Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 17

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Dentu (Tome IIp. 203-216).
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Deuxième partie


XVII

Chez le cavalier Mora


Le fauteuil où Irène venait de s’asseoir était auprès de la fenêtre donnant sur le chemin des Poiriers et le cimetière.

L’autre croisée, celle où nous avons vu apparaître le cavalier Mora pour la première fois, au moment où le soleil couchant allumait les lettres composant le nom du colonel Bozzo Corona, gardait ses persiennes fermées.

Il y avait un vide si singulier dans l’esprit d’Irène qu’elle ne songea même pas à s’approcher de cette seconde croisée pour voir ce que la comtesse Marguerite faisait chez elle.

On ne peut dire qu’elle eût oublié la comtesse, mais sa faculté de penser subissait un grand engourdissement.

Elle nous l’a dit, « elle attendait, » c’était tout.

Sa fatigue physique n’était rien auprès de l’accablement qui pesait sur son être moral.

La fenêtre qui regardait le cimetière était grande ouverte. Irène éprouvait un soulagement à donner son front ardent au vent frais de la nuit.

Il y avait déjà longtemps que la lueur mystérieuse aperçue par Marguerite derrière la grille du tombeau avait disparu, et pourtant quelque chose semblait vivre encore dans le cimetière.

On entendait de ce côté un bruit sourd et profond qui semblait indiquer un travail souterrain et des chuchotements murmuraient sous les massifs.

Parfois même l’oreille aurait cru percevoir un éclat de rire étouffé.

Toutes les nuits ont de ces rumeurs inexplicables.

À moins que les gardiens ne fissent ripaille sur l’herbe, dans quelque coin, aucun sabbat ne pouvait se tenir en ce lieu, sauf celui des fantômes en goguette, car, nous avons dû le dire déjà, une circonstance récente avait fait doubler le service des chiens.

Le jour, les visiteurs pouvaient les voir attachés à leurs chaînes, et c’étaient là de terribles patrouilleurs. L’administration faisait montre d’eux avec orgueil.

Illusions ou réalités, ces vagues bruissements du champ des morts n’existaient pas pour Irène. Rien ne venait à son oreille, machinalement attentive pourtant, mais attentive au silence complet qui se faisait du côté du corridor.

Ce qu’elle guettait, c’était un son de pas dans l’escalier. Elle espérait, malgré les paroles de la comtesse qui avait dit :

— Le cavalier Mora aura de l’occupation cette nuit.

Ces paroles ressortaient parmi toutes les menaces confuses qui pesaient sur la pensée d’Irène ; elles lui faisaient peur.

Certes, il n’y avait aucune connexion possible entre ces paroles et la rencontre de ce vieillard inconnu qui naguère l’avait croisée sous la voûte.

Après le cavalier Mora, c’était cependant ce vieillard qu’elle revoyait le plus souvent dans le sommeil de sa pensée.

Qui était-il ? d’où venait-il ? Irène était bien sûre de n’avoir jamais entendu sa voix, et pourtant, elle cherchait dans ses souvenirs une voix pareille…

Elle se redressa à demi tout à coup. Quelqu’un montait avec lenteur et péniblement les marches de l’escalier.

Ce ne fut point au cavalier qu’Irène songea, tant ce pas pénible lui semblait différent de l’allure leste et dégagée du bel Italien. Elle se dit :

— C’est le vieillard. Il demeure peut-être aux mansardes.

Mais celui qui montait ne prit pas la dernière volée, conduisant à l’étage supérieur. Il traversa le carré et s’engagea dans le corridor.

Irène ne respira plus. Son intelligence s’éveillait dans une angoisse nouvelle. Parfois les blessés ont ce pas lourd de la vieillesse. Y avait-il eu un malheur ?

Le nom de Julian vint à ses lèvres qui tremblaient. Une bataille se livrait, elle en avait l’instinct plus fort qu’une certitude. Était-ce Julian qui déjà revenait vaincu ?

Le pas hésitait sur les dalles du corridor. Il s’arrêta juste au-devant de la porte. Irène se leva, prête à s’élancer. Elle croyait ouïr le bruit de la clé dans la serrure.

On frappa. Irène retomba sur son siège. Ce n’était pas le cavalier Mora.

Dans son effroi, elle garda le silence.

Une voix faible et fatiguée marmotta :

— Est-ce que je me serais trompé de porte ? C’est pourtant bien l’étage. J’ai traversé le carré, j’ai pris le corridor à droite… elle est peut-être endormie.

Irène entendait tout cela. Son cœur battait. La sueur inondait ses tempes.

Elle ne voulait pas croire au témoignage de ses sens.

On frappa plus fort et on appela :

— Irène !

La jeune fille chancela sur son siège.

— Mon père ! balbutia-t-elle.

Puis elle ajouta en elle-même, par un travail plus rapide que l’éclair :

— L’étage, le carré, le corridor ! qui lui a fourni ces détails mensongers ?

— Irène, répéta la voix. Je suis bien las, ma fillette. Es-tu couchée ? Ouvre, c’est moi. J’ai reçu ta lettre et me voici. Es-tu donc trop malade pour venir jusqu’à la porte.

— Ma lettre ! répéta encore Irène. Malade.

Elle se leva enfin. Ses jambes se dérobaient sous elle ; elle eût grande peine à arriver jusqu’à la porte qu’elle ouvrit.

— Où es-tu ? demanda Vincent Carpentier, car c’était bien lui.

Il la cherchait dans l’obscurité complète de la chambre.

Irène lui jeta ses bras autour du cou.

— Je savais bien, dit Vincent, que je ne me trompais pas, ma tête est un peu faible, c’est certain. Je ne me reconnaissais plus dans Paris. Il y a loin d’ici jusqu’à la cour des Messageries. Allume une bougie, ma fille. Mais auparavant, mène-moi à une chaise, je suis bien las.

Irène le guida jusqu’au fauteuil qu’elle venait de quitter.

La lune brillait en ce moment, la chambre s’éclairait vaguement. Un bougeoir de cuivre posé sur la table se trahissait par une métallique étincelle. Irène l’aperçut, et tâta le tapis à l’entour. Sa main rencontra une boîte d’allumettes.

Pendant cela Vincent disait :

— Tu as bien fait de m’écrire, fillette, mais tu aurais dû m’écrire plus tôt. Pourquoi ne me parles-tu plus jamais de Reynier ? Dis moi : ce grand mur qui est sur le boulevard ici près, c’est le cimetière, n’est-ce pas ? C’est là qu’est sa sépulture ?… Eh bien ! voilà ce qui m’effraye. J’ai des visions. Tout à l’heure, sur le boulevard désert, j’ai cru le voir avec sa douillette serrée autour de son corps maigre, maigre… J’ai pris ma course et je suis encore tout hors d’haleine. J’aurais juré que c’était lui !

Irène écoutait sans l’interrompre. L’allumette frottée jeta une lueur.

— Ce ne peut être lui puisqu’il est mort, reprit Vincent Carpentier. Tu es bien sûre qu’il est mort, n’est-ce pas ?

— Qui donc, père ? demanda Irène dont la main tremblait en approchant l’allumette de la bougie. Vous avez prononcé le nom de Reynier. Dieu soit loué, Reynier est vivant.

La mèche prit feu, éclairant à la fois la chambre et les deux personnages de cette scène. La chambre était celle d’un homme, il n’y avait pas à s’y méprendre. D’ailleurs, des vêtements d’homme étaient jetés ça et là sur les meubles. Vincent dit :

— Comme tu es pâle ! viens m’embrasser. Certes, certes, Reynier est vivant. Ce n’est pas de lui que je parlais. Je perds un peu la mémoire. Voici les habits de ton mari, et je ne me souviens plus d’avoir eu l’annonce de votre mariage.

La bougie, après avoir lancé sa première lueur, abaissait sa flamme jusqu’au ras de la cire et n’éclairait plus.

Irène avait eu le temps de voir les traits hâves et ravagés de Vincent, dont les cheveux tout blancs révoltaient leur désordre sur son crâne plombé par la fièvre.

Il avait vieilli de dix autres années dans les quelques mois écoulés depuis la visite d’Irène et de Reynier aux mines de Stolberg.

Parmi les tons gris et sinistres qui marquaient son visage et sous les deux touffes hérissées de ses sourcils, ses yeux agrandis brûlaient la folie.

Irène lui tendit son front. La flamme attaquait la cire, décidant le combat entre les ténèbres et la clarté.

— De qui parliez-vous donc, mon père, demanda Irène, en disant : « Il est mort. »

— Du démon, répondit Vincent, qui frissonna sous ses vêtements grossiers.

Car son costume ajoutait encore au changement terrible qui s’était opéré en sa personne. Aucun art de comédien n’aurait pu le déguiser ni le grimer comme avait fait le travail de son angoisse, aidé par sa livrée de misère.

Il portait les habits d’un paysan de la Prusse rhénane, d’un très pauvre paysan. Le drap de sa veste était usé, le cuir de ses souliers déchiré. Il avait une petite valise de toile sous le bras.

Il reprit en caressant d’une main tremblotante les blonds cheveux d’Irène :

— Ce n’est pas tout qu’il soit mort, je sais cela… Le autres restent : toute une meute d’assassins ! Mais ils n’ont pas le secret. Ils ne se doutent pas que sur le derrière de l’hôtel, du côté du jardin, — juste à l’endroit où j’avais piqué le point rouge sur mon plan, il n’y a entre l’air libre et la cachette que l’épaisseur d’une pierre diminuée de moitié. J’ai apporté mon pic avec moi, je l’ai caché en bas, derrière les planches, mon pic de mineur. Va ! j’aurai la force. Je connais l’endroit où il faut frapper pour crever le mur en trois coups…

— Ne le dis pas ! interrompit-il en baissant la voix ; ne le dis à personne, pas même à Reynier ! Te souviens-tu du tableau ? Le souterrain où était le trésor, le vieillard et le jeune homme ? Bien des fois mes regards sont allés du visage de Reynier au visage du parricide. Et un jour, Reynier me dit lui-même : N’est-ce pas que je lui ressemble ?… Silence, ma fillette, il ne faut pas éveiller le destin qui dort !

Irène écoutait. Elle en savait assez pour entrevoir le sens caché sous ces paroles énigmatiques, mais elle ne les rapportait pas aux choses qui emplissaient et fatiguaient le cerveau malade de son père.

Pour elle, il ne s’agissait pas d’un tableau, mais d’un homme : de l’homme qui occupait incessamment sa pensée ; il s’agissait du cavalier Mora.

— C’est vrai qu’ils se ressemblent, murmura-t-elle.

Vincent Carpentier la regarda fixement.

— Tu es l’héritière, lui dit-il, par ton mari. Il est le dernier, le petit-fils. Coyatier m’a tout dit. Il sait de bizarres histoires, mais il ne sait pas où est le Trésor. Nous étions deux pour savoir où est le Trésor, LUI — et moi. — Il est mort, je suis seul.

Irène ouvrait la bouche pour dire : « Je n’ai pas de mari », et mettre fin à l’erreur où était son père.

Il lui imposa silence d’un geste plein de muette emphase et reprit :

— La volonté de Dieu est que le Trésor soit à moi. Sans cela pourquoi tant de miracles ? J’aurais dû mourir dix fois. Le Trésor a tué tous les autres. Coyatier les connaît tous par leur nom, ceux qui tuèrent et ceux qui furent tués. Le dernier tomba sous mes yeux, frappé par un parricide, — toujours, toujours. Il avait tué son père, le vieillard du tableau, il avait tué son fils et son petit-fils, le beau marquis Coriolan, la nuit même où Reynier demanda l’hospitalité à la maison maudite, auprès de Sartène. Reynier ne savait pas qu’il était là, chez lui, et que ce marquis Coriolan, le beau jeune homme assassiné, était le frère aîné de son père…

— Tais-toi ! fit-il en s’interrompant, ne dis pas non. Veux-tu savoir mieux que moi ? Il y a deux héritages : le poignard et le trésor. Aucuns des héritiers ne sont morts dans leur lit — jamais.

Tout cet or qui est fait avec du sang tue fatalement et ne cessera jamais de tuer.

Je l’ai vu, le Trésor : il n’y a rien de pareil au monde. C’est le ciel et c’est l’enfer.

Cela vous attire comme une force de géant, cela vous enivre comme une liqueur embrasée.

J’ai aimé, ce n’est rien ; j’ai pleuré celle qui était la moitié de mon cœur, je te dis que ce n’est rien, rien ! auprès de cette volupté poignante comme une torture, auprès de ce martyre tout imprégné de délices !

Les cordes entraient dans ma chair, l’agonie m’étranglait, la mort avait son genou sur ma poitrine, je ne souffrais pas de cela, je ne songeais ni à toi, enfant chérie, ni à moi-même : l’or me fascinait, je buvais le feu des diamants, le lait prestigieux des perles…

Et, sais-tu, ce n’est rien encore, rien, rien ! Les perles, l’or, les diamants, misère ! L’homme a bâti la tour de Babel malgré Dieu. Ce n’était qu’un monstrueux tas de pierres. Ce qui va jusqu’au ciel, c’est un chiffon qu’on peut cacher dans le creux de sa main. Le pays des juifs et des ducs, l’Angleterre a inventé ce monstre : le papier-million. J’ai vu des monceaux de ces billets de banque dont un seul remplirait un coffre d’or si on en faisait la monnaie. J’ai vu le rêve impossible réalisé, exagéré, multiplié par lui-même. J’ai essayé de compter, et je suis devenu fou !

Il s’arrêta pour essuyer la sueur qui inondait son visage.

Irène était redevenue froide.

— Mon père, dit-elle, cherchant à calmer ce transport, parlez-moi de vous, je vous en prie.

— Et que fais-je donc ? s’écria Vincent. C’est moi qui suis le Trésor ! J’ai mon pic. Je connais l’endroit précis. Je le vois ; j’irais là les yeux bandés. Je poignarderai le mur, l’or coulera… coulera…

— Mon père, mon père ! interrompit la jeune fille, alors parlons de moi qui suis bien malheureuse et qui ai si grand besoin de vos conseils.

— Est-ce que Reynier ne serait pas bon avec toi, par hasard ? demanda Vincent, qui fronça le sourcil.

— Il y a bien longtemps que je n’ai vu Reynier, mon père. Vous sauriez déjà cela, si vous m’aviez donné le temps de parler, car je veux dire la vérité tout entière : je ne suis pas mariée, comment aurais-je pu me marier sans votre bénédiction ?

— C’est juste, murmura Vincent. J’aurais dû penser cela.

— Jamais je n’épouserai Reynier, continua la jeune fille.

— Ah ! ah ! fit Vincent, qui devenait distrait : querelle d’amoureux…

Son regard revint aux habits d’homme qui étaient sur les meubles, et il ajouta :

— Je te connais : tu es la fille de ta mère : tu n’as pas pu te mal conduire. Il y a là quelque chose que je ne comprends pas. Explique-toi, mais fais vite. J’ai de l’ouvrage cette nuit, beaucoup d’ouvrage.

— Quel ouvrage pouvez-vous avoir mon bon père ? Vous êtes harassé de fatigue…

— Oui, grommela Vincent : harassé. Je ne vivrai pas vieux. Il faut des parents aux enfants ; on t’a élevée comme une demoiselle. Dis-moi tout. Et fais vite.

— Je n’ai rien à confesser qui puisse me faire rougir, dit Irène en se redressant involontairement.

— Tant mieux. Mais quel autre homme que Reynier peut laisser ses vêtements chez toi ? Voilà tout ce que je veux savoir.

— Je ne suis pas ici chez moi, mon père.

Le regard de Vincent prit une expression inquiète.

— Alors, murmura-t-il, tu m’as donc trompé ? car je suis bien sûr d’avoir suivi toutes les indications de ta lettre : je l’avais apprise par cœur.

Irène était elle-même terriblement émue. Elle sentait que sa prochaine parole allait faire surgir au-devant d’elle la preuve d’une noire infamie.

Vincent se disait :

— Ma tête est faible, c’est vrai, mais je n’ai pas rêvé cela. J’ai reçu la lettre de l’enfant, j’en suis sûr. Je l’ai relue cent fois en chemin. C’est par cette lettre que j’ai appris la mort du diable… Et quant à être de ton écriture, ajouta-t-il en s’adressant à Irène, tu vas voir !

En même temps, il fouillait les poches de sa veste, d’où il retira d’abord des pistolets et un couteau-poignard.

— Il faut bien être armé en voyage, balbutia-t-il en forme d’excuse. Les routes ne sont pas sûres…

— Tiens ! s’écria-t-il, la voilà ! regarde.

Irène prit la lettre qu’on lui tendait.

Il semblait qu’il n’y eût plus une goutte de sang dans ses veines, tant elle était pâle.

Elle se souvenait des paroles de la comtesse Marguerite qui lui avait dit :

— Votre père a quitté la mine de Stolberg sur une lettre de vous…

Elle regarda la lettre.

Une larme vint brûler sa paupière, tandis qu’elle murmurait :

— C’est mon écriture, mais c’est sa main, à lui… Mon Dieu ! mon Dieu ! vous allez donc me condamner à le haïr !