutte inégale, ou de se livrer lui-même à son puissant ennemi.

On ne peut s’empêcher, en comparant dans cette question la conduite récente des États-Unis à celle de l’Angleterre, de remarquer combien celle-ci a apporté de modération et de sagesse dans les débats dont l’Amérique centrale est devenue l’objet. Elle a abandonné volontairement des droits dont la nature était douteuse, il est vrai, mais qu’elle eût pu facilement défendre plus longtemps : elle a restitué à l’état d’Honduras un territoire qu’elle aurait pu continuer à occuper. Cette décision, en même temps que la plus équitable, était aussi la plus rationnelle. Les intérêts les plus puissans de la Grande-Bretagne ne s’agitent pas dans l’hémisphère américain, mais dans celui qui renferme l’ancien monde, et qui, depuis Gibraltar jusqu’à la Nouvelle-Zélande, est semé de ses établissemens. Si l’Angleterre a perdu à la fin du siècle dernier lui vaste empire au-delà de l’Atlantique, elle a étendu en revanche la magnifique conquête de Warren Hastings et de lord Clive jusqu’au pied même de l’Himalaya, et commence à envahir un continent nouveau où elle montre avec orgueil les colonies déjà prospères de Victoria et de la Nouvelle-Galles du Sud. Il lui importe de conserver et de multiplier les communications avec ces possessions lointaines, qui offrent des débouchés assurés aux produits de la métropole, aux bras inoccupés, aux intelligences aventureuses, à ceux qui poursuivent la gloire comme à ceux qui recherchent la fortune. La colonie du cap de Bonne-Espérance est placée sur la route principale de l’Inde et de l’Australie; les bateaux à vapeur de la Méditerranée et de la Mer-Rouge, avec le chemin de fer d’Alexandrie, établissent une ligne de communication rapide qui met Londres à quarante jours de Calcutta, et qu’on relie déjà à Sydney et à Melbourne. Enfin il est question de construire un chemin de fer dans la vallée de l’Euphrate pour rattacher le Golfe-Persique à la Méditerranée. C’est donc cette partie du monde que l’Angleterre surveille avec le soin le plus jaloux; c’est là qu’elle tient en échec la politique russe, et sera toujours prête à épuiser toutes les ressources de la diplomatie et de la guerre pour défendre les abords de ses possessions asiatiques.

Ainsi, tandis que l’essor naturel du peuple américain le porte, au-delà des Montagnes-Rocheuses et des Cordillères, vers le grand Océan-Pacifique, les Anglais gardent les yeux ouverts sur la Méditerranée et sur l’Océan-Indien. Nations sœurs et sorties de la même famille humaine, l’Angleterre et l’Union américaine marchent dans des directions opposées. Le sentiment d’hostilité qui éclate entre elles sous les prétextes souvent les plus frivoles n’a point de fondement dans la nature de leurs intérêts véritables. Si l’Angleterre a pu faire de grandes concessions dans l’affaire de l’Amérique centrale, ce n’est pas seulement parce qu’elle cherchait à éviter une guerre qui serait une catastrophe pour le monde entier, c’est aussi parce qu’elle ne trouverait aucun avantage réel à occuper un point quelconque de cette partie du Nouveau-Monde. Ce qu’il lui reste à faire est de réveiller, s’il est possible, dans ces états remués par d’incessantes discordes, le respect de la légalité et le sentiment national, outragés par les Américains. Cette politique garantira mieux que toutes les promesses la neutralité des grandes voies qu’on veut ouvrir entre les deux océans; elle défendra l’isthme plus sûrement que tous les traités.


AUGUSTE LAUGEL.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1856.
  2. Voyez aussi une étude de M. Emile Chevalier sur la jonction des deux océans dans la Revue du 1er juin 1852.
  3. Reconocimiento del Istmo de Tehuantepec, practicado en los años 1842 y 1843, don José de Garay, Londres 1844.
  4. Honduras Interoceanic Railway. Preliminary Report, by G. Squier; New-York 1854.
  5. Canal of Nicaragua, or a Project to connect the Pacific and Atlantic Oceans by means of a Canal, by N. L. B.; London 1846.
  6. Report of the Surveys and Estimates of the cost of constructing a Interoceanic ship Canal from the harbour of San-Juan del Norte (Greytown) on the Atlantic, to the harbour of Brito, on the Pacific in the state of Nicaragua, Central America, made for the American, Atlantic and Pacific ship canal C° in the years 1850-51-52, by Orville W. Childs; New-York 1852.
  7. Le matériel de cette compagnie a été dernièrement saisi par le général Walker.
  8. Tout récemment un ingénieur américain, M. Kelley, a visité l’isthme de Darien et a présenté des plans qui ont beaucoup d’analogie avec les précédens, pour y unir les deux océans par un canal sans écluses au moyen d’une immense coupure.