Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 06

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Dentu (Tome Ip. 59-69).
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Première partie


VI

La maison de Vincent


L’aube commençait à poindre quand Vincent Carpentier arriva devant son pauvre logis.

Il habitait les combles d’une petite maison isolée et entourée de terrains vagues. Il n’y avait point de concierge.

Le rez-de-chaussée était une buvette borgne, à l’enseigne de la Grande-Obuse.

Les autres étages abritaient des employés des chantiers voisins. C’est le quartier du bois et de la houille. On y trouve, dans la même rue, le chantier du Grenadier-Français, le chantier du Vrai-Grenadier-Français, le chantier du Nouveau-Grenadier-Français, et enfin le chantier du Seul-Grenadier-Français.

Celui-là est plus effronté que la Grande-Obuse elle-même.

Vincent ouvrit la porte extérieure à l’aide de son loquet et monta l’escalier aux marches déjetées. Son logement était composé de deux chambrettes et d’un petit grenier dans lequel couchait Reynier, cet enfant dont nous avons déjà parlé bien des fois.

Ordinairement, Vincent rentrait de son travail vers huit heures du soir ; on soupait en famille, et chacun allait se mettre au lit pour se lever de bon matin, le lendemain ; mais la veille Vincent était sorti avec ses habits des jours de fête, en prenant soin d’annoncer qu’il rentrerait peut-être tard.

Les deux enfants l’avaient attendu, malgré sa défense, et leur veillée s’était prolongée jusqu’à minuit, sans autre tristesse que l’inquiétude causée par l’absence de leur père : car Irène et Reynier ne s’ennuyaient jamais ensemble.

Irène avait dix ans. Elle apprenait l’état de brodeuse. Reynier venait d’atteindre sa seizième année. Il étudiait la sculpture sur bois chez un maître et la peinture tout seul.

En outre, il faisait tout à la maison, depuis le ménage jusqu’à la cuisine, qui, à la vérité, n’était pas des plus compliquées.

C’était déjà un grand jeune homme par la taille. Les dames du commerce de chauffage qui habitaient le premier et le second le trouvaient beau garçon, et ce n’était, de leur part, que justice. Il avait une figure douce et remarquablement intelligente qui s’encadrait dans de grands cheveux noirs bouclés, moelleux et lourds comme de la soie.

La lumière arrachait des reflets fauves à cette brune chevelure que les dames du bois flotté lui auraient enviée si elles ne l’avaient trouvée merveilleusement à sa place sur cette tête d’adolescent si charmante et si bonne.

Reynier, en effet, était surtout bon, cela sautait aux yeux.

Les maris des voisines disaient même qu’il était bête. Pourquoi ? Mystère !

La bonté qui rayonne sur un visage inspire chez nous un tout autre sentiment que l’admiration. Nous sommes ainsi faits dans le commerce du bois et ailleurs. Cela peut empêcher un jeune homme d’avancer.

La méchanceté a plus de défense. On ne l’aime pas, mais on la craint.

Je parle des mâles. Les femmes jugent mieux.

Loin de détester les agneaux, elles les mangent.

Elles ouvraient toutes leurs fenêtres, les voisines des premiers étages, quand Reynier chantait dans sa mansarde. Il chantait bien, d’une voix pure et grave qui faisait vibrer le cœur.

Une fois, Mme Putifat, la compagne grassouillette du cordeur qui demeurait au second, avait abordé Reynier dans l’escalier pour lui demander l’heure.

Reynier n’avait pas de montre.

Mme Putifat s’était informée du lieu de sa naissance. Reynier n’en savait trop rien.

Il se souvenait d’avoir été petit enfant, de l’autre côté de Venise, dans l’Italie autrichienne, avec des nomades qui étamaient les casseroles et disaient la bonne aventure.

C’était, dans toute la rigueur du terme, à la grâce de Dieu qu’il avait vécu, accomplissant ici et là ces humbles travaux qu’on dédaigne à l’égal de la mendicité : faquin à Venise, décrotteur à Milan, je ne sais quoi à Naples, jusqu’au moment où il avait rencontré Mme Carpentier, pauvre belle créature qu’il revoyait dans ses rêves avec l’auréole de la mort.

Il avait veillé auprès du lit d’agonie en berçant la petite Irène dans ses bras. Et il était devenu membre de la famille le jour triste où Vincent et lui, seuls tous deux, avaient suivi le char qui menait la jeune mère au champ de repos.

Certes, Reynier n’avait point raconté tout cela à Mme Putifat, la voisine qui causait dans les escaliers ; aussi Mme Putifat, partageant franchement l’avis de l’autre sexe regardait-elle Reynier comme un imbécile.

Cela ne l’inquiétait point.

Il ne le savait pas, et pourtant il savait bien des choses.

Irène prétendait qu’il savait tout.

Irène n’avait pas eu d’autre professeur pour apprendre à lire et à écrire. Où donc Reynier l’avait-il appris lui-même ? Il avait bien quelques vieux livres sur la planche de son grenier, mais il racontait de belles histoires qui n’étaient point dans ces livres.

Quand Irène était embarrassée pour sa broderie, Reynier, dont les mains étaient adroites comme celles d’une fée, se jouait de la difficulté.

Plus d’une fois, Vincent s’était moqué de lui, pour l’avoir trouvé maniant l’aiguille.

Mais quand Vincent avait à remuer un objet trop lourd, il appelait Reynier, à qui aucun fardeau ne résistait.

Cet enfant de quinze ans était fort comme un athlète.

Reynier ne gagnait rien chez son sculpteur en bois, et pourtant il avait quelque argent, car il faisait souvent des petits cadeaux de toilette à Irène. Son costume était toujours propre et porté avec une élégance native.

Après son père, Irène aimait Reynier. Reynier aimait Irène avant tout.

Vincent nous a dit comment cet amour se présentait à ses yeux. Reynier servait de mère à Irène.

En rentrant chez lui, ce matin, Vincent Carpentier trouva sa petite fille endormie. Elle couchait dans la première pièce et son lit blanc recevait en pleins les rayons confus que le crépuscule envoyait par la fenêtre, située au levant.

Quelque chose s’était brisé dans l’être de Vincent à la mort de sa femme. Son ambition personnelle n’était plus, du moins, il le croyait. S’il jetait encore un regard vers l’avenir, c’était pour sa fille.

Elle souriait dans le creux de l’oreiller, jolie et belle délicieusement. Impossible de rêver une plus gracieuse enfant. Ses cheveux blonds épars jouaient autour de son front angélique.

Vincent, penché au-dessus d’elle, l’admirait tendrement, cherchant, trouvant les mélancoliques ressemblances qui faisaient revivre pour lui la mère dans l’enfant.

Et je ne sais comment dire que cette contemplation ne l’empêchait point de songer aux événements de cette nuit, dont la trace semblait déjà en lui ineffaçable.

Au contraire, la charmante fillette, endormie et riant à un rêve, entrait tout naturellement dans sa méditation troublée, où passaient le vieillard frileux, le voyage tout plein de mystère, la cachette qu’on était en train de creuser pour une destination inconnue : des craintes et des espoirs, vagues les uns comme les autres, mais qui envahissaient de plus en plus son esprit.

Sa lèvre effleura le front de l’enfant et laissa tomber ces deux mots, énigmatiques comme sa pensée :

— Qui sait ? sa mère a peut-être payé toute la dette de malheur…

Vincent passa le seuil de la seconde chambre, qui était la sienne.

Ses sourcils se froncèrent quand son regard tomba sur les vêtements d’ouvrier, tout blancs de plâtre, pendus à la muraille auprès du pauvre lit.

— Pour elle, dit-il encore, j’ai travaillé de mes mains. L’aurais-je fait pour moi-même ?

Il jeta son paletot sur le dos d’une chaise avec une sorte de colère.

— Je suis las ! pensa-t-il tout haut. Est-ce la peine de vivre pour manger du pain amer ? Mes camarades ont défiance de moi parce qu’ils devinent bien que je ne suis pas un des leurs. Les riches me dédaignent, les pauvres ne veulent pas de moi. Je suis seul jusqu’au désespoir.

Son regard se tourna par hasard vers le fond de la chambre, où un étroit escalier de quatre marches conduisait à une petite porte en sapin, mal jointe.

Sous la porte, la ligne du seuil était faiblement lumineuse.

Vincent remit la manche de sa redingote qu’il venait de dépouiller.

— Reynier n’est pas couché ! murmura-t-il. Cet enfant-là se tue.

Il traversa la chambre sans bruit et poussa la porte de sapin qui donnait accès dans une cellule mansardée dont la lucarne s’ouvrait sur les derrières de la maison.

Il y avait place pour une table, une chaise et une couchette tout juste, mais, en revanche, la lucarne regardait un large et bel horizon : à droite, les amphithéâtres de Chaillot et de Passy, en face Saint-Cloud, par-dessus le bois de Boulogne, et à gauche, dans le lointain, Meudon, entre les bosquets riants de Bellevue et les coteaux ombreux de Clamart.

Une lampe était sur la table, couverte de papiers, parmi lesquels brillait une plaque de métal, attaquée déjà par le burin.

Devant la plaque, Reynier était assis, mais le sommeil l’avait vaincu, et sa tête pendait sur son épaule.

La lumière de la lampe frappait d’aplomb ce visage d’adolescent aux lignes presque féminines, mais à l’expression virile. Nous l’avons dit : ce qui frappait dans Reynier, c’était la bonté, mais la bonté rayonnait surtout dans son regard intelligent et brave.

En ce moment, ses paupières closes, frangées de longs cils soyeux masquaient son regard. Sous la grâce juvénile des contours une énergie puissante perçait.

Vincent, arrêté sur le seuil, car on n’aurait pu faire plus d’un pas dans l’intérieur de la mansarde, se mit à contempler Reynier comme s’il ne l’eût jamais vu. Et, en effet, il est des heures où l’on voit pour la première fois ceux avec qui on a vécu longtemps.

L’habitude empêche de déchiffrer le livre de la physionomie humaine. Nul ne connaît ses enfants.

Vincent avait souri d’abord en portant les yeux sur la planche gravée. Reynier cachait ce travail à l’aide duquel il payait les petits présents qu’il faisait à Irène et à son père d’adoption lui-même. C’était la nuit qu’il maniait le burin.

De la planche, le regard de Vincent alla aux dessins et aux livres, puis revint vers le dormeur lui-même.

Chose singulière, l’idée de Vincent persistait auprès de Reynier comme elle s’était obstinée au chevet d’Irène.

Il songeait à sa nuit. Il se disait :

— C’était bien la même voix, j’en jurerais. « Avez-vous quelque chose à déclarer ?… Merci… » Mon souvenir est net… mais se peut-il que la beauté d’un enfant puisse ressembler ainsi à la décrépitude d’un vieillard ?

Certes, un curieux, placé aux écoutes, aurait eu de la peine à deviner le sens de cette phrase, qui n’avait aucun lien possible avec la précédente.

Vincent lui-même s’étonna de l’avoir prononcée, car il ajouta :

— Décidément, je deviens fou ! Ce front ridé comme un parchemin antique me poursuit. Je vois partout ce sourire pétrifié, mais narquois, cette gaieté qui fait peur, cette bonhomie qui donne froid à la pensée…

Il posa sa main sur l’épaule de Reynier, qui s’éveilla en sursaut.

— Mon drôle, dit-il en jouant la sévérité, je t’avais défendu de travailler la nuit.

— Que Dieu soit loué, père, répondit l’adolescent, j’avais crainte d’un malheur en ne vous voyant pas revenir. Je suis resté à l’ouvrage en vous attendant… Pourquoi me regardez-vous ainsi, père ?

Les yeux de Vincent restaient, en effet, fixés sur lui et trahissaient une préoccupation singulière.

Il pensait :

— Je ne suis pas fou. La ressemblance existe. Les rides n’y font rien.

Il ajouta tout haut :

— N’essaye pas de mentir, garçon. Où aurais-tu pris ce talent si tu ne travaillais pas la nuit ? Je ne connais pas de meilleur cœur que le tien ; mais il ne faut jamais se cacher, même pour bien faire.

Sa main se baignait dans les cheveux touffus de Reynier, qui baissait la tête comme un coupable.

— Couche-toi, reprit Vincent. Les choses vont changer. C’est moi seul qui dois donner le bien-être à ma maison. Toi, je ne sais pas où tu monteras, quand je vais te procurer les moyens d’apprendre. Peut-être que tu deviendras célèbre.

— Est-ce qu’il faudra vous quitter, père ? demanda Reynier.

Au lieu de répondre, Vincent Carpentier murmura :

— Il y a des souvenirs d’enfance qui dorment et qu’un mot fait renaître. Tu ne connais rien de ta famille, mais tu m’as dit une fois qu’au fond, tout au fond de ta mémoire, il y avait l’image confuse d’un riche salon, où s’asseyaient, devant une grande cheminée pleine de feu, un vieillard grelottant et une belle dame en deuil. Le nom du colonel Bozzo-Corona n’éveille-t-il rien en toi ? Je dis : Bozzo-Corona.

Vincent répéta ces cinq syllabes avec le pur accent d’Italie.

Un instant Reynier parut se recueillir, puis il répondit :

— Ce nom n’éveille rien en moi, mon père.