Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 18

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Dentu (Tome Ip. 197-207).
Première partie


XVIII

Le pacte


Aussitôt que l’architecte à la mode et sa compagne furent dans le coupé qui stationnait dans la rue de l’Ouest, Vincent demanda, non sans une certaine sécheresse :

— Trouverez-vous indiscret, madame, le désir que j’ai de savoir…

— à qui vous avez l’honneur de parler ? interrompit le modèle en riant. Pas le moins du monde c’est tout naturel. Quelqu’un entre malgré vous dans vos pensées les plus secrètes, mon cher M. Carpentier, cela vous contrarie, je n’y vois point de mal. Interrogez à votre aise ; moi, je répondrai si je veux.

— Vous n’êtes pas Francesca Corona ! s’écria Carpentier, qui faisait effort pour reconnaître le son de cette voix.

— Je vous donne ma parole, répliqua le modèle, d’ôter mon voile ou plutôt mon masque, avant de quitter votre voiture. Dites au cocher que nous allons au Palais-Royal.

Vincent obéit. Quand il eut refermé la glace, l’inconnue reprit :

— Ce beau garçon de Reynier n’est pas maladroit. Il a eu gratis une académie comme on en trouve peu au marché des poseuses. Seulement, il se trouve que le marché, excellent pour lui, est fort onéreux pour vous. Ainsi va le monde.

— Je ne vous comprends pas, madame, prononça tout bas Vincent, qui avait les sourcils froncés.

— Oh ! que si fait ! riposta l’inconnue. Vous êtes un singulier homme. Du reste, on peut dire cela de tous les hommes. Je n’excepte pas les dames. Chacun ou chacune de nous à la rage de quitter le bon chemin pour aller vers le coin où pousse l’arbre qui porte le fruit défendu. Savez-vous beaucoup de gens qui n’aient pas perdu une seconde fois le paradis terrestre ?

Elle s’arrêta, comme pour donner à son interlocuteur le temps de riposter ; mais celui-ci garda le silence.

— Vous, par exemple, reprit-elle, vous étiez une victime du sort avant d’en devenir le favori. Croirait-on que votre main, si bien gantée, maniait journellement la truelle, et que vous mettiez une semaine entière à gagner le prix d’un de vos dîners actuels au café Anglais ? Il est vrai que vous mangiez alors de bon appétit le chanteau de pain coupé qu’on porte sous le bras avec l’angle de fromage, tandis que maintenant vous faites la grimace aux salmis truffés et aux primeurs. On calomnie la misère, cher monsieur ; elle a de grandes qualités pour l’estomac et aussi pour la tête.

Comme vous étiez tranquille alors ! comme on vous aurait étonné en vous disant que vous gagneriez le gros lot à la loterie du succès, et qu’aussitôt le gros lot gagné, une maladie se glisserait dans votre cervelle : la maladie des heureux, qui consiste à remuer ciel et terre pour trouver un moyen de se casser le cou !

Second arrêt. Cette fois Vincent demanda :

— Me ferez-vous la grâce de conclure ?

— Indubitablement, répondit la dame voilée, le métier de maçon n’était pas fait pour vous qui avez du talent, de l’éducation et même une certaine élégance ; mais vous n’en seriez pas moins resté maçon sans le gros lot. Le gros lot, ce fut la rencontre du colonel Bozzo-Corona, qui vous fit accomplir une très mystérieuse besogne, en prenant la liberté de ne vous point confier son secret. Il fut content de vous, à ce qu’il semble, car vous reçûtes une récompense royale, non pas seulement en argent, mais en crédit, en relations, en succès. Est-ce vrai ?

— C’est vrai. Je n’ai jamais songé à nier ma dette.

— Mais vous avez songé à la payer, toujours à la manière de notre mère Ève, à qui le Seigneur avait dit : Tout est à toi, excepté la pomme, et qui n’avait faim que de la pomme. Chère femme ! vraie femme ! nous sommes tous ses enfants.

Le malaise de Carpentier était visible, néanmoins il voulut protester.

— J’affirme, dit-il, que je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis du colonel Bozzo-Corona.

— Et moi, j’affirme, riposta l’inconnue, qu’Ève, ma mère, n’aurait jamais mordu à la pomme si l’arbre avait eu seulement trente pieds de hauteur, dans ce pays primitif, qui manquait d’échelles… Ah ça ! croyez-vous donc être seul sous l’arbre, bon M. Carpentier ? Et ne vous doutez-vous pas un peu que l’immense trésor pour lequel vous avez maçonné une tirelire est convoité par d’autres que vous.

Elle avait prononcé ces dernières paroles d’un ton sérieux et tranchant.

— Qui êtes-vous ? dit brusquement l’architecte, je veux le savoir !

Son accent était impérieux, presque menaçant.

L’inconnue releva son voile d’un geste rapide, découvrant ainsi un visage dont tout Paris admirait alors l’éclatante beauté.

— La comtesse de Clare ! balbutia Carpentier, Marguerite !

Il ajouta, comme en se parlant à lui-même :

— Je m’en doutais !

— Au théâtre, dit-elle en ricanant, nous appelions cela « rater son coup de tampon. » Vous voilà bien bas, Vincent, mon pauvre ami !

Ses grands yeux qui étaient, quand elle voulait, purs comme ceux d’une madone, avaient maintenant, de parti pris, un regard effronté.

— J’ai monté sur les planches, poursuivit-elle, comme vous avez grimpé sur les échafaudages. Mes joues ont eu autant de plâtre que vos mains. Voyez s’il y paraît ! Il ne manque pas de gens pour faire ma biographie : Marguerite Sadoulas dans les théâtres de province (on la sifflait celle-là !), Marguerite de Bourgogne dans le quartier Latin, à Paris (celle-là, on l’adorait déjà), puis la comtesse Marguerite de Clare, applaudie partout et partout respectée sur cette scène qui a nom le grand monde.

Il y eut un silence.

— Vous m’avez connue étudiante, cher M. Vincent, reprit la belle comtesse, c’est pour cela que je ne me gêne pas avec vous. Je suis bonne fille : au lieu de vous en vouloir, je vous ai fait mon architecte ordinaire. Essayez cependant de dire aux badauds blasonnés du faubourg Saint-Germain que vous avez soupé avec moi à 32 sous chez Flicoteaux : je vous en défie !

Carpentier s’était remis de son trouble.

— À quoi bon ferais-je cela ? demanda-t-il tranquillement.

— On ne sait pas. Nous sommes deux pour la pomme. Historiquement, c’est Ève qui la cueille ; Adam n’a que la seconde bouchée. Peut-être serez-vous assez fou pour vouloir la manger tout entière.

— Je suppose bien, belle dame, dit Carpentier de plus en plus froid, qu’il y a un sens très raisonnable sous vos paroles ; seulement, je ne le saisis pas. Comme mon plus vif désir est de rester votre humble serviteur et ami, nous serions probablement d’accord déjà, s’il vous avait plu de vous exprimer autrement qu’en énigmes.

La comtesse Marguerite lui adressa un signe de tête approbateur.

— Parlons donc clairement, répliqua-t-elle. Le hasard mêle la fantaisie aux choses les plus graves. Le tableau de la galerie Biffi qui donne un corps à notre commune pensée nous a rapprochés aujourd’hui, mais je vous suivais de l’œil dès longtemps, et j’aurais été vous trouver si je ne vous avais rencontré. Commencez-vous à comprendre ?

L’architecte s’inclina en silence.

— Il y a dans ce tableau, poursuivit Marguerite, deux hommes et un trésor. Les deux hommes sont à Paris.

— Même le mort ?… interrompit Vincent qui essaya de sourire.

— Le vieux et le jeune, continua la belle comtesse, l’aïeul et le petit-fils. Lequel des deux mourra cette fois ? La bataille est entamée. Le vieillard est dans sa forteresse, gardé par sa prudence et par son or. Le jeune homme marche seul à l’assaut. Il a pour lui la destinée.

— Croyez-vous réellement à tout cela, belle dame ? demanda Vincent.

— J’y crois un peu moins que vous, cher monsieur, mais j’y crois beaucoup. J’ai vu cette figure imberbe du tableau, deux lois, tour à tour homme et femme… Vous avez pâli !

Vincent Carpentier avait en effet changé de couleur parce que les dernières paroles de la comtesse de Clare avaient évoqué pour lui une vision.

Cette femme de grande taille, à figure blême et froide, encadrée de voiles noirs, qu’il avait rencontrée près de sa fille au couvent, la mère Marie-de-Grâce venait de passer devant ses yeux.

— Madame, murmura-t-il, pour peu que votre dessein fût de m’amener à confesser la misère de ma position si enviée, vous avez réussi. Je suis comme ceux qui profitent d’un pacte avec Satan. Je ne jouis pas de ma prospérité. J’ai peur.

— Et vous avez raison d’avoir peur, articula nettement la comtesse Marguerite ; il y a de quoi.

Vincent poursuivit :

— Il y a des jours où je forme le projet de tout abandonner, de prendre avec moi mes deux enfants et de fuir loin, bien loin au-delà de la mer.

— Des jours, non, rectifia Marguerite. Dites des heures pour rester dans le vrai. Mais l’heure qui suit vous trouve enfiévré par la passion qui me possède moi-même ; car, moi aussi, j’ai gagné le gros lot ; moi aussi je devrais jouir en paix de ma fortune inespérée ; — et moi aussi, je laisse errer le regard de mon imagination affolée parmi les monceaux d’or, de perles, de diamants dont le « tableau du Brigand » fait deviner dans la nuit les prodigieuses perspectives. Voulez-vous partager ?

Ses yeux brûlants étaient fixés sur ceux de l’architecte, dont les paupières battirent et se baissèrent.

— Sur mon salut, balbutia-t-il, et, si vous ne croyez pas en Dieu, sur mon honneur, sur ma vie, sur l’existence de ma fille, je jure, que je ne sais rien, que je ne veux rien !

La comtesse avait avancé sa main.

— Poltron ! fit-elle en la retirant avec mépris.

Puis elle ajouta :

— Menteur ! à quoi passez-vous vos nuits depuis six ans ? Pourquoi cet air distrait qui vous suit partout ? On ne vous connaît pas une histoire de femme, vous dédaignez la table, vous n’aimez rien de ce qui s’appelle le plaisir… Ah ! pour tromper le colonel Bozzo-Corona… et même moi qui ne lui vais pas à la cheville, il eût fallu au moins un comédien, et vous n’êtes qu’un fou !

Carpentier semblait atterré.

— Cela devait venir ! pensa-t-il tout haut. Le pacte ! Le pacte avec Satan ! On en meurt toujours ! Madame, écoutez-moi et croyez-moi : depuis six ans je passe mes nuits à trembler. Cet air distrait qui me suit partout, c’est la conscience que j’ai de ma condamnation. Aimer une femme, moi ! mais le désir s’obstine-t-il jusque dans l’agonie ? La table, le plaisir…

Il s’interrompit en un rire découragé. La comtesse, qui l’écoutait froidement, dit :

— Si vous êtes si bas, pourquoi refusez-vous l’association que je vous offre ?

— Parce qu’il a tenu sa promesse.

— Qui ? Satan ?

— Il m’avait dit d’oublier. J’ai oublié. Je vis encore. N’est-ce rien ?

Son mouchoir, déjà baigné, essuya la sueur de ses tempes.

La comtesse Marguerite drapa son châle sur ses épaules.

— Faites arrêter, dit-elle, je suis arrivée.

On était sur la place de l’ancien Château-d’Eau, devant le Palais-Royal.

Carpentier mit un certain empressement à obéir.

La brune venait. La comtesse reprit son ton de grande dame qui, en vérité, lui allait à ravir.

— Vous voilà débarrassé de moi, cher monsieur, dit-elle en ouvrant elle-même la portière du coupé. Je vous apportais la sécurité avec la fortune, car je ne tremble pas, moi, quand même il s’agit de Satan. Satan me connaît et compte avec moi. Vous m’avez repoussée. Ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous.

— Croyez, madame, voulut interrompre l’architecte, que je ne révélerai à âme qui vive…

Elle ne le laissa pas achever.

— Je vous tiens quitte de votre discrétion, continua-t-elle. Dites seulement à un vieil homme que je soupçonne être de votre connaissance, et qui, au lieu de coucher honnêtement dans son lit, a loué une mansarde rue des Moineaux, sur les derrières de l’hôtel Bozzo, qu’un malheur est bien vite arrivé à son âge. Il a trouvé ce qu’il cherchait, ce vieil homme : c’est le moment critique. Adieu !

Elle referma la portière, et, rabattant son voile, elle gagna la station des fiacres, devant le poste municipal.

Carpentier resta un instant immobile, livide comme un homme à l’agonie.

Quand son cocher, étonné de son silence, descendit pour s’informer de la route à prendre, il répondit :

— Je ne sais pas où je veux aller.

— Monsieur se sent malade ? demande le cocher.

— Non… à l’hôtel.

La voiture s’ébranla.

Vincent Carpentier, comme si on l’eut éveillé d’un engourdissement profond, regarda la place ou s’asseyait naguère la comtesse. Puis, laissant tomber sa tête entre ses mains, il murmura :

— Je ne pouvais pas échapper à mon sort. On m’a reconnu sous mon déguisement de nuit. Je suis perdu !