Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 14

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Dentu (Tome IIp. 166-178).
Deuxième partie


XIV

Condamné à mort


La comtesse Marguerite avait prononcé ces dernières paroles d’un ton presque enjoué. Elle était sûre désormais de l’attention d’Irène.

Les beaux yeux de celle-ci trahissaient en effet sa curiosité très vivement excitée.

— Bien entendu, reprit Marguerite, qui souriait, je ne me compare pas au roi. J’ai parlé seulement de problèmes à résoudre ; j’aurais pu dire aussi de certains obstacles à soulever, mais trêve de fanfaronnades !

Ce n’est, au fond, qu’une question de police. Nous avons la nôtre, le roi et moi. Seulement celle du roi est comme le loup blanc : elle a une réputation détestable ; on s’en défie.

La nôtre, — la mienne, — n’a pas de réputation du tout.

Elle ressemble à tout le monde, et quand on la voit passer dans la rue, personne ne peut dire : La voilà.

Ceci est suprême, en fait de police.

Aussitôt que je veux avoir le mot d’une énigme, soit dans le passé, soit dans le présent, soit dans l’avenir, je consulte ma police, c’est-à dire notre œuvre elle-même, comme d’autres consulteraient une somnambule ou une devineresse.

Seulement somnambules et devineresses mentent souvent et le reste du temps elles se trompent.

Notre œuvre ne peut pas se tromper ; notre œuvre dit toujours la vérité.

Peu de temps après la première entrevue que j’eus avec vous, je mis sur un carré de papier votre nom et votre adresse.

Ce nom de Carpentier n’est pas rare. Je dois vous dire qu’il rappelait en moi des souvenirs si vagues que je n’y attachais aucune espèce d’importance.

L’idée ne m’était pas encore venue que vous pouviez être la fille de Vincent.

J’ignorais encore votre liaison avec Reynier, lequel m’était connu comme peintre. Je lui avais commandé autrefois un tableau.

Outre le nom et l’adresse, je mis sur mon carré de papier ces autres mentions : « La vie de Mlle Irène Carpentier, sa famille, ses relations, ce qu’il est possible de faire pour elle. » Le tout fut placé en mains sûres et discrètes…

— Et vous eûtes une réponse, madame ? interrompit la jeune fille, dont l’accent marquait un reste d’incrédulité.

— J’eus plusieurs réponses.

— Contradictoires peut-être.

— La vérité est une. Elles se complétaient l’une l’autre. À l’heure qu’il est leur réunion forme un tout.

— Alors, madame, dit Irène, vous devez en savoir sur moi beaucoup plus long que moi-même.

— C’est vraisemblable, répondit la comtesse et je le crois.

Il y eut un silence. Irène brûlait d’interroger, mais elle n’osait plus.

La comtesse pointa du doigt la lettre de Carpentier qui restait sur le métier auprès du portrait retourné du cavalier Mora.

— À moins, poursuivit-elle, que la dernière lettre de votre père ne vous ait tout dit.

— Sa dernière lettre est comme les autres, murmura la jeune fille.

— À moins encore, continua Marguerite dont la main quitta la lettre pour désigner le portrait, qu’à certaine heure où vous regardiez l’original de cette miniature, Dieu n’ait mis dans vos yeux le don de distinguer la vérité du mensonge.

Les paupières d’Irène se baissèrent. Ce fut encore Marguerite qui reprit la parole la première.

— Un jour, dit-elle, voici déjà bien longtemps, votre bon cœur et les souvenirs de votre enfance prirent le dessus sur les irrésolutions qui vous troublaient, et vous consentîtes à donner votre main à Reynier. Ce jour-là vous reçûtes deux lettres dont je vais vous rappeler le sens, sinon les expressions exactes.

La première qui était d’une écriture inconnue disait à peu près ceci :

« Vincent Carpentier est mort. Sa tombe est à Stolberg-les-Mines, entre Liège et Aix-La-Chapelle, territoire neutre. Demander le no 103. »

— Ce n’est pas un à peu près, murmura Irène avec une profonde émotion. C’est la lettre elle-même.

— Tant mieux. Alors, c’est que ma mémoire me sert bien. La seconde lettre…

— Je ne l’ai jamais montrée à personne, madame ! s’écria Irène.

— La seconde lettre, poursuivit froidement la comtesse, si ma mémoire est également fidèle, ne contenait que ces mots : « Le cavalier Mora demande une entrevue à Mlle Irène pour lui parler de sa sœur Marie-de-Grâce… »

— Il n’y avait pas le cavalier Mora, dit la jeune fille.

— C’est juste, fit Marguerite, ce nom-là n’était pas encore inventé. Il y avait : « le comte J… »

Irène courba la tête, Marguerite continua :

— Le mariage arrêté ne se fit pas. Vous aviez, du reste, un bon prétexte : vous vouliez auparavant vous agenouiller sur la tombe de votre père. Vous partîtes pour Stolberg…

— Avec Reynier, madame !

— Avec Reynier, et même sans voir le comte Julian.

— Si vous saviez tout ce que j’ai fait pour l’éviter ! Sa sœur était ma meilleure amie.

— Sa sœur ! répéta Marguerite, dont les yeux prirent une expression étrange.

Irène détourna son regard, comme si un rayon trop vif l’eût blessée.

— En arrivant au charbonnage de Stolberg, vous demandâtes le no 103. On vous amena un vieillard que ni vous ni Reynier ne reconnûtes. Et comme vous interrogiez ce vieillard sur le lieu où était Vincent Carpentier, il vous montra la galerie sans fin qui déchirait les entrailles de la terre, et il vous dit avec un navrant sourire : « C’est ici que je meurs un peu tous les jours… »

Des larmes coulaient sur les joues d’Irène. Elle balbutia dans un sanglot :

— Mon père ! mon pauvre cher père !

— C’était lui, en effet, poursuivit la comtesse Marguerite, c’était votre père, ce vieillard que vous n’aviez pas reconnu. Six mois écoulés pesaient sur sa tête comme le tiers d’un siècle. Il vous embrassa en pleurant, Reynier aussi tendrement que vous, car il vous aime tous deux du même amour. Et vous souvenez-vous du premier mot qui vous fit craindre pour sa raison ?

— Oui, répondit Irène à voix basse.

— Il vous dit : a J’ai vu le tableau s’animer, les personnages sont sortis de la toile. Le fils a encore tué le père… » Vous souvenez-vous de ces paroles ?

— Je m’en souviens.

— Et il ajouta : « Prends garde à la nonne d’Italie. Le démon n’a ni âge ni sexe. Prends garde à la mère Marie-de-Grâce… » Est-ce vrai ?

— C’est vrai.

— Vous n’aviez, ni Reynier ni vous, aucune idée du motif qui l’avait porté à quitter une position heureuse et brillante pour s’ensevelir vivant au fond d’une tombe. Reynier, pourtant, se souvint que Vincent regardait souvent un certain tableau, copié dans la galerie Biffi, à Rome. Ce tableau représentait une scène bizarre et terrible à la fois : un drame qui semblait toucher par de mystérieux côtés à l’aventure extraordinaire qui marqua la traversée de Reynier lorsque se rendant à Rome pour la première fois, il fit naufrage sur les côtes de la Corse. Vincent avait même voulu posséder ce tableau. Il le contemplait avidement et longtemps. Le souterrain où avait lieu le parricide laissait deviner dans son ombre des tas d’or accumulés. Il semblait que le regard de Vincent essayât de percer ces ténèbres. Reynier pense que c’était ce tableau qui avait troublé la cervelle de Vincent.

— Reynier me le dit au début, madame, mais il ne garda pas cette croyance.

— Et pourtant, fit la comtesse dont la voix baissait sous l’effort de ses réflexions, comme si elle eût poursuivi mentalement la solution d’un problème, et pourtant, votre père était sans cesse obsédé par le souvenir de ce tableau. Il voyait le meurtre et le trésor.

— Oui, murmura Irène, involontairement, le trésor, toujours le trésor !

— Bien plus, il s’appropriait la plupart des faits contenus dans le récit de Reynier, dont il déplaçait seulement le lieu de scène. Il racontait ce drame comme s’il en eût été le principal acteur. Au lieu de l’île de Corse, c’était la campagne de Paris, ces champs solitaires et tristes qui sont aux environs de Bicêtre. Tout était identique, hormis cela : il y avait le voyage de nuit sous la furieuse tempête, la maison isolée, la femme ivre d’eau-de-vie et l’homme, le sauvage…

— Coyatier dit le Marchef, prononça tout bas Irène.

— Je parie qu’il parle encore de ces choses dans sa lettre !

— Il en parle dans toutes ses lettres. Jamais il ne parle que de cela.

Marguerite avança la main vers la lettre, mais au lieu de la prendre, elle retourna le portrait qui était tout auprès.

Irène était si absorbée qu’elle n’en témoigna ni surprise ni colère.

Marguerite regarda le portrait un instant en silence.

— C’est bien vrai qu’ils se ressemblent ! dit-elle comme si elle n’eût pas eu conscience de ses paroles.

Irène eût un brusque tressaillement et ses yeux, vivement relevés, interrogèrent.

Marguerite remit le portrait à sa place en ajoutant :

— Le lendemain de votre arrivée à Stolberg, Vincent posa ses deux mains sur les épaules de Reynier et le regarda comme s’il ne l’eût jamais vu. Il était encore plus pâle et plus défait que la veille. Il dit : « J’ai peut-être eu tort de vous faire venir, car c’est une piste que j’offre à l’ennemi, et l’ennemi la suivra. »

— Nous étions seuls tous trois quand mon père dit cela, interrompit Irène, comment avez-vous pu le savoir ?

— Ses yeux ne pouvaient se détacher de Reynier, poursuivit Marguerite. Il dit encore : « Tu portes ton destin sur ton visage : tu le tueras. C’est la loi de ta race. Fais vite, avant qu’il me tue ! »

— C’est donc Reynier lui-même qui vous a informée ? demanda la jeune fille.

— Je ne vous cacherai rien, ma fille, je m’y engage, répliqua Marguerite, mais je ne puis vous dire tout à la fois. Ne perdez jamais de vue mon point de départ. C’est en m’occupant de vous, de vous seule, que je suis tombée sur les traces de ceux qui vous aiment. Tout ce qui précède est la réponse de l’oracle aux questions que je lui avais adressées : « Irène, sa vie, sa famille. » C’est vous qui m’avez fait retrouver Vincent et Reynier. Je ne les cherchais pas.

L’heure passe et il nous faut arriver à la conclusion de cette entrevue. Écoutez-moi désormais sans m’interrompre. Répondez seulement quand je vous interrogerai.

Nous nous entendons à demi déjà : Vous avez deviné que je suis ici dans un but de protection : non pas cette protection ordinaire exercée par une femme riche en faveur d’une jeune fille vivant de son travail, mais bien cette autre protection que peut apporter une personne pouvant disposer de quelque pouvoir à un être faible, menacé d’un grand danger.

Vous êtes trois qui formez une famille. Le danger est pour vous trois.

J’étais à cent lieues de soupçonner ce danger. Je l’ai trouvé, je le combats.

Et j’ajoute tout de suite que ce n’est pas chez moi une œuvre de pur dévouement. Mon intérêt y est, ou plutôt l’intérêt du vivant faisceau dont je suis le lien.

Il est des secrets qui ne m’appartiennent pas et que je ne puis vous révéler ; il est aussi sans doute des points mystérieux que je n’ai pu encore éclaircir moi-même. Contentez-vous des explications qu’il m’est possible de vous fournir.

Je vous ai parlé de l’association fondée par un saint homme dans le but de centupler par l’union des dévouements et des vertus la puissance du Bien ici-bas.

Je vous ai parlé aussi d’une ligue instituée dans un dessein tout contraire et qui poursuit souterrainement la guerre implacable que, depuis l’origine du monde, le Mal a déclaré à l’humanité.

L’une de ces confréries, la plus nombreuse, la mieux voilée, parce que son existence est rangée au nombre des fables par les docteurs officiellement diplômés qui prétendent au monopole de la sagesse et de la raison, a exercé une influence funeste sur la destinée de votre père. En disant cela, je ne vous étonne plus. Apprenez-moi jusqu’à quel point vous étiez informée avant ma visite d’aujourd’hui ?

— Madame, répliqua Irène, dominée désormais par une profonde émotion, je ne sais pas si je fais bien, mais quelque chose me force à vous obéir. Le quatrième jour de notre arrivée aux mines, nous trouvâmes mon père bien malade. Sa fièvre ne fit qu’augmenter le lendemain. Il avait le délire et prononçait des paroles que j’entendais tomber de sa bouche pour la première fois. Ai-je besoin de vous le redire ? Il voyait des brigands, un meurtre, un trésor dont il faisait la description.

— Et qu’il désignait ? Il parlait du trésor de la Merci ?

— Oui, ce nom revenait sur ses lèvres, et dans ses moments lucides il nous interrogeait Reynier et moi, comme s’il eût craint d’avoir parlé ; on eût dit qu’il avait peur de trahir quelque redoutable secret.

— Et c’est alors que l’idée de la folie naquit en vous ?

— J’aime mon père pour deux, madame. C’est à peine si j’ai connu ma mère.

— Remerciez Dieu pour cette tendresse, ma fille. Elle sera votre salut.

— Je vous en prie, madame, dites-moi le danger qui nous menace. J’ai beau me raidir et faire effort pour combattre la confiance que vous m’inspirez, cette confiance est la plus forte. Je vous crois. J’ai peur.

— Votre père, continua Marguerite, au lieu de répondre, parlait aussi de châtiment, de tribunaux…

— Il en parle encore, madame, la fièvre est passée, le mal n’est pas guéri.

Irène déplia elle-même la lettre pour la tendre à la comtesse, mais celle-ci la repoussa.

— Au contraire, prononça-t-elle lentement, vous vous trompez : le mal a augmenté depuis qu’il a écrit cette lettre, car elle ne vous annonce pas son arrivée.

— À Paris ! s’écria la jeune fille stupéfaite. Lui ! mon père !

Il y avait une douce et grave compassion sur le visage de Marguerite.

— Vous me demandiez tout à l’heure, dit-elle, quand je vous priais de me céder votre chambre, dans mon intérêt ou dans le vôtre, peut-être dans l’intérêt de toutes les deux, vous me demandiez : « Mais moi, où irai-je ? » Vous aurez le choix, mon enfant : vous irez auprès de votre fiancé ou auprès de votre père.

Comme Irène restait muette, la comtesse reprit encore :

— Votre père n’est pas fou ; il n’a jamais été fou. Ce n’était pas le délire qui lui mettait dans la bouche ces mots étranges : meurtre, brigandages, trésors, châtiments, tribunaux. Votre père sentait et voyait le tranchant de la hache suspendu sur sa tête.

Irène joignit les mains en disant comme si elle eût imploré un juge :

— Madame ! je vous affirme, je vous jure que jamais mon père n’a rien fait qui puisse attirer sur lui la vengeance de la loi !

L’expression du visage de Marguerite changea. Son regard devint froid et tranchant comme l’acier.

— Il ne s’agit pas de la loi, dit-elle. Votre malheureux père craint quelque chose de plus terrible que la loi : il est condamné à mort par le tribunal des Habits-Noirs. Et il connaît la sentence.