Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 11

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Dentu (Tome IIp. 131-141).
Deuxième partie


XI

Le fiacre.


Ces deux mots « immense fortune » ne produisirent pas sur Irène l’effet que Mme la comtesse de Clare en avait peut-être attendu.

Le regard de la jeune fille n’interrogea point cette fois et reprit au contraire toute sa tranquillité.

— Mon père est pauvre, dit-elle.

— Vous le croyez, fit Marguerite.

— Fût-il très-riche, le cavalier Mora nous croit pauvres, et d’ailleurs, a-t-il besoin de la fortune d’autrui ?

La comtesse baissa les yeux pour cacher l’éclair de son regard.

— Il a donc fait depuis peu un bien bel héritage ? murmura-t-elle.

Irène rougit, mais elle ne répondit pas.

— Vous avez dit : « nous croit pauvres », continua la comtesse Marguerite. Vous avez donc confié au cavalier Mora le secret que vous vouliez me cacher tout à l’heure : Il sait que Vincent Carpentier existe encore ?

— Il aime mon père comme il m’aime, prononça tout bas la jeune fille. Il s’intéresse à sa cruelle maladie.

— Et c’est à Paris seulement qu’on trouve des médecins capables d’entreprendre une pareille cure ? dit vivement Marguerite. Le cavalier Mora vous a conseillé de faire venir votre père à Paris !

— Il est vrai, fit Irène dont le cœur était serré malgré elle.

Elle ajouta en faisant appel à tout son courage :

— N’est-ce pas tout simple dans la position où nous sommes ?

— En effet, répliqua la comtesse d’un ton sec et dur, dans la position où vous êtes, c’est tout simple.

— Madame, dit Irène en se redressant, je suis sûre que vous n’êtes pas venue chez moi pour m’insulter !

La comtesse Marguerite eut un singulier sourire, et repartit :

— Vous avez raison, mon enfant, c’est presque vous outrager que de répéter vos propres paroles.

— Avez-vous quelque chose à me dire contre le cavalier Mora ? s’écria Irène. Parlez ! Rien ne me surprendra. Je sais qu’il est entouré d’ennemis cruels qui ne reculent pas devant la calomnie.

La comtesse garda un instant le silence, puis répondit d’un ton dégagé :

— Non, je n’ai rien à dire contre le cavalier Mora. Je vous répète, mon enfant, que j’ai besoin de votre chambre. Je suis venue pour cela.

Irène répliqua :

— La première fois que vous me l’avez dit, j’ai cru avoir mal entendu. Il m’est difficile de comprendre comment Mme la comtesse de Clare…

Elle s’interrompit parce que Marguerite lui tendit la main en disant :

— N’essayez pas de feindre une défiance qui n’est pas en vous, ma fille. Vous êtes irritée contre moi, vous voudriez vous venger par un soupçon, mais le soupçon refuse de naître.

C’était rigoureusement vrai. Irène avait pensé au premier moment que Mme la comtesse de Clare était là peut-être pour le cavalier Mora lui-même, mais cette idée n’avait pas tenu, tout uniment parce que la volonté de Marguerite était qu’elle ne tînt pas.

On eût dit qu’il y avait en cette femme un cible don. Son regard était un talisman qui persuadait mieux que l’éloquence elle-même.

Elle consulta la petite montre d’un travail exquis mais très simple, qui était passée dans sa ceinture.

— Pas encore neuf heures, dit-elle, nous avons du temps devant nous. C’est pour la nuit seulement que je viens vous demander votre logis…

— Mais moi, madame, interrompit la jeune fille, tout naïvement, cette fois, où irais-je si je sortais d’ici ?

La comtesse Marguerite avait repris son air d’affectueuse protection. Au lieu de répondre elle demanda :

— Vous causerais-je du chagrin ou de la joie en vous disant que M. Reynier est à Paris ?

— Je ne savais pas que Reynier eût quitté Paris, répondit Irène.

— Ah ! fit Marguerite avec étonnement. Et vous ne cherchiez même pas à savoir pourquoi il ne se présentait plus chez vous ?

— La dernière fois que Reynier s’est présenté chez moi, il avait été convenu entre nous que sa visite ne se renouvellerait pas.

Comme Marguerite l’interrogeait d’un regard de plus en plus surpris, elle ajouta :

— Reynier avait une autre liaison, madame.

Cette fois la comtesse fronça le sourcil et baissa la voix pour dire :

— Reynier ne vous a jamais accusée d’avoir tendu le piège où il a failli perdre la liberté et la vie, mademoiselle !

Les yeux d’Irène s’ouvrirent tout grands. Elle répéta comme quelqu’un qui ne comprend pas :

— La liberté… la vie !

— Pouvez-vous donc ignorer ce qui s’est passé ici même ! s’écria Marguerite.

Irène détourna les yeux d’elle, et dit comme si ces paroles lui eussent coûté un douloureux effort :

— Oui, madame, je l’ignore… et je voudrais le savoir… maintenant.

Elle ajouta parce que la comtesse, incrédule, hésitait :

— On m’a dit seulement qu’il était venu, un jour que j’étais bien malade, et que… et que les voisins m’avaient protégée.

— Vous ! contre lui ! contre Reynier ! et vous l’avez cru ?

— Non… ou du moins, il y avait là quelque chose d’incompréhensible pour moi. J’ai souvent interrogé…

— Qui ?

— Tous ceux qui pouvaient savoir.

— Le cavalier Mora, surtout ?

— Oui… le cavalier Mora, comme les autres.

— Et c’est lui qui a accusé Reynier ?

— Jamais, madame. C’est lui plutôt qui a fait le silence autour de moi. Le cavalier Mora est un bon, un noble cœur.

Elles étaient pâles toutes deux, et entre elles une sourde colère couvait.

Mais au fond du courroux d’Irène il y avait de la terreur.

Elle sentait que sur sa tête un secret funeste était suspendu.

— Je n’étais pas venue pour cela, dit la comtesse Marguerite après un silence, mais je vais vous apprendre ce que vous désirez savoir. Dans votre dernière entrevue, Reynier vous avait dit : « je reviendrai une fois encore pour vous remettre les papiers de notre père. » Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Reynier revint comme il l’avait promis. Il vous trouva évanouie.

— Ce doit être vrai, car je ne le vis pas.

— Il ne remporta pas les papiers de votre père. Les avez-vous ?

— Non.

— Votre père n’est pas fou, ma fille, prononça la comtesse avec énergie. Votre père mourra assassiné !

— Pourquoi me dites-vous cela, madame ? balbutia Irène prête à se trouver mal, tant l’épouvante lui étreignait fortement le cœur.

— Parce qu’un autre a les papiers, parce que ces papiers prouvent ou du moins laissent voir que votre père possède un secret mortel…

— Le trésor !

Ce mot s’échappa comme une plainte des lèvres de la jeune fille.

Elle ne vit pas l’éclair qui s’alluma dans les yeux de Mme la comtesse de Clare.

Celle-ci laissa passer le mot sans le relever, et prenant l’accent qui convient à l’exposé d’un fait, elle raconta brièvement et clairement la scène étrange que nous connaissons déjà par le récit d’Échalot.

Irène l’écoutait, plongée dans une stupéfaction profonde.

Quand la comtesse parla du poignard qu’on avait trouvé sur le plancher aux pieds de Reynier terrassé, maintenu par les deux inconnus, aidés de vingt badauds, et des pistolets chargés qui sortaient des poches de son pantalon, le rouge monta aux joues d’Irène.

La comtesse n’avait pas prononcé une seule fois le nom du cavalier Mora.

Elle arriva à l’arrestation de Reynier.

— C’était donc là leur but ! s’écria Irène désolée ; ils voulaient le traîner devant les tribunaux !…

— Non, interrompit Marguerite, les tribunaux n’auraient rien valu puisque vous auriez témoigné. Les gens qui ont joué cette comédie infâme ne voulaient pas aller jusqu’au palais de justice. Attendez, vous allez voir : il y avait la route à faire : La route entre la maison où nous sommes et le palais.

On avait mis Reynier dans un fiacre, entre deux agents qui avaient eu peine à le protéger contre les gens du voisinage.

Le pauvre jeune homme était paralysé par la stupeur.

Tout ce qui lui arrivait depuis la querelle incompréhensible que vous lui aviez faite la veille, était pour lui un rêve douloureux plein de surprises navrantes.

C’est lui-même qui m’a raconté tout cela.

Le fiacre descendit à Paris par la rue de la Roquette ; la nuit tombait quand il traversa la place de la Bastille. Les agents étaient des gaillards solides.

Comme Reynier n’avait plus d’armes, on lui avait retiré ses liens.

Vous verrez que ce n’était pas par miséricorde.

Dans la rue Saint-Antoine, un des agents fut pris de secousses brusques qui ressemblaient à des convulsions.

— Tonnerre ! dit son camarade, nous voilà bien ! Il faut mettre les menottes au prisonnier, et vite, car si tu as ta crise, il aurait beau jeu contre nous !… Voyons ! Malou ! Malou !… Malou ! tiens-toi bien !

Malou ne répondit pas. Sa bouche grimaçait, ses yeux roulaient dans leurs orbites, et ses deux mains crispées essayaient de s’accrocher au coussin.

L’autre agent sortit des cordes de sa poche et se précipita sur Reynier pour lui lier les poignets.

Reynier ne fit aucune résistance ; mais l’agent n’eut pas le temps d’accomplir sa besogne.

Malou, qui avait fait effort pour se lever, retomba comme une masse, et presque aussitôt après, se débattit en proie à une furieuse attaque d’épilepsie.

L’agent lâcha Reynier pour revenir à son camarade.

Il disait :

— Malou ! Malou ! tiens-toi bien ! Tu pourras gigoter tant que tu voudras quand nous serons à la préfecture. Que diable ! on ne reste pas au service quand on a des infirmités comme ça ! Heureusement que le prisonnier est bien tranquille…

Le prisonnier était plus que tranquille. Jusqu’alors sa pensée avait sommeillé lourdement. Il était comme mort.

Mais ces paroles l’éveillèrent à demi.

Il faut que vous le compreniez : elles étaient prononcées dans le but de l’éveiller.

La comédie continuait. Le guet-apens marchait en même temps que le fiacre.

Malou et son camarade étaient des acteurs.

Reynier fit un effort pour voir clair dans la nuit de sa cervelle. Il n’y trouva qu’une pensée : le désir passionné de vous rejoindre pour combattre l’odieuse, l’absurde accusation qui l’écrasait.

Sa détresse avait vaguement la perception d’une fantasmagorie, créée pour vous tromper.

Il se rendait compte de ce fait qu’on avait accumulé les apparences autour de lui avec un art infernal et que le flagrant délit, savamment préparé, serait attesté par une multitude de témoins, par vous-même peut-être, car votre déposition véridique eût été d’un poids terrible.

Qu’eussiez-vous déclaré, en effet ? que vous l’aviez congédié la veille ?…

— Mais c’est horrible ! murmura Irène dont le souffle s’embarrassait dans sa poitrine. On n’a jamais ouï parler d’un tel excès de perfidie !

— Si fait, repartit froidement Marguerite. On a ouï parler de trames mieux tissées encore, de pièges plus diaboliques. Il est une association de malfaiteurs, dirigée par un sénat invisible, insaisissable, qui a poussé la science du crime jusqu’aux subtilités les plus impossibles.

Je n’ai point commencé pour ne point finir. Je vais vous apprendre tout à l’heure comment j’ai pénétré au fond de ce mystère, si bien caché, entouré de tant de précautions et de mensonges. Vous allez savoir, ma fille, le secret de votre malheur et comment le bonheur, l’aisance, le repos qui entouraient votre enfance ont pris fin tout à coup. L’avenir de la brillante élève des dames de la Croix était-il donc d’habiter cette mansarde, où elle travaille de ses mains pour vivre ?…

— Madame… voulut interrompre Irène.

— Vous allez savoir, continua la comtesse sans élever la voix, mais avec une autorité irrésistible, pourquoi vous êtes une pauvre ouvrière au lieu d’être une héritière élégante et recherchée, — pourquoi, au lieu d’être la femme de votre premier, de votre vrai fiancé, vous attendez ici l’homme qui a tenté de le tuer.

— Madame ! dit encore la jeune fille, qui se leva à demi.

— Vous allez savoir, poursuivit Marguerite, froide et ferme, pourquoi votre père, pourquoi votre frère d’adoption — et vous-même — vous avez été condamnés à mort par le conseil des Habits-Noirs !