Les Compagnons d’Ulysse

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Fables choisies, mises en versClaude BarbinLivre xii (p. 1-9).

FABLE I.

Les Compagnons d’Uliſſe.

À Monſeigneur le Duc de Bourgogne.



Prince, l’unique objet du ſoin des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos Autels.

Je vous offre un peu tard ces Preſens de ma Muſe ;
Les ans & les travaux me ſerviront d’excuſe :
Mon eſprit diminuë, au lieu qu’à chaque inſtant
On apperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, il ſemble avoir des aîles.
Le Heros dont il tient des qualitez ſi belles,
Dans le métier de Mars brûle d’en faire autant ;
Il ne tient pas à luy que forçant la Victoire
        Il ne marche à pas de géant
        Dans la carriere de la Gloire.
Quelque Dieu le retient ; c’eſt nôtre Souverain,
Lui qu’un mois a rendu maître & vainqueur du Rhin.

Cette rapidité fut alors neceſſaire :
Peut-être elle ſeroit aujourd’hui temeraire.
Je m’en tais ; auſſi-bien les Ris & les Amours
Ne ſont pas ſoupçonnez d’aimer les longs diſcours.
De ces ſortes de Dieux vôtre Cour ſe compoſe.
Ils ne vous quittent point. Ce n’eſt pas qu’apres tout
D’autres Divinitez n’y tiennent le haut bout ;
Le ſens & la raiſon y reglent toute choſe.
Conſultez ces derniers ſur un fait où les Grecs,
Imprudens & peu circonſpects,
S’abandonnerent à des charmes
Qui métamorphoſoient en bêtes les humains.

Les Compagnons d’Uliſſe, apres dix ans d’alarmes,
Erroient au gré du vent, de leur ſort incertains.
        Ils aborderent un rivage
        Où la fille du Dieu du Jour,
        Circé, tenoit alors ſa Cour.
        Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeſte poiſon.
        D’abord ils perdent la raiſon :
Quelques momens apres leur corps & leur viſage
Prennent l’air & les traits d’animaux differens.
Les voilà devenus Ours, Lions, Elephans ;
        Les uns ſous une maſſe énorme,
        Les autres ſous une autre forme :
Il s’en vid de petits, exemplum ut Talpa ;
        Le ſeul Uliſſe en échappa.
Il ſçut ſe defier de la liqueur traîtreſſe.

Comme il joignoit à la ſageſſe
La mine d’un Heros & le doux entretien,
Il fit tant que l’Enchantereſſe
Prit un autre poiſon peu different du ſien.
Une Déeſſe dit tout ce qu’elle a dans l’ame ;
Celle-cy déclara ſa flâme.
Uliſſe étoit trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’on rendroit à ces Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez-le propoſer de ce pas à la troupe.
Uliſſe y court, & dit : L’Empoiſonneuſe coupe
A ſon remede encore, & je viens vous l’offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?

        On vous rend déja la parole.
        Le Lion dit, penſant rugir,
        Je n’ai pas la tête ſi folle.
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquerir ?
J’ai griffe & dent, & mets en pieces qui m’attaque :
Je ſuis Roi, deviendrai-je un Citadin d’Itaque ?
Tu me rendras peut-être encor ſimple Soldat :
        Je ne veux point changer d’état.
Uliſſe du Lion court à l’Ours : Eh, mon frere,
Comme te voilà fait ! Je t’ai vû ſi joli.
        Ah vraiment nous y voici,
        Reprit l’Ours à ſa maniere ;
Comme me voilà fait ! Comme doit être un Ours.

Qui t’a dit qu’une forme eſt plus belle qu’une autre ?
    Eſt-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourſe mes amours.
Te déplais-je ? va-t’en, ſui ta route & me laiſſe :
Je vis libre, content, ſans nul ſoin qui me preſſe ;
        Et te dis tout net & tout plat,
        Je ne veux point changer d’état.
Le Prince Grec au Loup va propoſer l’affaire ;
Il lui dit, au hazard d’un ſemblable refus :
        Camarade, je ſuis confus
        Qu’une jeune & belle Bergere
    Conte aux échos les appetits gloutons
        Qui t’ont fait manger ſes moutons.
Autrefois on t’eût vû ſauver ſa bergerie :
        Tu menois une honneſte vie.

        Quite ces bois, & redevien
        Au lieu de Loup Homme de bien.
En eſt-il, dit le Loup ? Pour moi, je n’en voi guere.
Tu t’en viens me traiter de bête carnaciere :
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas ſans moi
Mangé ces animaux que plaint tout le Village ?
        Si j’étois Homme, par ta foi,
        Aimerois-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous ;
Ne vous étes-vous pas l’un à l’autre des Loups ?
Tout bien conſideré, je te ſoûtiens en ſomme,
        Que ſcelerat pour ſcelerat,
        Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme ;

        Je ne veux point changer d’état.
Uliſſe fit à tous une même ſemonce,
        Chacun d’eux fit même réponce ;
        Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, ſuivre leur apetit,
        C’étoit leurs délices ſuprêmes :
Tous renonçoient au lôs des belles actions.
Ils croïoient s’affranchir, ſuivans leurs paſſions ;
        Ils étoient eſclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurais voulu vous choiſir un sujet
Où je puſſe mêler le plaiſant à l’utile :
        C’étoit ſans doute un beau projet,
        Si ce choix eût été facile.
Les Compagnons d’Uliſſe enfin ſe ſont offerts ;
Ils ont force pareils en ce bas Univers ;
        Gens à qui j’impoſe pour peine
        Vôtre cenſure & vôtre haine.