Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 33

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Dentu (Tome IIp. 403-425).
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Deuxième partie


XXXIII

Le sanctuaire


Au second coup, le pic, frappant l’ouverture s’enfonça jusqu’au manche.

Vincent le retira et mit son œil au trou.

C’était bien la cachette qu’il avait construite lui-même ou plutôt minée dans l’épaisseur de l’ancien rempart de Paris, sur lequel l’hôtel Bozzo était en partie construit. Vincent Carpentier en reconnut les parois arrondies et stuquées.

Seulement, le contenu de la chapelle ne se ressemblait plus à lui-même. L’œil de Vincent chercha en vain les restes splendides du grand trésor matériel de la Merci, que le colonel lui avait montrés autrefois. Il n’y avait plus ni colonnes d’or, ni amas de pierres précieuses.

Vincent ne s’étonna point de cela. Il savait que le comte Julian, poussant à l’extrême la pensée de son aïeul, avait travaillé depuis trois ans à concentrer, à quintessencier en quelque sorte le trésor. Il savait encore, par le récit de maman Canada, qu’au cimetière, le fantôme, c’est-à-dire le comte Julian lui-même, s’était vanté d’avoir réduit le trésor à une expression si exiguë, que cette énorme quantité de millions aurait pu tenir dans sa petite tabatière russe.

C’était exagéré peut-être ; les mensonges ne coûtaient rien au comte Julian, mais il devait y avoir quelque chose de vrai dans cette fanfaronnade, et Vincent était l’homme qu’il fallait pour comprendre l’étrange espoir du Père-à-Tous, cherchant un moyen mystique et impossible de comprimer cette montagne de richesse, de distiller ce fleuve d’or pour en faire une gorgée qu’on lampe, une pastille qu’on avale ; moins que cela encore, une vapeur qu’on respire, un souffle si subtil que l’âme pût se l’assimiler et l’emporter au-delà du tombeau.

La folie de Vincent Carpentier allait précisément vers ces rêves du delirium aureum.

Il parcourut la cachette d’un long et ardent regard. L’émotion qui l’agitait profondément avait quelque chose de religieux.

Il ne vit personne dans la cachette, très suffisamment éclairée par la magnifique lampe qui pendait à la voûte.

Ce fut seulement au bout de quelques minutes qu’il se redressa. Le jour avait grandi ; les arbres du jardin sortaient de l’ombre. Vincent eut un mouvement de colère et se dit :

— Voilà du temps perdu ! Il faut regagner cela… À mon ouvrage !

Et à dater de ce moment, il attaqua le mur avec une véritable furie, ne se donnant ni trêve ni relâche et prenant à peine le temps de respirer. Il ne s’accordait même pas le loisir d’étancher la sueur qui ruisselait de son front. Il frappait, il frappait, gémissant, soufflant comme un boulanger à la fatigue.

Chacun de ses coups faisait voler un éclat de pierre, et la brèche s’ouvrait avec une miraculeuse rapidité.

Vincent avait du rouge dans les yeux, mais sa figure restait toute pâle. Ses cheveux, quoiqu’ils fussent baignés, se dressaient et s’agitaient sur son crâne. Son exaltation mentale arrivait à un paroxysme effrayant. Ses lèvres crispées laissaient échapper des paroles sans suite, mais qui trahissaient la débauche de fiévreuses illusions qui saoulaient son triomphe. Il disait :

— Courage vieil homme ! mendiant ! misérable !

Hier connaissais-tu quelqu’un qui fût au-dessous de toi ? Mains souillées, corps couvert de haillons, front noirci par la houille, faible, désespéré, vaincu, esclave !… Pousse ferme ! Le sang qui bout dans ton cerveau ne te tuera pas ! Tu as la force d’un colosse, de dix colosses ! Tu es presque un Dieu, car tu commandes au démon d’or qui tient dans ses mains le monde !

Son dernier coup de pic jeta bas un quartier de pierre qui tomba bruyamment à l’intérieur, laissant libre le passage d’un homme.

Il s’arrêta, non point pour respirer, mais pour laisser jaillir de sa poitrine un grand râle de triomphe.

En ce moment, et comme il allait franchir la brèche, des pas précipités sonnèrent sur le pavé de la rue des Moineaux.

Il y avait un homme, puis une femme qui montaient tous les deux, séparés par un assez large intervalle. Ils semblaient harassés par une longue course, la femme surtout.

L’homme avait ses habits souillés de terre comme si une lutte récente l’eût roulé sur le sol. Ses cheveux baignés de sueur se collaient à ses tempes.

La femme chancelait en marchant. Dans le demi-jour grisâtre qui descendait dans la rue, elle paraissait belle et toute jeune, malgré le désordre de ses vêtements.

À part ces deux passants, la rue était déserte.

L’homme n’arrêta pas sa course en passant devant la porte du jardin. Évidemment, il était là en pays inconnu.

Mais la femme lui cria :

— C’est là !

Et l’homme revint aussitôt sur ses pas.

De tout ceci, Vincent Carpentier n’avait rien entendu.

Il vivait dans son idée fixe comme dans une prison dont les murailles impénétrables ne laissent rien sourdre des choses du dehors.

Il entra dans la cachette juste au moment où l’homme, obéissant à l’avis de la jeune femme, redescendait la rue et gagnait la porte du jardin.

Le lecteur connaît trop bien la cachette dont Vincent Carpentier avait été l’architecte et le maçon sous la direction du colonel Bozzo-Corona, pour que nous ayons à la décrire de nouveau.

Il nous suffira de rappeler qu’elle était ménagée dans l’épaisseur considérable d’une vieille muraille, ayant appartenu à l’enceinte fortifiée de Paris, et servant d’ados à l’hôtel Bozzo, passé depuis peu à l’état de maison religieuse.

D’un côté, la cachette donnait dans l’alcôve de l’ancienne chambre à coucher du colonel, où nous fûmes témoins, certaine nuit, d’un drame sinistre : le meurtre du maître des Habits-Noirs par le comte Julian, son petit-fils. De l’autre côté, la cachette s’adossait au jardin de l’hôtel, sur lequel aucune ouverture n’existait.

Seulement, le mur, creusé comme une noix, n’était plus qu’un trompe-l’œil, dissimulant à l’extérieur sa faiblesse extrême sous une apparence de robuste vétusté. Vincent savait d’avance où frapper pour percer d’un seul coup cette frêle enveloppe.

Là était le secret de sa réussite miraculeuse.

La dernière fois que Vincent avait vu la cachette, c’était de l’alcôve même du colonel où il gisait garrotté. Dire qu’il se souvenait, ce serait trop peu. Les impressions de cette nuit vivaient en lui et ne devaient mourir qu’avec lui.

Dans la veille comme dans le sommeil, son rêve avait si souvent rouvert cette porte magique au-delà de laquelle était le Trésor !

Ses yeux voilés par la fièvre, mais avides et comme altérés de miracles fouillèrent la cachette d’un seul et brûlant regard qui en interrogea à la fois les moindres recoins.

La cachette était solitaire.

Au-devant de la porte fermée qui communiquait avec l’alcôve du colonel une caisse de fer se dressait.

À droite de la caisse et tout auprès se trouvait une couchette vide, mais où quelqu’un semblait avoir passé la nuit.

La lampe pendue à la voûte éclairait faiblement les parois circulaires et nues.

Vincent ne vit que cela.

Il marcha droit à la caisse dont les panneaux bronzés renvoyaient en reflets sombres les rayons de la lampe.

— Toi, dit-il, tu embarrasserais un serrurier ; mais je me moque de tes secrets et de tes manigances. Voici une clef qui ouvre toutes les serrures !

Il leva son pic et le brandit au-dessus de sa tête, comptant bien ne frapper qu’un seul coup. Mais le pic s’échappa de ses mains et tomba sur le sol, où Vincent le suivit en rendant un sourd gémissement.

Un stylet italien, lancé par-derrière, venait de lui traverser le cœur.

Il eut encore la force de se retourner et son regard mourant reconnut sous son costume religieux la mère Marie-de-Grâce, qui était debout au-devant de la brèche.

Nous avons écrit bien des lignes pour raconter ce fait, qui fut rapide comme l’éclair. Entre l’entrée de Vincent et sa chute, il ne s’était pas écoulé la moitié d’une minute.

Juste le temps qu’il fallait pour traverser en courant l’espace compris entre la rue des Moineaux et la brèche récemment ouverte.

Et, en effet, l’homme que nous avons vu tout à l’heure passer franc devant la porte du jardin, puis revenir sur ses pas, rappelé par cette jeune femme inconnue qui lui avait dit : « C’est ici ! » avait employé ce temps à franchir cette distance.

Au moment même où Vincent tombait à la renverse, l’homme atteignait le seuil de la brèche. Il était sans armes. La jeune femme le suivait toujours à quelque pas.

Vincent regardait de ses yeux éteints, mais agrandis par l’agonie, la mère Marie-de-Grâce, qui rejetait ses voiles en arrière, découvrant le visage imberbe du cavalier Mora.

Et les lèvres de Vincent s’agitèrent pour murmurer :

— Julian Bozzo ! le parricide !

Celui-ci avait son sourire de chat-tigre.

— Bonhomme, dit-il en essuyant son stylet avec un pan de la propre houppelande de sa victime, tu t’es donné bien du mal pour trouver ton sépulcre. Mais console-toi, tu n’iras pas seul dans l’autre monde. Il y a place pour tous nos amis dans ce tombeau. L’or a vu le sang. Cela lui donne soif, et nous allons rire…

Il fut interrompu par un cri rauque de Vincent, qui prononça le nom de Reynier.

Le jeune peintre était debout sur la brèche, pâle, les habits en désordre et les cheveux épars.

Pas une parole ne fut dite.

Le comte Julian mit son stylet en arrêt, selon l’art napolitain, et visa Reynier au cœur.

Mais le poignard ne frappa que le vide, parce que Reynier avait aperçu le pic, gisant sur les dalles de la cachette, et qu’il s’était baissé pour le saisir.

Le pic s’éleva, brandi à deux mains. On entendit le bruit horrible qu’il fit en déchirant les chairs du comte Julian.

Celui-ci s’affaissa auprès de Vincent, sur ses genoux, où il resta dressé malgré l’épouvantable profondeur de la blessure.

Irène, qui venait de franchir le seuil, s’était précipitée sur son père qui résistait à ses soins et balbutiait, en proie au suprême délire :

— Laisse-moi ! Dis à Reynier qu’il crève la caisse ! Je veux voir le trésor avant de mourir ! je le veux, je le veux, je le veux !

Reynier, lui, restait pétrifié, comme s’il eut été touché par la foudre.

Le comte Julian lui dit à voix basse, mais distinctement :

— Salut, mon fils, vous avez accompli notre loi !

— Vous ! balbutia Reynier. Mon père !…

— Vous le saviez, répliqua Julian. Moi de même ; quand j’ai essayé de vous tuer, je savais que vous étiez mon fils. Chez nous, c’est le droit du sang. J’ai tué mon aïeul qui avait tué mon père et mon frère.

Vincent râlait, mais il écoutait. Irène elle-même prêtait l’oreille, oppressée qu’elle était par une indicible terreur.

Le comte Julian dit encore en s’adressant à elle :

— Jeune fille, je te hais parce que tu l’aimes. Le fils que tu lui donneras sera ma vengeance.

Il faiblissait. Son sang coulait à flots. Sa main quitta sa blessure pour écarter ses vêtements. Elle reparut tenant une clé ciselée.

— Reynier, la reconnais-tu ? s’écria Vincent retrouvant un éclair de force au fond de sa passion. C’est celle qui était dans le tableau ! c’est la clé du Trésor. Prends-la, fils, prends-la ! et ouvre la caisse si tu m’aimes ! Je veux mourir en contemplant le Trésor. Le trésor, le trésor, le trésor !

Le comte Julian tendait la clé à Reynier.

— C’est la clé du trésor, répéta-t-il, et le trésor est là.

De sa main il montrait la caisse.

— Prends ! mais prends donc ! râlait Vincent. C’est à toi ! c’est à toi ! Prends, ou je te maudis !

Reynier, machinalement avança la main, mais Irène, bondissant sur ses pieds, saisit la clé qu’elle jeta au loin.

La tête de Vincent heurta le sol lourdement.

Le comte Julian se laissa tomber le visage contre terre.

Irène entoura Reynier de ses bras et l’entraîna au dehors en disant :

— Viens ! la folie de l’or te prendrait. Je la sens qui me gagne. C’est l’enfer ici. Viens vite ; le trésor tue, le trésor damne. C’est le trésor qui est parricide !

Comme Reynier hésitait, elle le souleva presque, dans l’élan de sa fièvre et s’écria :

— Choisis entre le trésor et moi, car je veux être mère !

Reynier la suivit. Il avait compris la dernière parole prononcée par elle, malgré son étrange profondeur.

Vincent Carpentier avait essayé de se traîner vers la clé, mais il était mort à moitié chemin.

Le comte Julian tourna son regard mourant vers ceux qui fuyaient et murmura :

— Fille divine ! as-tu vaincu la destinée ? Serais-je le dernier maudit ?

À cette heure suprême, il avait la beauté de Satan foudroyé.

Il ajouta, pendant qu’un rayon plus sombre illuminait sa prunelle : car lui aussi avait compris la mystérieuse parole d’Irène.

— Je ne serai pas vengé ; s’il reste pauvre, il pourra aimer son fils, et son fils l’aimera…

Il se tut.

La lampe éclairait deux cadavres.

Une heure s’écoula. Il faisait grand jour au dehors. Paris éveillé rendait ce murmure large et profond qui est comme le souffle de la monstrueuse cité.

Mais Paris ne savait pas l’histoire de la dernière heure. Il passait, insouciant, autour de la mare de sang qui rougissait le dénouement de ce drame-apologue.

Paris, du reste, a-t-il besoin de voir en action la morale de cette sinistre fable : la malédiction de l’or ! N’assiste-t-il pas tous les jours à quelque tragédie publique ou privée dont chaque larme, dont chaque goutte de sang crie ou râle : « L’argent tue, l’argent damne ! »

Il y a un proverbe qui excite le sourire, un adage décrépit qui radote depuis le commencement du monde : La richesse ne fait pas le bonheur.

Ni l’honneur, ajouterons-nous.

Et ce ne sera pas assez dire. L’argent fait le malheur et la honte.

Dans les jours prospères, de semblables paroles soulèvent les épaules de la foule. On les relègue au grenier des lieux-communs démodés.

Mais vient une heure où tout cœur saigne, parce qu’un voile de deuil pèse sur le front de la patrie : chacun se recueille au fond de sa tristesse. On se sent d’autant plus humilié qu’on était plus fier, d’autant plus faible qu’on se croyait plus fort. La conscience alors s’éveille.

Et l’on se demande, dans l’étonnement d’une chute qui semblait impossible : D’où vient ce désastre inouï ?

Les faits répondent, et voici ce qui se dégage de leur lamentable clameur :

Ce n’est pas l’ennemi qui nous a vaincus, c’est le vol.

L’or nous a tués, l’or nous a damnés. Notre armée dédoublée avait une réserve en papier, nos fusils ne partaient pas, nos cartouches contenaient du son ; pas de fourrage pour nos chevaux, pas de pain pour nos hommes ; des uniformes en amadou, des souliers dont la semelle était faite avec de vieilles gazettes…

Car les crimes de l’or sont ainsi : horribles autant que grotesques.

Partout la fraude glaçant le courage, le vol paralysant l’héroïsme ; partout l’or, l’ignoble soif de l’or acharnée comme un cancer au sein de la patrie expirante !

On dit même que les mains crochues allèrent plus loin que le vol, et qu’il y eut des hommes, des femmes aussi pour vendre le secret des derniers efforts de notre agonie…

Mais ces pages qui sont l’œuvre frivole d’un conteur, n’ont peut-être pas le droit d’effleurer des sujets si graves. Achevons notre histoire.

C’était à midi sonnant que le fantôme du colonel Bozzo-Corona, apparu, la nuit dernière aux Compagnons du Trésor, dans les bosquets du Père-Lachaise, leur avait donné rendez-vous.

Il avait promis de les recevoir rue Thérèse, dans son ancien hôtel, transformé en couvent.

Il leur avait promis, en outre, le partage si longtemps attendu des richesses de la Merci, sous condition que l’association, travaillant pour lui, ferait disparaître Vincent Carpentier, Reynier et surtout le cavalier Mora.

La comtesse Marguerite et ses associés ignoraient-ils que le Fantôme et le cavalier Mora étaient une seule et même personne ? Cela importait peu au colonel. Il était comme ces tyrans qui mentent sans désir de tromper, parce qu’ils se sentent assez puissants pour imposer le mensonge.

Pour tout le monde, ce rendez-vous était une bataille, un défi, le colonel comptait bien que ses adversaires seraient armés ; seulement, il se croyait certain de leur opposer des armes supérieures.

Vers sept heures du matin, la comtesse Marguerite de Clare, devançant le rendez-vous de près d’une demi-journée, tourna dans son équipage l’angle de la rue Thérèse. Elle rencontra le docteur Samuel à la porte de l’hôtel.

Celui-ci venait à pied. Il était très pâle. Il annonça à Marguerite la disparition de Cocotte, de Piquepuce et de Roblot, qui étaient les meilleurs officiers subalternes de l’association.

Malgré cette perte, le docteur avait pu rassembler un nombre suffisant d’affiliés aux abords de l’hôtel, et Marguerite reconnut aux tables du café voisin la figure hétéroclite de Similor, buvant à sa santé en respectable compagnie.

Ce fut Marguerite elle-même qui souleva le marteau de la porte cochère. Personne ne répondit à l’intérieur.

Une pauvre femme qui passait dit :

— Si c’est pour voir les bonnes religieuses, vous arrivez trop tard. Le couvent a déménagé cette nuit.

Samuel et Marguerite se regardèrent.

— Si vous avez peur, prononça tout bas celle-ci, j’entrerai seule.

Samuel poussa de la main le battant de la porte, qui céda aussitôt.

Ils passèrent ensemble le seuil. La cour était déserte, ainsi que les écuries et remises dont les portes restaient grandes ouvertes.

Au contraire, la conciergerie et les divers étages des bâtiments qui entouraient la cour, montraient leurs volets fermés.

Marguerite entra par l’escalier de droite qui donnait accès autrefois dans les appartements privés du colonel Bozzo-Corona. Nous nous souvenons que la majeure partie de l’hôtel était, en ce temps-là, dévolue aux bureaux de l’association philanthropique fondée par le vieux démon, déguisé en bienfaiteur de l’humanité.

Il y avait eu peu de chose à changer pour donner à cette austère demeure une apparence claustrale. Des guichets grillés avaient été mis aux portes du premier étage.

Une seule de ces portes était ouverte : celle par où Vincent Carpentier avait été introduit dans la salle à manger, ce soir d’hiver où le colonel l’avait engagé à son service pour une mystérieuse besogne.

La comtesse Marguerite et le docteur Samuel traversèrent l’antichambre, puis la salle à manger où il ne restait plus aucun meuble. Il en était de même au salon.

Dans chacune de ces pièces, comme sur le palier du premier étage, Marguerite et son compagnon trouvèrent invariablement les portes closes, excepté deux : celle par où ils entraient et celle qui leur fournissait accès dans la pièce suivante.

On eût dit qu’une main mystérieuse leur avait ménagé un chemin dans ce logis abandonné.

Le docteur et la comtesse devinaient cette main.

— Le Père nous a frayé la route, dit Marguerite en quittant le salon.

— Et la route doit mener à un traquenard, ajouta Samuel.

Ils ne s’arrêtèrent point pour cela. La main du docteur serrait la crosse d’un pistolet sous le revers de son habit.

La comtesse était sans armes.

Il leur fallut traverser ainsi presque toute la maison pour arriver à l’ancienne chambre à coucher du colonel.

Tous deux se doutaient bien que là serait le terme de leur voyage. Ils ralentirent involontairement le pas en approchant de ce terrible seuil.

Dans l’avant-dernière pièce ils s’arrêtèrent. C’était celle où le colonel et Vincent Carpentier avaient entendu le travail long, mais sûr du comte Julian, forçant la serrure, avant d’accomplir le parricide sanglante.

Au-dessus de la porte une inscription disait :

Chambre de la mère supérieure.

Marguerite n’hésita pas un instant : Elle était brave. Elle tourna le bouton.

La chambre de la supérieure était, comme les autres, veuve de tout meuble ; seulement, en face de l’alcôve vide, le portrait en pied de la mère Marie-de-Grâce pendait à la muraille.

Le sourire glacé de cette tête pâle, dont la morne beauté semblait sculptée dans l’albâtre, faisait froid jusqu’au fond des veines.

— C’est LUI ! murmura Marguerite.

Samuel tremblait.

La chambre n’avait d’autre issue apparente que celle par où le docteur et la comtesse venaient d’entrer.

Mais au fond de l’alcôve un bouton d’acier brillait, et un écriteau, récemment tracé, pendait à la tapisserie. Il n’avait que trois lettres et disait :

ICI.

— Il nous attend ! pensa tout haut Marguerite.

— La mort est là ! murmura Samuel qui frissonnait de la tête aux pieds.

Marguerite fit un pas vers l’alcôve. Le docteur ajouta :

— Il est encore temps de reculer.

L’admirable taille de Marguerite se redressa de toute sa hauteur.

— Jamais je n’ai su reculer ! dit-elle.

Et sa main toucha le bouton d’acier.

La pierre que Vincent avait équilibrée avec tant d’art, tourna aussitôt sur son pivot, laissant béante l’ouverture de la cachette.

Sous cette voûte écrasée et malgré la brèche donnant sur le jardin, il faisait relativement sombre. La lampe votive du dieu Or faussait la lumière et augmentait l’obscurité.

Marguerite marchait en avant. Samuel essayait de voir par-dessus son épaule.

C’était un poltron résolu dont les dents claquaient, mais qui osait.

Ils ne virent rien d’abord, sinon la caisse et ses reflets de bronze.

Marguerite, contenant sa voix qui voulait éclater, dit la première :

— Il y a deux hommes couchés.

— Et la cachette est éventrée, ajouta Samuel apercevant les arbres du jardin à travers la brèche.

La voix de la comtesse s’embarrassa dans sa gorge pendant qu’elle murmurait :

— Est-il trop tard ? Vincent Carpentier nous a-t-il prévenus ?

Elle voulut faire un pas ; son pied sentit, entre sa semelle et la dalle, la clé qu’Irène avait jetée.

Elle la ramassa machinalement. Samuel disait à cet instant même :

— Ces deux-là sont morts.

Marguerite en même temps s’écria :

— On vient ! Défendez l’entrée ! J’ai la clé ! Le trésor est à nous !

— À nous tous ! dit le prince, qui sauta par la brèche, le couteau à la main.

Derrière lui venaient l’abbé X… Comayrol et le bon Jaffret.

— J’ai la clé, répéta Marguerite accueillant les nouveaux venus d’un regard hostile et hautain. Le partage sera réglé selon ma volonté, parce que je suis Le Maître. La maison est entourée de mes serviteurs, et ils savent d’avance qu’aujourd’hui, en plein soleil, je peux dire : Il fait nuit !

Elle se baissa par deux fois, mettant la main d’abord sur la poitrine de Vincent Carpentier, puis sur celle du comte Julian.

Samuel avait parlé bas aux Compagnons du Trésor, disant :

— Sachons d’abord ce que contient le coffret. À quoi bon frapper s’il est vide ?

Le prince répondit :

— Vivons en paix plutôt que de mourir comme eux.

— Le hasard, ajouta l’abbé X…, nous a débarrassés de nos deux plus mortels ennemis. De quoi vous plaignez-vous, Maîtresse ? N’avez-vous pas, vous aussi, devancé l’heure du rendez-vous ?

Comayrol et le bon Jaffret s’étaient rapprochés tout doucement de la caisse.

— Ce n’est pas bien grand, fit observer Comayrol avec regret.

— Si Mme la comtesse voulait me confier la clé, insinua Jaffret, j’ai quelque habitude de ces sortes de serrures.

Samuel mit sur le bras de Marguerite sa main que des soubresauts nerveux agitaient.

— Nous attendons, fit-il. Les minutes sont des siècles, ici !

Il y avait quelque chose d’étrangement menaçant dans l’émotion de cet homme que chacun avait toujours vu froid comme la pierre.

Marguerite repoussa du pied la jambe inerte du comte Julian qui lui barrait le passage, et s’approcha de la caisse à son tour.

Elle regarda pour la première fois la clé qu’elle tenait à la main.

La clé, d’un travail délicat, était double et devait travailler des deux bouts.

Sans mot dire, Marguerite approcha l’une des extrémités de la serrure au hasard.

Les Compagnons du Trésor retenaient leur souffle. Quelques-uns avaient tout leur sang au visage, d’autres étaient plus blêmes que les deux cadavres étendus sur les dalles.

Tous les fronts ruisselaient de sueur.

La clé toucha la serrure, mais elle n’entra pas. Il y eut un grand soupir qui ressemblait à un gémissement.

Marguerite retourna la clé, dont l’autre extrémité entra et joua sans peine.

Un élan bestial poussa tous ces hommes en avant. La caisse fut entourée et serrée de si près, que les battants n’avaient plus de place pour virer sur leurs gonds.

Marguerite leur ordonna de reculer. Ils étaient ivres ; ils ne comprirent pas ; ils criaient :

— Ouvrez ! qui vous empêche d’ouvrir ?

Ivre comme eux, Marguerite arracha la clé de la serrure et les en frappa au visage. Ainsi corrige-t-on la meute qui veut devancer le moment de la curée.

Les chiens hurlent, mais reviennent.

Les Compagnons du Trésor, plus âpres que la meute affamée, ne hurlèrent pas. Le sang coulait à leur insu de leurs lèvres hébétées qui répétaient :

— Ouvrez donc ! mais ouvrez donc !

Ils reculèrent d’un pas pourtant, et les deux battants de fer roulèrent sur leurs axes.

Il se fit un silence si profond qu’on entendait les cœurs sauter dans les poitrines.

Puis un sourd concert de blasphèmes emplit le caveau. Il n’y avait rien dans le coffre-fort.

Ou, du moins, on ne voyait rien.

La figure du bon Jaffret s’inonda de larmes. Le talon du prince écrasa par vengeance le front déjà froid du comte Julian.

— Fouillons le mort ! s’écria-t-on.

Car la même idée était venue à tous. Le colonel s’était vanté d’avoir condensé le trésor à ce point qu’il eût pu le mettre dans sa petite boîte d’or.

On se jeta sur le cadavre. On commença à le dépouiller. On l’eût ouvert très certainement pour interroger ses entrailles !

Mais Marguerite, sans mot dire, avait avancé la main à l’intérieur de la caisse. La meute entendit le bruit d’une plaque métallique qu’on dérangeait.