Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 02

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Dentu (Tome Ip. 15-24).
Première partie


II

Au dessert


En vérité, dans cette maison, tout était respectable. Le dîner était servi avec une abondante simplicité, et les domestiques eux-mêmes vous avaient tournure de ces vieux valets qu’on admire dans les images de la Morale en action.

Le colonel ne buvait que de l’eau, mais sa main tremblante et en même temps guillerette remplissait souvent le verre de Vincent Carpentier. Quant à Fanchette, elle mangeait et gazouillait comme un oiseau.

— Il faut que tu saches tout, père, disait-elle. Jamais il ne te racontera son histoire comme à moi. Ils ont été d’abord bien heureux, j’entends sa femme et lui. Elle s’appelait Irène comme la petite bien-aimée. Elle était belle, belle, mais belle ! et toute jeune. M. Vincent avait un cabinet. Il faisait pas mal d’affaires pour un débutant, mais crac, voilà que Mme Irène devient pâle et qu’elle commence à tousser, quelques mois après avoir mis au monde la mignonne, qui est tout son portrait. Les médecins viennent et ordonnent les eaux, puis l’Italie ; on ne travaille plus. Et, vois-tu, ce n’est pas son argent que M. Vincent aurait voulu donner, c’est son sang, c’est sa vie…

— Pauvre M. Vincent ! interrompit le colonel, qui réussit assez bien à dissimuler un bâillement. Voilà un bien grand malheur !

— Cela dura trois ans, continua Fanchette. Madame Irène mit tout ce temps-là à souffrir et à mourir. Quand M. Vincent revint en France tout seul et en deuil, il avait deux enfants à nourrir, parce qu’il ramenait avec sa fille, un joli petit garçon que madame Irène aimait bien et qu’ils avaient rencontré en Italie. Il a nom Reynier, il sera bientôt un jeune homme. Pour les élever tous deux, Reynier et la petite Irène, M. Vincent reprit la truelle et travailla de ses mains…

— Mignonne, fit le colonel en repoussant son assiette, tu racontes comme un ange. Quelle heure est-il ?

— Et bien heureux encore de l’avoir rencontré, ce Reynier ! continua Fanchette avec l’impétueuse obstination des enfants à qui ou veut enlever la parole. Tu crois toujours tout savoir, père, et c’est ce qui te trompe. Reynier n’est pas une charge maintenant, Reynier garde la maison, Reynier fait le ménage, il apprend à lire et à écrire à ma petite Irène. Tiens ! regarde ! M. Vincent a les larmes aux yeux, et tout à l’heure il me disait : cet enfant-là est la bénédiction de Dieu dans ma maison. Sans lui, qui garderait ma chérie ? Je n’ai aucune inquiétude tant qu’il est près d’elle. C’est un homme pour la force et surtout pour le courage. Pour les soins, pour la tendresse, c’est une femme. Il me semble que je laisse ma petite Irène avec une sœur aimée. Il a dit mieux que cela ! n’est-ce pas, monsieur Vincent, vous avez dit : « Il me semble que je la laisse avec sa mère ! »

Vincent tourna vers elle un regard reconnaissant, mais il dit :

— C’est trop parler de moi et de mes affaires, mademoiselle.

— Du tout, du tout, fit le colonel, ça m’amuse. Fanchette est la maîtresse ici, pas vrai, trésor ? Elle s’assoirait sur la tête du bon papa-gâteau, si elle voulait. Je n’ai plus qu’elle à aimer, monsieur Vincent, aussi…

— Aussi, tu vas me renvoyer, père, interrompit la fillette, dont le visage pétillait de spirituelle bonté, je lis cela dans tes yeux. Eh bien ! je vais être obéissante et me sauver toute de suite, si vous voulez me permettre quelque chose, monsieur Vincent et toi. Va, ce n’est pas toi qui feras le plus grand sacrifice. Je veux que Reynier aille au collège et Irène en pension. Est-ce dit ?

Elle s’était levée et ses lèvres roses restaient suspendues au-dessus du front du grand-père.

— C’est dit, répliqua celui-ci.

Parmi la douce pluie de baisers qui tomba sur le crâne du colonel, Fanchette demanda encore :

— Et vous, monsieur Vincent ?

— Oh ! moi, répliqua ce dernier dont les yeux étaient mouillés, si je voyais assurée l’éducation de ces chers enfants…

— C’est promis, dit le colonel avec une visible impatience. Fais monter le café, Minette, et va lire Robinson Crusoé. Si plus tard tu es abandonnée dans une île déserte, c’est toi qui sera contente de savoir comment t’y prendre pour avoir un parapluie en peau de bête !

Fanchette secoua la main de M. Vincent comme un petit homme et disparut.

Le vieillard se renfonça dans son fauteuil, ramena les manches de sa douillette et tourna ses pouces d’un air méditatif.

— Mon compagnon, demanda-t-il après un silence et de sa voix la plus paisible, que feriez-vous si votre fille, à l’âge de ma Fanchette, aimait un coquin sans foi ni loi ?

— Un coquin ! s’écria Vincent avec une véritable épouvante : aimé de cet adorable enfant ! Mlle Francesca !

Le domestique entra et servit le café.

— J’ai presque, envie de faire un petit extra, dit le colonel en se parlant à lui-même. J’ai dîné comme un loup, je vais tremper un canard dans votre tasse. Allez ! Giampietro, nous n’avons plus besoin de rien.

Le valet se retira.

— Giampietro est un Sicilien, reprit le colonel. Cela veut dire Jean-Pierre, à Catane. À Naples, les Jean sont des Giovan. Mon cocher s’appelle Giovan-Battista. Nous venons tous un peu d’Italie, ici.

Il mit la moitié d’un morceau de sucre dans la fumée qui s’élevait au-dessus de la tasse de Vincent, et répéta :

— Que feriez-vous ?

Vincent hésita.

— Le tueriez-vous, demanda encore le colonel.

La cuiller tomba des mains de Vincent. Le vieillard se mit à rire bonnement.

— J’étais très drôle dans le temps, murmura-t-il, j’avais le mot pour rire. Buvez votre café pendant qu’il est chaud, mon camarade. Chacun de nous a ses chagrins et ses embarras, c’est certain. Voulez-vous que je vous dise ? vous êtes un ambitieux maté et rentré, mais au fond vous avez des désirs de tous les diables.

Ses yeux rencontrèrent ceux de Vincent, qui portait la demi-tasse à ses lèvres. Vincent eut comme un frisson.

Le vieillard grignotait son petit morceau de sucre.

— Cela va m’agiter, reprit-il, je le sais bien, mais je ne suis pas prêt de me mettre au lit. Nous avons à travailler tous les deux cette nuit.

L’effroi se lisait de plus en plus distinctement dans le regard de Vincent.

— Ah çà ! ah çà ! mon compagnon, demanda tout à coup le colonel, est-ce que j’ai affaire à une poule mouillée ?

— Vous avez parlé de tuer un homme… balbutia Vincent.

Le colonel eut un petit rire sec et sourd.

— Sangodémi ! s’écria-t-il, le drôle se tuera bien tout seul. Sois tranquille, et laisse-moi te tutoyer, ça m’est plus commode. Nous disons donc que la petite Irène sera mise dans une bonne pension et que le jeune Reynier ira au collège, Fanchette le veut, tu peux choisir le collège et la pension, mon ami Vincent…

— Comment vous remercier, monsieur ?… voulut interrompre Carpentier, dont la joie colorait les joues pâles.

— Que sais tu si tu as à me remercier ? demanda froidement le vieillard.

Carpentier resta interdit.

— Un homme comme vous, assurément, balbutia-t-il, ne peut rien m’ordonner que d’honorable.

— Parbleu ! fit le vieillard avec mauvaise humeur ; il y a des instants, mon compagnon, où on vous croirait bête comme un chou. Ne vous fâchez pas : je passe bien pour un hypocrite, moi, parce que je dépense mon argent ailleurs qu’à l’Opéra ou à la Bourse. Je n’ai encore jamais assassiné personne, ma chatte, et ce serait commencer bien tard… Ne t’excuse pas et regarde-moi, bonhomme, dans le blanc des yeux, comme on dit. Tu plais à Fanchette, tant mieux pour toi ! cela te portera bonheur. Ta figure est brave et bonne ; j’ai assez d’ennemis pour ne pas dédaigner un ami. Tu es ambitieux, je te l’ai déjà dit ; le savais-tu ?

La fixité de sa prunelle avait rabattu les paupières de Vincent, dont la figure exprimait un véritable malaise.

— Aujourd’hui, continua le colonel, tu travailles de tes mains, tu travailles dur pour ton pain et le pain des tiens, mais il y a des heures dans ta vie où tu as désiré, où tu as espéré ardemment la fortune. Réponds franc.

— C’est vrai, prononça tout bas Carpentier. Ma femme était si belle, et je l’aimais d’un si profond amour !

— Ta fille sera belle !

— Je vous en prie, monsieur, interrompit Carpentier, dites-moi ce que vous voulez de moi. Vous me donnez la fièvre.

Le colonel ne répondit que par un petit signe de tête amical. Il agita la sonnette posée à portée de sa main sur la table.

— Giampietro, dit-il au domestique qui revenait, Giovan-Battista finira son dîner dans une demi-heure. Qu’il attèle tout de suite.

— Mon bon, reprit-il en s’aidant de l’épaule de Carpentier pour se lever, vous allez redevenir un architecte, c’est moi qui vous le dis. Si je ne marchais pas droit dans cette affaire-là, Fanchette me mettrait en pénitence. Vous me bâtirez peut-être un château, un hôtel, une cathédrale ; mais, pour le moment, vous êtes maçon : je n’ai besoin, ce soir, que de votre marteau et de votre truelle.

— Ce soir ? répéta Carpentier de plus en plus étonné.

Il ajouta :

— Je n’ai pas mes outils.

Le colonel lui caressa le menton comme on fait aux enfants qui raisonnent.

— Descendons toujours, dit-il, nous causerons en chemin. Ma poule, la loterie ne paye plus les quines. J’en ai gagné un du temps qu’on les payait encore, et Mme la marquise de Pompadour voulut me voir à cause de cela. C’était une assez jolie coquine. Je ne dis pas que vous soyez tombé tout à fait sur un quaterne en butant contre ce vieux Mathusalem de colonel Bozzo, mais, enfin, c’est un lot, un bon lot à la loterie. Ce qui me déplairait, voyez-vous, ce serait la paresse, — ou la défiance, — ou encore la curiosité. Cette petite Irène, à ce qu’il paraît, sera belle à éblouir. C’est mauvais d’être belle pour la fille d’un pauvre. Quand je fais travailler, je fournis les outils.

Ils avaient gagné déjà le vestibule et l’on entendait dans la cour les piétinements du cheval qu’on attelait.

Vincent restait pensif.

Au moment d’ouvrir la porte extérieure, le vieillard s’arrêta pour le regarder fixement :

— Bonhomme, reprit-il, si le cœur ne t’en dit pas, il est encore temps de donner ta démission. J’ai un secret que tu ne connaîtras jamais.

— Il s’agit de cacher quelque chose ? demanda Carpentier à voix basse.

Le vieux répondit avec son bizarre sourire :

— Quelque chose… ou quelqu’un… on ne sait pas.

Le cheval, attelé, piaffait. Giovan-Battista monta sur son siège tandis que le valet de pied se tenait debout à la portière.

— Marchons, dit Vincent ; ce n’est pas de vous que j’ai défiance, car vous n’avez jamais fait que le bien ; c’est de moi. En ma vie, chaque fois que j’ai joué, j’ai perdu.

— Alors, fit le vieillard, c’est le moment de lancer votre va-tout, mon camarade. La veine doit vous guetter depuis le temps.

Il s’interrompit pour dire à son cocher :

— Giovan, ta soupe n’aura pas le temps de refroidir. Mène-nous grand train rue des Bons-Enfants, à la seconde porte du passage Radziwill. Quand nous serons descendus, tu t’en reviendras sans demander ton reste.

Le coupé partit et mit juste trois minutes à gagner la rue des Bons-Enfants. Cette route se fit en silence.

Le colonel et son compagnon entrèrent dans ce passage humide et malpropre qui fait si grande honte au Palais-Royal. Dès qu’ils furent descendus, Giovan toucha son cheval et le coupé disparut.