Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 12

La bibliothèque libre.
Dentu (Tome Ip. 128-138).


XII

L’inconnue


C’était évidemment un roman qui entrait ainsi par la petite porte de l’atelier. L’inconnue n’avait rien de la poseuse ordinaire. Sa personne dégageait un parfum de distinction et même d’autorité auquel il était impossible de se méprendre.

Quant à ce mot « inconnue » dont on a beaucoup abusé, nous avons le regret de ne pas pouvoir le retirer, car la dame voilée ne découvrit point son visage, même après le départ des deux modèles.

Ce devait être un roman charmant. La beauté a de mystérieux rayonnements qui passent à travers le plus opaque des voiles.

La taille, délicieuse sous la toilette de ville, promettait…

Mais pourquoi supposer ? Il y avait le tableau qui parlait. La gorge de Vénus rendait un éclatant témoignage. Un soldat seul, abêti par le fer, peut blasphémer de si exquises perfections.

Mais comme Vénus aussi se venge sur les soldats !

D’ordinaire, à l’âge de Reynier, un peintre devient fou pour beaucoup moins que cela.

Et pourtant Reynier, qui n’avait l’air ni d’un blasé ni d’un mauvais sujet, gardait en vérité toute sa tête au milieu de cette triomphante aventure.

C’était un drôle de garçon, bon enfant, spirituel à sa manière, n’ayant aucune prétention au titre de héros, et capable peut-être de passer, sans se piquer, au travers des broussailles d’un gros drame, grâce à sa brave bonne humeur.

Il avait mené jusqu’alors sa vie rondement et honnêtement, acceptant les aventures quand elles venaient, mais ne les cherchant point ; ambitieux dans la mesure exacte de sa force, ce qui est rare ; laborieux, plein d’espoir, dominé par une passion unique qui semblait être son existence même.

Une passion douce et forte, plus forte que les passions nourries de violence, plus durable du moins.

Il n’y a rien de comparable à ces tendresses qui prolongent à travers la vie le premier battement d’un cœur.

On n’en trouve guère, c’est vrai, et quand il s’en rencontre, elles ne sont pas toujours remarquées. Cela ressemble à de l’amitié.

C’est natif et naïf.

Cela s’exprime à peine, tant c’est profondément senti. On ne démontre pas les axiomes.

Ce sont des axiomes qu’on ne prend point souci d’affirmer, parce que leur évidence crève les yeux.

Ces amours amènent souvent le bonheur le plus parfait qui soit au monde : celui dont les chroniqueurs ne veulent pas, celui que les conteurs repoussent comme étant tout uni, tout plat, tout ennuyeux.

Demandez au ciel de ne jamais amuser vos voisins.

Mais ne vous fiez pas outre mesure à la tranquillité de ces amours dont je parle, incarnés dans l’homme en quelque sorte, devenus le sang de ses artères, le souffle de sa poitrine.

C’est trompeur comme l’ignorance d’Achille, à qui nulle occasion n’a enseigné sa force. L’eau n’est jamais plus lisse qu’à dix pas des grandes cataractes.

Du roman de la Vénus au nuage, nous allons dire au lecteur juste ce que Reynier en savait lui-même.

En arrivant de Rome quelques mois auparavant, il s’était installé tout de suite dans l’atelier de la rue de l’Ouest, choisi par M. Carpentier en personne.

Vincent Carpentier l’avait reçu comme un fils chéri, mais ne l’avait point engagé à prendre domicile dans son hôtel, où, du reste, les bureaux et ateliers tenaient beaucoup de place.

Comme architecte du « monde élégant, » Vincent était tout à fait lancé.

À la rigueur, il aurait pu trouver pour Reynier une demeure moins éloignée. Les artistes abondent au nord de Paris comme du côté du Luxembourg, mais Vincent s’était montré fort entiché des avantages offerts par l’atelier de la rue de l’Ouest, qui était, en effet, pourvu de larges dimensions et d’un excellent jour.

Ce ne pouvait être, comme on dit, pour « murer sa vie privée. » Vincent vivait absolument seul. D’un autre côté, la pensée n’était même pas venue à Reynier que son père d’adoption voulût l’éloigner de lui.

Et de fait, dès l’abord, Vincent se comporta envers Reynier comme le plus zélé des protecteurs, comme le meilleur des amis.

Aussitôt que le jeune peintre eut installé ses apports de Rome qui témoignaient d’un talent sérieux et déjà supérieur, à l’état de promesse, la procession des visiteurs commença. Tous les clients de l’architecte à la mode y passèrent.

Celui-ci ne cacha à personne qu’une affection mutuelle, née dès l’enfance, au temps où il portait lui-même la veste de maçon, unissait Reynier à Irène, et qu’il caressait le projet de les marier dès que la jeune fille aurait achevé son éducation.

Le bon colonel était venu, malgré son grand âge. Il passait pour connaisseur, et avait pincé paternellement la joue de Reynier en lui promettant le succès.

La belle comtesse Marguerite de Clare avait fait mieux encore : c’était elle qui avait commandé pour sa galerie le Javelot de Diomède.

Nous savons que le colonel Bozzo était la tête d’une œuvre puissante qui avait la bienfaisance pour objet.

On donnait grande attention à ses moindres actes, et chacun remarqua l’insistance avec laquelle son regard se fixait sur Reynier.

On eût dit qu’il cherchait et retrouvait dans ses traits les lignes d’un autre visage, et Francesca Corona parut frappée du même souvenir.

Mais ce n’était plus alors la jeune fille joyeuse que nous avons connue jadis, éparpillant sa pensée en paroles avec l’étourderie de ses seize ans.

Francesca était toujours charmante, mais un fardeau de tristesse pesait sur elle. Maintenant elle savait se taire.

Quant à Vincent Carpentier, Reynier ne sut pas définir tout de suite le changement qui s’était opéré en lui. C’était bien toujours le même cœur, mais l’intelligence subissait une crise singulière. Par instants, Vincent était tout ardeur ; la carrière de Reynier, son avenir, telle était désormais son idée fixe, et il expliquait cela d’un seul mot, disant : « Reynier et ma fille ne font qu’un ; à eux deux, ils sont tout mon espoir. »

C’était vrai, mais sans cause apparente, cette ardeur tombait. D’autres préoccupations dont nul n’avait le secret s’emparaient de sa pensée. Il était froid, distrait, presque indifférent.

Reynier se consolait en songeant à Irène, dont les lettres régulières et ponctuelles l’avaient soutenu pendant son séjour à Rome, à Irène qui l’avait embrassé de si bon cœur au retour.

Ah ! certes, celle-là n’avait pas changé, ou plutôt, en subissant l’adorable transformation qui faisait d’elle, la poupée d’hier, une jeune fille merveilleusement belle, presque une femme, elle avait gardé toute la chère sérénité des enfants.

Aucun trouble ne s’était mêlé au plaisir si franc qu’elle avait éprouvé en jetant comme autrefois ses deux bras autour du cou de Reynier.

Tandis que lui, ce pauvre Reynier, défaillait presque de bonheur.

Il trouvait cela bien et n’en concevait nulle inquiétude.

À Rome, il n’avait étudié que la peinture. Les choses de la vie lui étaient inconnues.

Quand Irène vint à l’atelier, un jour de sortie, elle voulut tout voir. On ravagea les cartons, on déroula les esquisses et les études. Irène avait du goût. Elle remarqua une toile d’assez grande dimension, brossée dans une manière énergique et heurtée qui rappelait le procédé des maîtres espagnols.

— Il faut mettre cela sur châssis, dit-elle, c’est beau. Viens voir, père !

— Qu’est-ce ? demanda Vincent, qui s’approcha.

— C’est une copie d’après Le Brigand, reprit Reynier.

— Quel brigand ?

— Le peintre n’a pas d’autre nom. Le tableau original faisait partie de la galerie du comte Biffi, neveu du cardinal qui lança Fra-Diavolo et ses camorre contre l’armée française en 1799.

Vincent qui avait d’abord jeté sur la toile un coup d’œil indifférent, la regardait maintenant avec une attention extraordinaire.

Le tableau représentait un sujet bizarre et tout à fait empoignant, comme on dirait en style d’atelier, malgré sa tournure énigmatique.

C’était l’intérieur d’un caveau rond-voûté, selon le style roman, éclairé par une seule lampe qui pendait à la clef.

Ce caveau contenait un trésor.

Que le peintre fut ou non un brigand, son imagination brutale et sombre, mais opulente, avait maîtrisé son sujet avec une incroyable fougue. Ce n’était pas la féerie orientale où tout vient en lumière, ce n’était pas le rêve blanc des Mille et une Nuits ; les diamants et les étoiles ne brillent bien que dans les ténèbres ; c’était l’apothéose de l’obscurité, glorifiée par le feu mystérieux des pierres précieuses et par les rayonnements de l’or.

Partout, dans le souterrain, dont les profondeurs invisibles semblaient immenses, l’œil devinait des fortunes amoncelées. Une seule étincelle trahissait une colline de ducats mêlés, à la pelle, avec des besans turcs, des guinées anglaises et des louis de France ; un seul reflet dénonçait d’informes, de prodigieux tas de débris, faits avec des statues d’argent, broyées comme on casse les pierres de nos routes, avec des vases d’or, entiers ou mâchés sous le maillet pour tenir moins de place.

Les lingots se dressaient en pyramides, les rubis, les topazes, les émeraudes ruisselaient en ondes mystiques auxquelles la lampe morne arrachait de vagues et puissantes lueurs.

Il y en avait, il y en avait ! Jamais la noire folie d’un avare n’aurait pu accumuler tant d’éclats sinistres et superbes dans une pareille nuit.

L’œil, éperdu d’abord, s’accoutumait à ces ténèbres, comme si le spectateur eût été réellement captif entre les quatre murailles et comme si la voûte humide eût pesé sur son crâne.

L’ivresse naissait. On enfonçait jusqu’aux genoux dans ce sol sonore et mobile tout composé de quadruples, de piastres, de sequins où nageaient, comme les goémons et les coquilles tapissent le fond de la mer, des colliers de perles d’un prix inestimable, des bracelets, des bagues, des rivières et des diadèmes.

Irène avait raison, c’était beau.

Deux créatures humaines animaient cette orgie où l’ombre enivrait la lumière et créait un mirage véritablement diabolique. Au milieu de ces perspectives d’or sans limites ni bornes et que la nuit semblait multiplier jusqu’à l’impossible, deux hommes vivaient, l’un debout, l’autre terrassé.

Le premier, jeune, beau : une figure imberbe, ayant la blancheur — et la dureté du marbre.

Le second, arrivé aux plus extrêmes frontières de la vieillesse.

Le jeune avait à la main un couteau sanglant.

Le vieux portait au cou une large entaille, sanglante aussi.

Le jeune homme venait évidemment de frapper le vieillard. Cependant, celui-ci, et c’était l’énigme proposée par cette étrange toile, tout mourant qu’il était, tendait avec résignation une clef à son assassin et prononçait des paroles qui semblaient être la révélation d’un secret.

Entre eux deux et malgré une différence d’âge qui ne pouvait être évaluée à moins d’un demi-siècle, une ressemblance existait.

Vincent contempla le tableau pendant plusieurs minutes en silence. On eût dit qu’il faisait effort pour garder son sang-froid.

— C’est le trésor des frères de la Merci, dit Reynier, comme s’appelaient entre eux les bandits de la seconde et de la troisième camorre, dits aussi les Veste nere ou Habits-Noirs.

— Le vieillard est Fra Diavolo ? demanda Vincent.

— Fra Diavolo mourant, oui ; le jeune homme est Fra Diavolo naissant, car ces coquins-là jouaient le jeu du Phénix qui rajeunit sans cesse, et vous voyez quels moyens ils employaient.

— Le fils tuait le père ! prononça tout bas Irène en frissonnant pour cela.

— Quand le père ne parvenait pas à supprimer le fils.

— À qui ressemble donc le vieillard ? murmura Vincent.

— Au colonel Bozzo, parbleu ! cela m’a frappé dès la première fois que je l’ai vu.

— Et le jeune homme ?

— Regardez-moi bien, père, dit le jeune peintre, qui se mit à rire.

Vincent regarda, mais baissa les yeux aussitôt.

— Par exemple ! se récria la fillette, mon frère Reynier n’a pas l’air si méchant que cela ! Et pourtant…

— Quelqu’un a-t-il vu cette toile ? demanda Carpentier, qui était tout pensif.

— Personne, répondit Reynier, à moins que ce soit Mme la comtesse de Clare, qui a fureté un peu partout. Elle ne m’en a pas parlé.

Vincent Carpentier fit signe à Irène qui remit son châle et son chapeau.

— Garçon, dit-il, cette toile doit être en effet tendue sur châssis ; je veux la revoir et l’examiner à mon aise. Quand elle te reviendra, tourne la contre le mur. Je te l’achète et je désire qu’elle ne soit que pour moi.