Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 28

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Dentu (Tome IIp. 351-364).
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Deuxième partie


XXVIII

Dans le bûcher


Il ne faudrait pas croire que maman Canada eût agi à la légère en mettant Vincent Carpentier dans ce réduit, dont il avait convoité si ardemment la possession. Le plan de la bonne femme n’était pas des plus compliqués ; elle tâchait de gagner du temps jusqu’au jour qui ferait évanouir le cercle diabolique au centre duquel ses protégés étaient tenus par les Habits-Noirs.

Les idées de maman Canada, au sujet de la puissance des Habits-Noirs, pouvaient être un peu confuses, très romanesques et entachées de cette exagération populaire qui donne à la vérité même couleur de fantasmagorie, mais en dehors de sa faiblesse pour le merveilleux Parisien, qui est le mélodrame passé à l’état de mythologie, on doit confesser qu’elle avait par devers elle de terribles motifs de foi.

Elle avait vu déjà une fois les Habits-Noirs à l’œuvre ; le froid du couteau de l’association avait glacé sa gorge.

Là-bas, dans les oasis africaines, tous les animaux frémissent à la voix du lion, parce que le lion est le plus fort des animaux. La vraie vaillance n’existe que chez l’homme qui combat jusque dans sa faiblesse.

Maman Canada, amalgamant la légende avec l’histoire, accordait à ce qu’elle appelait le « fera-t-il jour demain » un pouvoir quasi surnaturel, et pourtant, à l’occasion, elle ne reculait pas devant cet épouvantail de ses rêves.

Elle avait ce grain de belle chevalerie qu’on retrouve encore dans le peuple, rarement, il est vrai, mais qu’on chercherait vainement ailleurs. Elle allait au combat, comme ces preux des temps poétiques, qui heurtaient volontiers à tout bout de champ, le fer de leur lance contre des cuirasses enchantées.

Ce danger, qui dépassait les bornes du croyable, l’attirait.

En somme, elle avait pris une fois le monstre par les cornes, et le monstre ne l’avait pas dévorée.

Atteindre le jour, tel était son but. Tant que la nuit durait, elle n’avait d’espoir ni dans la police qu’elle détestait en la méprisant, ni dans cette autre sauvegarde qu’on pourrait nommer la communauté, et dont l’élément principal est l’aide solidaire que les voisins se portent entre eux, même sans le vouloir ni le savoir, par le seul fait de l’agglomération.

La dompteuse savait que la stratégie des Habits-Noirs plaçait ses cohortes mystiques entre la victime désignée et la civilisation ambiante. Elle avait vu ce blocus étrange s’exécuter au centre même de la vie parisienne, là où tant de regards sont éveillés sans cesse, là où tous les genres du secours abondent.

Ici, dans ce quartier excentrique et perdu, destitué de toute surveillance administrative, les Habits-Noirs devaient travailler en se jouant.

Le champ de bataille leur appartenait.

Attendre le jour, je vous le dis, c’était un vœu déjà difficile à réaliser. Ce que madame Canada comptait faire, une fois le jour atteint, pour solidifier sa victoire, je voudrais gager qu’elle n’en savait rien elle-même. À chaque heure sa peine.

Au milieu du pays ennemi, sa chambre du pavillon Gaillaud était le seul abri qu’elle eût pu offrir à ses protégés. Pour augmenter d’autant la frêle sécurité de cet asile, on ne pouvait mieux faire que de monter la garde en dehors de la porte fermée.

Maman Canada, divisant ses forces, avait lancé Échalot en éclaireur et s’était postée elle-même de manière à surveiller le Grand-Départ, qui était comme le quartier général des Compagnons du Trésor.

Dès l’abord, son attention avait été absorbée par le mouvement qui se faisait autour du cabaret dont les fenêtres étaient closes.

Les maîtres étaient là.

Si quelque chose excitait les craintes de maman Canada, ce n’était certes pas le soupçon que Vincent Carpentier, épuisé comme il l’était, pût s’évader par la fenêtre. En prenant possession de son logement, elle avait trouvé la croisée du bûcher solidement condamnée, et aveuglée en outre par le passage du plomb.

La fenêtre avait même été le sujet d’une querelle de ménage assez importante entre les époux Canada. On devait mettre l’auge de Saladin dans le cabinet ; mais Échalot s’était révolté, prétextant le manque d’air, et Saladin était resté l’hôte de la chambre conjugale en attendant que le menuisier vînt donner un coup à la croisée.

Par le fait, les premières attaques de Vincent Carpentier contre l’enclouure grossière, mais robuste qui attachait les châssis à la muraille ne présagèrent aucun bon succès. Tout autre que lui eût été découragé par la difficulté d’un pareil travail qui devait être exécuté sans bruit.

Les clous étaient énormes, on les avait martelés à outrance, leurs têtes écrasées ne présentaient aucune prise.

Et Vincent n’avait d’autre outil que son couteau de poche.

Mais il y a quelque chose de plus dur que le fer d’un instrument, c’est la volonté d’un homme. Quand Vincent avait franchi le seuil du réduit qu’on accordait comme lieu de repos à sa lassitude, sa poitrine avait été débarrassée d’un poids écrasant.

D’avance il se sentait libre, puisque l’œil de ses enfants n’était plus sur lui.

En ce moment, ses vrais ennemis n’étaient pas ceux qui menaçaient sa vie.

Il redoutait surtout ceux qui entravaient ses mouvements sous prétexte de salut.

Derrière l’apparente apathie qui penchait sa tête sur sa poitrine, il y avait une tempête de passions. Son idée fixe, ravivée avec une violence inouïe, s’agitait au-dedans de lui, comme le démon qui tourmentait les possédés du vieux temps. C’était de l’or liquide qui bouillait dans ses veines. Devant ses yeux le trésor miroitait et dansait parmi d’ardents éblouissements.

Sa fièvre, sourde mais profonde, le tenait jusque dans les fibres les plus cachées de son être. Son cerveau, ivre d’or, délirait froidement. Il se baignait avec des angoisses voluptueuses dans ces océans de millions, où il aurait voulu mourir submergé.

Autour de lui, la nuit était jaune ; elle avait de mystérieux, d’amoureux tintements.

Il ne se pressa pas d’abord. La fenêtre qui était là, à portée de sa main, suffisait à sa quiétude. Il pensait :

— J’ai le temps. Une fois dans les rues, j’irai plus vite qu’une voiture au galop.

La mémoire du récit de maman Canada lui revenant, il dit encore :

— Le colonel a menti, il ment toujours. Comment serait-il possible de faire entrer le trésor dans une petit boîte ? Ce sont des contes à dormir debout.

Mais il s’interrompit pour se demander :

— S’il était mort pourtant ? Si tout cela était au-dessus de la nature ? Que ne peut-on faire avec des milliers de millions ?

Son rêve le berçait. Il ajouta :

— Et si je pouvais trouver la petite boîte où tiennent toutes ces richesses concentrées !

— Mais non ! fit-il avec une sorte de colère contre lui-même ; je cède aux entraînements de mon imagination. Ce n’est pas sage ; restons dans le vrai. Un trésor est un trésor, je ne l’aime que comme cela : une montagne de richesses sous le poids de laquelle on ploie, une mer où l’on se baigne….

Il tâta la croisée doucement. Le bois, rugueux au toucher, lui sembla vermoulu. Ce fut avec une gaîté fanfaronne qu’il entama sa besogne, pensant :

— Voilà déjà du temps que je n’ai travaillé de mon état ; mais c’est égal, ça ne va pas peser lourd !

Le premier clou s’était courbé sous le marteau en touchant la ferrure centrale de la croisée ; il tenait peu ; Vincent qui était nous le savons, un ouvrier très adroit, n’eut pas de mal à le détacher.

Mais le second était enfoncé de telle sorte que la tête en disparaissait presque dans le bois. Impossible de mordre, il n’y avait aucune espèce de prise.

En ce moment, Reynier et Irène étaient déjà seuls de l’autre côté de la porte. C’est à peine si le bruit de leur entretien intime parvenait aux oreilles de Vincent, occupé à user le bois tout autour de la tête de son clou. Il n’y avait pas encore en lui de colère excitée. Les deux voix murmurantes perçaient sa pensée qui tournait toujours dans le même cercle. Il se disait, souriant orgueilleusement :

— Je n’aurais qu’à vouloir pour leur donner le luxe, l’éclat, le pouvoir, la gloire même, tout ce qui s’achète. Et tout s’achète ! Reynier serait un beau grand seigneur et on n’aurait jamais vu une duchesse si belle que mon Irène.

Il s’arrêta de travailler. La sueur inondait son front dans cet espace étroit où l’air manquait. Parmi l’emphase de son monologue il y eut une pointe d’ironie.

— Ils sont là, reprit-il, radotant l’éternel refrain des fiancés. Irène, j’en suis bien sûr, n’a même pas besoin d’expliquer comment ce misérable Mora l’avait ensorcelée. Reynier ne demande qu’à croire. Ils me méprisent, ils me regardent comme un fou, parce que j’ai une manie autre que la leur. C’est bien, ils ont raison. La sagesse, c’est l’amour et l’eau fraîche. J’avais d’abord songé à prendre pour eux un million, un pauvre petit million, était-ce trop ? oui, c’était trop ou ce n’était pas assez. Avec de l’argent comme celui-là le malheur vient dans une maison. Cela brûle, cela tue !

Il s’interrompit, mais ce fut pour ajouter avec une sombre énergie :

— Moi, moi tout seul, je puis toucher à ce secret du démon. Il est à moi, je me suis fait démon pour en devenir maître. Qu’importe d’ailleurs si la foudre me frappe ? Je suis vieux, j’ai souffert, je n’espère plus.

Son couteau attaqua de nouveau le bois avec plus de vigueur. L’entaille était déjà profonde, mais le clou d’une longueur et d’une grosseur considérables semblait aussi solide que jamais.

Au bout de cinq minutes, Vincent s’essuya le front en laissant échapper le premier symptôme d’impatience.

— Est-ce que je vais me laisser arrêter par un petit morceau de fer ? gronda-t-il avec un commencement d’irritation qui sembla le surprendre lui-même. Voyons ! du calme ! Il ne s’agit pas d’avoir une de mes fringales. Cela donnerait l’éveil aux enfants qui essayeraient de me retenir. Et malheur à qui me barrera la route cette nuit !

Il prononça ces dernières paroles mentalement. Elles firent monter un flux de sang à son cerveau. Il répéta :

— Du calme ! du calme !

Mais ses mains tremblaient. La lame du couteau, engagée trop brutalement, se rompit au ras du manche.

Vincent se leva furieux et blasphéma.

— C’est la male chance ! dit-il ; je savais qu’il y aurait mille obstacles. Le trésor est fée, le trésor se garde. Mais je l’aurai ! c’est cette nuit que je l’aurai !

Il tordit son mouchoir autour du clou et tira de toute sa force. Les veines de son front lui firent mal, mais le clou ne bougea pas.

La crise venait, cependant, soudaine et violente, d’autant plus que le malade faisait effort pour la repousser.

Il se cramponnait à ce qu’il appelait son sang-froid ; il croyait le tenir, et déjà tout était tumulte dans sa cervelle bouleversée.

Ses mains tâtonnèrent tout autour de lui sur le carreau poudreux du bûcher pour chercher un outil nouveau. Les Canada devaient fendre leur bois eux-mêmes. Si Vincent eût trouvé le bachot, il aurait fait voler le châssis en éclats.

Mais sur le carreau il n’y avait rien que des débris de charbon et de la poussière. Vincent se mit à tourner comme un tigre dans sa cage. Il n’y avait pas place pour faire plus de trois pas.

Une fois, Vincent s’arrêta devant la porte et colla son oreille à la serrure. C’était Reynier qui parlait. Vincent crut entendre le mot fou.

— Ils causent de moi, fit-il. Je pense bien qu’ils ne n’aiment plus ni l’un ni l’autre. Peut-on aimer un fou ! Ils me croient fou. Je pourrais jeter bas la porte d’un seul coup de pied ; mais ils se réuniraient tous deux contre moi. Suis-je assez fort pour passer malgré eux ? Je ne frapperais pas bien, j’aurais trop peur de tuer.

Il se recula comme s’il eût frayeur de son propre délire. Le réduit était si étroit que ce mouvement le porta contre la croisée, que son dos heurta de façon à produire le premier bruit entendu par les fiancés dans la chambre de Canada.

Nous n’avons pas oublié qu’en même temps un autre bruit était venu aux oreilles d’Irène et de Reynier : l’approche des Habits-Noirs assiégeants.

Au moment où Reynier faisait une reconnaissance à la fenêtre, Vincent se tenait coi dans son trou, mécontent d’avoir maladroitement donné signe de vie et peut-être dévoilé son projet d’évasion, mais en même temps tout heureux du renseignement que le hasard venait de lui fournir.

Pour un homme du métier, et il l’était, le châssis venait de sonner sous son choc comme une pièce complètement détériorée.

— Du dehors, pensa-t-il, un enfant n’aurait qu’à le pousser pour entrer.

Dès que Reynier, rassuré par son examen, eut quitté la croisée de la chambre Canada, Vincent chercha le bouton qui devait lui servir de poignée pour ébranler les battants.

Son raisonnement était bien simple. Il ne s’agissait plus de jouer au fin ni de dissimuler son effort, il fallait aller vite et voilà tout. Il avait reconnu la disposition du plomb et le secours qu’il en pourrait tirer pour descendre dans les jardins. Le bruit importait peu désormais, pourvu que la fuite suivît immédiatement l’éveil donné.

Vincent était dans cet état d’exaltation mentale où le maniaque, au lieu de bras, se sent des ailes ; il lui semblait qu’il allait se laisser couler le long du plomb, comme, les champions des joutes populaires glissent du haut en bas du mât de cocagne.

Seulement, il n’y avait plus de bouton à la fenêtre et sa main qui tâtait le montant avec fièvre n’y trouva prise nulle part.

Un rugissement s’étouffa dans sa gorge. Ce misérable contre-temps refermait la muraille ouverte de sa prison, et notez que, dans son délire qui montait toujours, il n’avait plus qu’un pas à faire, une main à tendre, pour se saisir du trésor.

Le trésor était là, il le voyait.

— Du calme ! du calme !

Son cœur sautait dans sa poitrine, et de larges éblouissements passaient devant ses yeux.

On ne parlait plus dans la chambre Canada, mais une sorte de grattement avait lieu. C’est à peine si Vincent Carpentier pouvait saisir ce bruit, qui était très faible et pourtant son cœur s’arrêta de battre.

Il avait dans sa mémoire de grandes souffrances et de terribles épreuves, mais la plus poignante de toutes ces impressions était sans contredit le souvenir de la nuit où, sous le coup de la même passion qu’aujourd’hui, il avait franchi le mur de l’hôtel Bozzo pour faire le siège du trésor.

Chacune des tortures de cette nuit atroce avait laissé en lui des cicatrices indélébiles, toujours sensibles, et dont le moindre choc réveillait l’angoisse à la fois mortelle et voluptueuse de son cœur.

Car s’il avait vu de près le martyre, cette nuit-là il avait vu aussi, de près, le trésor.

Et le trésor lui avait parlé bien plus haut que le martyre.

Parmi ces cicatrices, il y en avait une qui vivait à toute fraîche, c’était le ressentiment aigu de l’agonie qui l’avait étranglé pendant que le comte Julian forçait la serrure de la chambre du Trésor.

Il était étendu, lui, Vincent, inerte sur le plancher, et garrotté de tous ses membres, pendant que son rival, le parricide, usait le dernier obstacle qui le séparait du Trésor.

Bien des fois, endormi ou éveillé, Vincent avait entendu ce lent travail du fer tâtant et caressant l’intérieur de la serrure.

Et il avait senti, oui, senti autour de ses poignets meurtris par les cordes, le tremblant effort du vieillard condamné, qui essayait de lui délier les mains pour se créer un défenseur.

En ce moment, ce qui glaçait le sang dans ses veines, c’était encore cette impression soudainement avivée. Il entendait le fer travailler dans la serrure, et la plaie de son souvenir avait de cuisants élancements.

Il crut d’abord au retour de l’illusion obstinée, mais son oreille énergiquement tendue lui certifia la sincérité du son. C’est là, du reste, un bruit auquel on ne peut se méprendre quand il vous a frappé une fois. On le reconnaîtrait entre mille. La clé a une voix toute autre, franche et nette. Ceci cherche, éprouve et joue.

Nous savons que Vincent ne se trompait pas. On jouait, en effet, du monseigneur à la porte du carré, et c’était Cocotte qui tenait l’instrument : virtuose, presque aussi habile que le comte Julian lui-même.

L’instant d’après eut lieu l’irruption des Habits-Noirs. Vincent n’eut aucune connaissance de la ruse de guerre employée, mais il profita du remue-ménage qui se fit dans la chambre Canada pour briser avec son coude un des carreaux de la croisée, au ras des montants. Cela lui donna prise et une violente secousse imprimée au vieux châssis qui n’en pouvait plus fit venir la fenêtre en dedans.

Vincent sauta sur l’appui et embrassa le conduit pour commencer aussitôt son voyage.