Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 08

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Dentu (Tome Ip. 83-94).
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Première partie


VIII

Le salon de la comtesse


Il faut croire que le personnage politique ou autre qui devait abriter sa tête proscrite dans la cachette, creusée par Vincent Carpentier sous les yeux du colonel, n’était pas absolument au dépourvu et pouvait attendre, car trois mois entiers s’écoulèrent, dont la moitié au moins fut dépensée à polir l’œuvre et à en faire un véritable joyau.

L’excavation avait, selon la mesure fournie par le colonel lui-même, deux mètres de large, trois mètres de long, sept pieds de hauteur.

L’épaisseur du mur avait été ménagée dans de si justes proportions que la paroi extérieure celle qui « donnait sur la campagne, » pour employer les expressions du vieillard, gardait encore une grande solidité et sonnait plein sous le marteau.

La forme générale était cubique, mais les murailles étaient recouvertes avec soin d’un enduit stuqué, fournissant le plus parfait poli.

Le colonel, pareil à un enfant qui concentrerait toutes ses fantaisies sur un jouet favori, avait voulu, en outre, des ornements d’un goût gracieux dont il avait discuté le choix à loisir avec son confident.

Il appelait ainsi Carpentier, à qui jamais il n’avait rien confié et que son meilleur soin était au contraire de dérouter par mille suggestions brouillées et emmêlées comme les fils d’un écheveau avec lequel un chat aurait joué.

Tantôt l’architecte travaillait pour « la fille des rois » et c’est pour cela que les parois avaient cette douce couleur rosée qui devait plaire à l’œil d’une princesse, tantôt le malheureux Louis XVII, victime échappée à tant de désastres, devait y trouver une retraite assurée.

D’autres fois, il s’agissait de papiers dont l’importance était incalculable et qu’il fallait défendre contre une recherche acharnée.

Mais Vincent ne s’y trompait point. Le petit poêle de faïence que le colonel avait fait encastrer dans le mur pour chauffer le prisonnier, ne donnait pas le change à Vincent. Dès le premier soir, il avait vu dans la prunelle du vieillard ce jaune reflet, ce reflet d’or qui trahit la passion profonde de l’avare.

Ils ont beau se dérober, feindre, ruser, l’or les trahit comme un trait de physionomie ineffaçable ou comme une éternelle odeur.

Vincent avait deviné, lui, l’ouvrier froid qui assistait à jeun à l’étrange orgie du vieillard, Vincent avait deviné l’amour jaloux, l’amour insatiable.

L’amoureux voudrait parer son alcôve comme un autel. Ce vieil homme était un amoureux tout frémissant de désirs, tout énervé de voluptés, qui forçait son pas chancelant jusqu’à l’alcôve nuptiale.

Il s’obstine, ce libertinage des ruines humaines. Quand toutes les autres débauches deviennent impossibles, l’ivresse de l’or pour l’or dure toujours, et grandit, et s’exalte jusqu’à l’extase.

Et l’on dit que dans le paroxysme de ces jouissances sordides, l’espoir naît et grandit, l’espoir insensé de garder le trésor, — à soi tout seul, — jusque par-delà le tombeau.

Un trésor ! c’était un trésor que la cachette attendait.

Vincent était sûr de cela. Rien au monde n’aurait pu entamer sa certitude.

Comme on ne lui avait donné aucun secret à garder, comme au contraire on avait employé tous les moyens d’égarer son imagination loin du vrai, il restait libre de chercher.

Et il cherchait.

Non pas encore activement, car les générosités dont le vieillard l’accablait lui faisaient scrupule, mais théoriquement, platoniquement, si l’on peut dire, et en remuant sans cesse l’arithmétique fantasque du calcul des probabilités.

Dans notre monde, il est plus de gens qu’on ne pense rompus à cette escrime de la pensée, et qui, semblant marcher au hasard, vont droit leur chemin, guidés par la résultante d’une opération algébrique en tout comparable au travail que font les marins pour relever leur route à travers les mystères de l’océan.

Le champ de la vie humaine est plus vaste que la mer et plus inconnu. La science dont je parle plie et façonne l’induction pour en former une manière de boussole propre à guider le voyageur dans les ténèbres de la vie.

Parfois, vous voyez surgir un homme, en apparence médiocre, qui pousse tout à coup comme un champignon ; soit hasard, soit industrie, ayez pour certain qu’il s’est procuré une de ces boussoles.

Vincent Carpentier était de ces natures solitaires qui raisonnent, calculent et comparent. Il avait en lui de quoi fabriquer ce compas intellectuel, mystérieux et puissant comme une sorcellerie.

Avant même que sa volonté fût complice, l’esprit d’investigation s’était éveillé en lui.

Il cherchait, tout en disant : « Je ne veux pas chercher, » et il en était encore à se mentir ainsi, qu’il avait déjà trouvé peut-être.

C’était un caractère singulier. Le colonel, malgré ses caresses, lui inspirait une invincible défiance qu’il acceptait comme pressentiment. Il arrive, en effet, souvent que les vivants outils employés aux opérations du genre de celle que Vincent venait d’accomplir sont brisés après la besogne achevée.

Vincent croyait à cela.

Les calculateurs de la probabilité ne rejettent jamais un fait parce qu’il est romanesque ou même invraisemblable, au point de vue de la moyenne des mœurs et des opinions.

Ils ont raison.

C’est en adorant cette idole imbécile, la vraisemblance que les juges ont crevé les deux yeux de la justice.

Vincent s’était dit très sérieusement dès l’abord :

— Il se peut que je sois assassiné.

Il avait gardé cette idée, malgré la somme des renseignements pris, tous favorables au colonel Bozzo et à son entourage.

Favorables ne dit pas assez : c’était un hymne qui était chanté par la voix publique autour du vénérable vieillard. Vincent n’allait pas contre ces cantiques, mais il s’obstinait à voir une menace suspendue sur sa tête.

Peut-on dire qu’il éprouvât de la reconnaissance pour le bien-être nouveau dont sa rencontre avec le colonel l’entourait ? Oui et non. Entre eux deux il y avait pacte. Vincent travaillait, le colonel payait. Le taux élevé du salaire prouvait l’importance de l’œuvre.

Mais il y avait pour Vincent autre chose que lui-même. Toutes les trois semaines, il recevait des lettres enthousiastes : Reynier était heureux, Reynier se sentait grandir, le baptême de l’art lui donnait une vie nouvelle, il bénissait Dieu et les hommes dans l’ivresse de sa jeune conquête.

Et Irène ? oh ! Irène pleurait de joie en lisant les lettres de Reynier.

Elle aussi se voyait naître aux choses de l’intelligence. Elle étudiait avec une ardeur inouïe, et déjà les bonnes dames du couvent disaient qu’elle était un « sujet hors ligne. »

Voilà pourquoi nous devons parler de la reconnaissance de Vincent. Les deux enfants étaient son cœur.

Il avait pour Francesca Corona un attachement profond, parce que Francesca aimait les deux enfants.

Il se disait volontiers quand il dressait le bilan de ses espoirs et de ses craintes : « Le danger n’est pas pour eux ; j’ai consenti à les éloigner de moi pour les tenir en dehors de tout. J’ai bien fait, quand même mes appréhensions seraient folles. Et qu’importe le reste si j’ai jeté les fondements de leur bonheur ? »

Ce fut par une nuit d’hiver, au mois de janvier 1835, que le colonel Bozzo et son ouvrier se réunirent pour la dernière fois dans la chambre tendue de blanc, où le poêle ronflait à toute vapeur derrière les draperies.

L’œuvre était achevée.

Le colonel fit porter son fauteuil à l’intérieur de la cachette, on posa une lampe sur une sorte de gradin régnant, destiné à remplacer tables et consoles, et Vincent reçut les félicitations du vieillard, qui contemplait avec une douce satisfaction cette boîte rose aux parois lumineuses.

— C’est un joli endroit, murmura-t-il. Ce serait à donner à envie d’être proscrit.

Puis, fixant sur Carpentier ses yeux clignotants, sur lesquels retombaient de longues paupières, il ajouta :

— Hé ! bijou ! je t’aime tout plein. Tu t’étais laissé glisser au niveau d’où l’on ne se relève guère tout seul. Je vais tourner la manivelle et te remonter à deux ou trois crans plus haut qu’autrefois. Tu seras un monsieur, mon compagnon, je le veux : un gros monsieur.

— Vous m’avez déjà payé amplement, murmura Vincent qui essaya de sourire.

— Dis-tu ce que tu penses ? fit le colonel en abaissant davantage ses paupières, je n’en crois pas un mot. Tu es un drôle de camarade, et je donnerais quelque chose de bon pour savoir tout ce qui t’a passé par la tête depuis trois mois.

Il s’arrêta. Vincent resta calme.

— Tu as pâli un petit peu, reprit le colonel, mais pas trop. Est-ce que tu as visité les caveaux de la Banque, toi, par curiosité ?

— Non, jamais, répliqua Vincent.

— C’est amusant. Si on ouvrait les portes le dimanche, il y aurait bien plus de monde qu’au musée du Louvre. Sais-tu qu’en arrimant bien des choses, comme ils disent dans la marine, ou pourrait mettre ici tout ce que contiennent les caves de la Banque ?

Entre les cils blancs de sa paupière, un regard tranchant passait.

Carpentier garda le silence.

— Parlons raison, reprit le vieillard avec brusquerie : ce que tu penses ou ne penses pas m’importe peu. Tu ne sais pas où nous sommes, j’en suis sûr ; et tu ne le sauras jamais. Le cocher qui nous a servis depuis trois mois va quitter la France dans quelques heures. Avant qu’il soit huit jours, l’ancienne boiserie de cette chambre sera remise en place, à moins que je n’y colle du papier ou que je ne la tende avec des Gobelins. Cherche ! le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas. Reprends la lampe, ma poule.

Il se leva et sortit du trou le premier. Vincent le suivit. La pierre montée sur gonds qui servait de porte, et dont l’installation avait coûté plusieurs semaines de travail assidu, fut poussée avec précaution, la serrure toute neuve rendit un bruit sec.

Comme par enchantement, le trou avait disparu.

Le colonel promena la lampe le long des rainures, puis, de son poing tremblant il frappa la pierre, qui resta sourde.

— C’est joli, répéta-t-il, joli, joli. Je n’ai plus qu’à mettre là-dessus un peu de bois ou un peu de tapisserie, et je veux que le loup me croque s’il est possible de rien soupçonner ! Toi-même, tout le premier, tu n’y verras que du feu, à l’occasion. Sangodémi ! tu es un aimable garçon, embrassons-nous ! Je te nomme mon architecte ordinaire. Tu vas me bâtir un hôtel pour Fanchette et son mari. Je t’ouvre un crédit chez J.-B. Schwartz et Cie, mon banquier, pour les avances. Tourne-toi que je te brosse ; il n’est pas tard, nous allons aller dans le monde, cette nuit.

L’heure était en effet beaucoup moins avancée qu’à l’ordinaire. On n’avait fait en quelque sorte aujourd’hui que « recevoir » les travaux achevés.

Pour la dernière fois, le bandeau fut mis sur les yeux de Vincent, qui essayait en vain de cacher son émotion.

— Tu es tout drôle ! fit le vieillard avec sa bonhomie moqueuse. On dirait que tu regrettes nos bonnes petites soirées en tête à tête. Ça ne m’étonne pas, fifi, je me suis toujours concilié la sympathie de ceux qui m’approchent. Mais sois tranquille, nous nous reverrons souvent. Mon intérêt est d’avoir sans cesse l’œil sur toi.

Au lieu du fiacre, ce fut une voiture de maître qui fit, à toute vitesse, le trajet accoutumé. Une voix inconnue, marquée d’un léger accent italien, adressa la demande réglementaire :

— « Avez-vous quelque chose à déclarer ? »

Un peu avant d’arriver, le colonel détacha le bandeau en disant :

— Voilà un chiffon qui a bien gagné ses Invalides, il ne servira plus.

— Porte, s’il vous plaît ! cria une voix grave qui, certes, cette fois, n’était point celle de l’employé de la barrière.

Un portail s’ouvrit à deux battants, et la voiture entra dans une cour spacieuse. Le colonel, appuyé sur le bras de Vincent, monta un large perron, puis un escalier de belle tournure.

— Annoncez, dit-il au valet qui se présenta, M. Carpentier et le colonel Bozzo-Corona.

Il y avait dans le salon, meublé avec un luxe sévère, une douzaine de personnes qui non seulement se levèrent, mais vinrent toutes à la rencontre du vieillard, toujours familier et simple en face du respect profond qui lui était témoigné.

— Mes bons amis, dit-il, voici votre architecte. Il faut que vous lui fassiez avant un an la première position de Paris.

Toutes les mains allèrent au-devant de celle de Vincent, étourdi par cette réception inattendue.

— Bonhomme, reprit le colonel, tu es ici chez la comtesse Marguerite du Bréhut de Clare, ta cliente. Tes autres clients que voici, se nomment le baron de Schwartz, le comte Corona, le docteur Samuel, le Prince, pour qui tu as peut-être travaillé tous ces temps-ci, M. Lecoq de la Périère, etc. Tu es en bonne compagnie.

— Et tous, tant que nous sommes ici, ajouta la belle comtesse Marguerite de Clare, nous voulons ce que veut notre vénérable ami. M. Carpentier peut compter sur nous tous.

Avant de quitter l’hôtel de Clare, Vincent avait traité plusieurs affaires considérables et le banquier J.-B. Schwartz, ratifiant la promesse faite, lui avait ouvert un crédit.

Mais cette belle comtesse de Clare l’occupait. Il pensait :

— J’ai dû la voir quelque part.

Le colonel l’emmena dans un état qui ressemblait à de l’ivresse.

Il lui dit :

— Mon compagnon, vous faites un très beau rêve, mais il y a toujours quelque danger dans le pays des merveilles. Si vous êtes sage, votre fortune est établie solidement et à jamais. Tout vous réussira, vos enfants seront riches et heureux comme vous. Si, au contraire, vous vous souvenez mal à propos de choses dont on vous recommande l’oubli, si vous regardez avec indiscrétion du côté où le voile a été tendu, tant pis pour vous, mon compagnon ; Adam et Ève furent chassés du Paradis pour une pomme. Nous sommes tous mortels. Je vous souhaite une bonne nuit.