Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 31

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Dentu (Tome IIp. 382-392).
Deuxième partie


XXXI

Coup de stylet


Trois minutes ne s’étaient pas écoulées, que la rue des Amandiers était complètement déserte.

Tous les compagnons du Trésor avaient disparu.

Vincent sortit de sa cachette. Son regard examina les alentours attentivement. Quelque chose lui disait qu’une comédie venait d’être jouée à son intention. Il n’avait entendu aucune des paroles échangées entre Roblot, Piquepuce et Cocotte, mais il avait vu le mouvement de Roblot, imposant silence au nègre.

— Entre l’endroit où je suis et l’endroit où je vais, pensait-il, le coude appuyé sur le bloc qui lui avait servi d’abri, je parie qu’il y a plus de cent coquins échelonnés et à l’affût. Peut-être plus de mille. J’en vaux bien la peine. Quand ils seraient le double et le triple, ils ne m’auraient pas, j’en réponds !

Il reprit, avec l’importante gravité des fous :

— Au premier aspect, il y aurait un moyen bien plus simple, je n’aurais qu’à aller aux douaniers et à leur dire : Réveillez vos camarades, rassemblez-moi cinquante gaillards de l’octroi, ayant bon pied bon œil. La question de savoir si vous perdrez vos places ne signifie rien, car vous n’aurez plus besoin de vos places. Je vous assurerai à chacun vingt-cinq mille livres de rentes, et même davantage. L’argent ne me coûte rien. J’ai tout l’argent de l’univers.

Tout en songeant ainsi, Vincent Carpentier avait quitté son poste et poursuivait sa route d’un bon pas, comme un honnête garçon qui cause avec un rêve. À le voir cheminer le pic sur l’épaule, nul n’aurait, certes, deviné que ce grossier morceau de fer était la clé du plus féerique trésor dont jamais imagination humaine ait exagéré l’opulence.

Vincent avait tour à tour des moments de tranquillité absolue et des crises de soudaine défiance où ses sens violemment éveillés se faisaient subtils comme ceux d’un sauvage. Il écoutait alors le silence qui l’entourait, et les bruits lointains arrivant de la ville centrale. De tous côtés il lui semblait entendre des pas qui rampaient, des haleines qu’on retenait. La sueur inondait ses tempes, et il comprimait à deux mains son cœur bondissant dans sa poitrine.

Aucune des voies qui s’embranchent à l’est de la rue des Amandiers-Popincourt n’était encore officiellement classée, mais il y avait de nombreux chemins courant à travers les marais. Ce lieu était alors un des plus déserts qu’on pût rencontrer dans Paris. Vincent n’avait pas peur, car il s’engagea sans hésiter dans le premier chemin de traverse qui se présenta sur sa gauche, pour suivre les indications du préposé et rejoindre la descente de la Roquette.

C’était un simple sentier, bordé par des murs en boue à hauteur d’appui et qui se dirigeait tortueusement vers un assez vaste enclos qu’on était en train de dépecer et qui gardait sa galante dénomination du dix-huitième siècle : la Folie-Regnault. Aucune construction n’existait encore dans l’enclos, mais à divers endroits on y voyait des amas de moellons et quelques pierres de taille.

Le sentier montait en pente douce. Vincent marchait sur un étroit rebord, formant trottoir et dominant la voie charretière, qui avait juste la largeur des deux profondes ornières creusées par les charrettes.

Derrière le mur que son coude frôlait presque, il y eut un éternuement étouffé.

— Imbécile ! gronda une voix courroucée.

Et une autre voix dit :

— Dieu vous bénisse !

Vincent s’était arrêté court. Sa taille se redressa, et il respira fortement. Passant son pic dans la main gauche, il appuya la droite sur la muraille et y sauta tout debout.

De nature c’était un homme brave, mais non point téméraire. Il agissait ici sous l’empire d’une impulsion qui lui était en quelque sorte étrangère, et comme font les fiévreux que le transport entraîne vers une fenêtre ouverte.

Trois fuyards s’éloignaient à toutes jambes dans le terrain.

Vincent brandit son pic et pensa :

— Ils savaient bien que j’allais leur broyer le crâne !

Il se sentait la force d’un géant.

Profitant de la position élevée où il se trouvait, il regarda autour de lui pour s’orienter.

À droite et à gauche du chemin, les terrains s’étendaient au loin. Vers l’est, du côté de Vincennes, une ligne moins sombre marquait déjà l’horizon.

Un instant, les yeux de Vincent Carpentier restèrent fixés sur cette ligne.

— C’est le jour ! dit-il. Et ce jour-là va voir quelque chose d’inouï : un misérable, un ver de terre, plus riche que vingt rois réunis ! C’était hier un rat de mine qui gagnait du pain noir à piocher la houille. Il n’y a jamais eu d’histoire si étonnante que la mienne. Allons ! À mon ouvrage ! je suis en retard.

Avant de sauter dans le chemin, il promena encore son regard sur ce champ parsemé de pierres qui avait été la Folie-Regnault. Parmi les moellons blancs, des points noirs se montraient. Vincent eut un sourire gravement orgueilleux :

— J’en tuerai le moins que je pourrai, dit-il ; mais je suis la fatalité : en passant, j’écrase.

Aussitôt que son pied eut touché le sol du sentier, il prit le pas de course, non point pour fuir les ennemis imaginaires ou réels qu’il venait d’apercevoir, mais pour regagner le temps perdu.

Il était en retard. Le jour venait, et pour faire « son ouvrage, » il lui fallait l’ombre et la solitude.

En une couple de minutes il eut atteint la rue de la Roquette, qu’il descendit toujours courant.

La lueur crépusculaire n’était pas encore sensible quand il traversa la place de la Bastille. Il se vantait en lui-même de ne ressentir aucune fatigue et mettait de la fanfaronnade à augmenter sans cesse la rapidité de sa course.

Chemin faisant, il s’était débarrassé de tout ce qui le gênait, son chapeau d’abord, puis ses vêtements supérieurs. Il allait en bras de chemise et tête nue, livrant au vent ses grands cheveux gris que baignait la sueur.

Dans l’intérieur de Paris, comme c’était alors la coutume, un tiers des réverbères restait allumé. Cela suffisait à rendre les ténèbres visibles.

De temps en temps, Vincent Carpentier se retournait. En arrivant à l’embouchure de la rue Saint-Antoine, il regarda ainsi derrière lui.

Les points noirs qu’il avait aperçus dans les terrains de la Folie-Régnault étaient là, le suivant évidemment à distance et figurant assez bien des tirailleurs disséminés sur un champ de manœuvre.

Aucun d’eux ne dépassait encore la colonne de Juillet.

Vincent n’avait pas à s’y tromper. C’était avec les yeux de l’esprit, sinon avec ceux du corps, qu’il reconnaissait ses ennemis. Lors de son passage à travers la place, il n’y avait personne ; maintenant qu’il était passé, les ombres semblaient sortir de terre. Un enfant aurait tiré la conséquence de ce symptôme.

Vincent n’éprouva rien qui ressemblât à de la peur. Il essaya de compter les têtes de limiers composant la meute et ne put. Ce qu’il éprouvait, c’était de l’irritation contre ces malheureux nourrissant la pensée extravagante de l’arrêter, lui, l’homme du destin.

Pendant qu’il regardait, un mouvement de concentration se fit parmi les Compagnons du Trésor. Ce fut comme si un ordre mystérieux les eût appelés près de leurs chefs. À la hauteur de la colonne, et cachés derrière la balustrade, ils restèrent un instant groupés, puis ils se séparèrent de nouveau.

Quelques-uns se dirigèrent vers la rue des Tournelles, d’autres prirent au pas de course le boulevard Bourdon. Vincent se dit :

— Ils veulent me cerner !

Cela le fit rire. Il se redressa de son haut, et sa poitrine se gonfla tandis qu’il ajoutait :

— Les fous ! ils ne savent pas que mon heure est venue. Je ne suis plus moi-même. Le souffle d’or est déjà en moi, et j’ai la force d’un géant. Pourquoi tuer ces malheureux ? Au lieu de les écraser, je vais leur échapper en un clin d’œil par la rapidité de ma course.

Il sauta sur le trottoir de la rue Saint-Antoine et se prit à détaler avec une rapidité vraiment extraordinaire pour un homme de son âge. Dans sa pensée, cette vitesse était triplée, décuplée plutôt. Le délire mettait des illusions plein son cerveau. Il croyait raser le sol comme une hirondelle, les jours d’orage, ou glisser avec la vélocité d’une locomotive lancée à toute vapeur. Il pensait :

— Mon pouls ne bat pas plus fort, mon haleine est tranquille.

C’était là qu’il se trompait du tout au tout. Son souffle haletait dans sa gorge, et son cœur, révolté, soulevait sa poitrine.

En outre, il y avait, parmi ceux qui le poursuivaient, des gens qui couraient au moins aussi bien que lui.

Piquepuce et Roblot s’étaient détachés du gros de la meute, précédés par le jeune et brillant Cocotte, qui avait l’agilité d’un cerf.

Ce n’était pas dans un but loyal que les deux capitaines avaient dispersé leurs soldats, sous prétexte de prendre le fugitif sur ses deux flancs. Roblot et Piquepuce voulaient la prime à eux tout seuls ; peut-être même l’ambition de posséder le grand secret les avait-elle saisis à la gorge. Ils voulaient se défaire de leurs compagnons, voilà tout.

Grâce au galop enragé que soutenait Vincent depuis qu’il avait quitté la place de la Bastille, le succès de leur ruse était assez probable. Leurs hommes avaient un long détour à faire : ceux de la rue des Tournelles et ceux du boulevard Bourdon. Il n’y avait désormais pour les gêner que Cocotte.

Mais Cocotte les gênait beaucoup. C’était un gaillard admirablement bien découplé dans sa taille moyenne. Pour laisser derrière lui ses deux camarades, il n’avait dépensé aucun effort apparent. Si fantaisie lui eût pris de les distancer tout à fait au premier détour de rue, c’eût été pour lui un jeu.

— Vous êtes tous deux des Oreste et Pylade, pas vrai ? dit tout bas Roblot à Piquepuce.

Piquepuce répondit :

— C’est certain qu’on est ensemble dans les liens d’une étroite intimité.

— Alors, tu t’opposerais à ce qu’on lui étourdisse une patte ?

Piquepuce hésita.

— Dame ! répliqua-t-il enfin, c’est un rude piéton tout de même, et il a l’air de nous planter là un petit peu… Mais fais attention, si tu le manques, je serai obligé de me mettre avec lui contre toi. Ça se doit entre intimes.

— Et si je ne le manque pas ?

— Nous avons notre besogne commandée. Quand l’ouvrage presse, on ne peut pas s’arrêter à se disputer. Arrange-toi comme tu voudras.

Ils arrivaient au bout de la rue Saint-Antoine, à l’endroit où est maintenant la caserne.

C’était alors en ce lieu un fouillis de petites rues étroites et tortueuses, qui semblaient dirigées en dépit du sens commun, et dont l’une, la rue Jean-Pain-Mollet, faisait le tour de l’Hôtel-de-Ville avec des zig-zags extravagants.

Vincent Carpentier s’était engagé dans la rue Jean-Pain-Mollet ; Cocotte seul désormais le suivait à vue.

Roblot et Piquepuce venaient à une quinzaine de pas de Cocotte.

Derrière eux la voie était déserte.

Piquepuce vit que Roblot passait sa main sous le revers de sa redingote. Aux lueurs du réverbère voisin quelque chose brilla entre les doigts de l’ancien valet.

— Tiens ! fit Piquepuce, un stylet de Naples ! Tu sais jouer de ça, toi ?

— Je l’ai acheté à Giovan-Battista, répondit Roblot, avec la manière de s’en servir. Si je touche, je l’éclope, si je manque, il ne s’apercevra même pas du coup de temps.

Piquepuce pensa :

— Si tu manques, je t’assomme, et comme ça, nous ne serons toujours que deux.

C’était un sage.

Roblot avait déjà fourni une longue course, mais il était solide et en quelques enjambées il se rapprocha de Cocotte si lestement que celui-ci n’entendit pas le bruit de son pas sur le pavé.

Ayant raccourci la distance à la mesure qui lui parut convenable, Roblot s’arrêta court, visa et lança son couteau. Cocotte blessé, laissa échapper un cri et tomba sur ses genoux. Le stylet s’était planté dans son jarret par derrière.

Roblot passa auprès de lui comme un trait. Piquepuce qui suivait cria hypocritement :

— Arrête, coquin ! je t’atteindrai ! Je vengerai mon malheureux ami !

Et ils disparurent tous deux au tournant de la rue. Cocotte essaya de se relever, mais il ne put. Il était si près du poste de l’Hôtel-de-Ville, que les soldats vinrent à ses cris qui demandaient secours.

— Maintenant, dit Roblot qui se laissa rejoindre, pas de bêtise ! Nous ne sommes pas trop de deux contre le bonhomme, qui est bien membré et qui a son diable de pic. Marchons sur la même ligne, pour éviter les jeux de mains. Si on a à discuter, ce sera après l’affaire.