Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 22

La bibliothèque libre.
Dentu (Tome Ip. 242-252).
Escalade  ►
Première partie


XXII

Aux écoutes


Ce Piquepuce, inspecteur des travaux et limier par surcroît, était un garçon intelligent, sachant les affaires. Bien entendu, Vincent ne lui avait rien confié de son secret, mais il lui donnait la direction, et Piquepuce suivait la voie désignée avec le flair sûr et docile d’un bon chien de chasse.

Comme il ne faut jamais poser d’énigmes aux subalternes, Vincent, vis-à-vis de Piquepuce, était censé agir dans l’intérêt du colonel Bozzo, son protecteur et son bienfaiteur. La reconnaissance expliquait tout.

Piquepuce avait l’air de croire à ce sentiment si naturel. D’ailleurs, il n’en demandait pas tant que cela. Pourvu qu’on le payât bien, il ne s’inquiétait point du reste.

Or, Vincent le payait très bien, témoin la prime de 25 louis, réclamée tout à l’heure par Piquepuce comme chose promise et due.

Même avant sa rencontre avec Mme la comtesse de Clare, Vincent avait tourné de ce côté le verre de sa lanterne.

— Voilà, dit l’inspecteur en tirant de sa poche un papier. Je suis bien heureux d’avoir ma femme. Ils se sont arrangés en société, Madame la comtesse, M. Lecoq, le docteur Samuel, le prince, etc.

Voici du reste tous les noms. Leur goguette s’appelle : Les Compagnons du Trésor. C’est très gai, à ce que dit ma femme, mais elle est fine, et dans son idée, tout ça n’est pas pour rire. Le colonel Bozzo a donc un fier saint frusquin, patron, pour qu’on se démène comme ça alentour ? Et tous gens calés !

Vincent avait pris le papier et lisait les noms.

— Les compagnons du Trésor ! répéta-t-il. Huit associés.

— Ils en auront bientôt un neuvième, interrompit M. Piquepuce : celui qui a bâti la chambre du Trésor. On le tient déjà par une patte, mais ma femme n’a pas encore pu savoir son nom.

Les sourcils de Vincent se froncèrent.

— Et c’est devant les domestiques, murmura-t-il d’un air soupçonneux, qu’ils jouent à ce terrible jeu !

— Ah ! ah ! s’écria l’inspecteur, on voit bien que vous ne connaissez pas Mme Piquepuce ! C’est l’ancienne Bouton-d’Or du théâtre Saqui, en tout bien tout honneur. Elle a des yeux d’aspic et des oreilles à entendre pousser le blé dans les champs. Et innocente avec cela ! J’ai épousé là un joli sujet, patron.

Vincent Carpentier serra la liste.

— Votre femme, demanda-t-il, n’a jamais entendu parler de moi là-dedans.

— Jamais… à moins que vous ne soyez par hasard le neuvième.

Vincent affecta de sourire.

— C’est aussi vraisemblable que le restant de l’aventure, dit-il en haussant les épaules. Autre chose : ceci est plus sérieux. Auriez-vous un moyen quelconque de vous procurer accès dans la maison des Dames de la Croix ?

— Au couvent ? Parbleu ! C’est à moi ce quartier-là : Piquepuce, Picpus… pas mauvais hein ? J’en fais quelquefois comme ça.

Il rit tout seul et ajouta :

— Ma femme, toujours ma femme ! Elle est la marraine du petit dernier de la lingère. Que voulez-vous fabriquer là-bas ?

— Je veux avoir des renseignements, répondit Carpentier, sur une personne qui habite le couvent, sans appartenir à la communauté. C’est une femme qui peut avoir trente ans, peut-être plus. Je la suppose Italienne. Elle porte un costume quasi-religieux comme certaines chanoinesses des chapitres d’Autriche. Elle se fait appeler la mère Marie-de-Grâce.

Piquepuce prenait des notes sur son calepin.

— Après ? fit-il, ça va amuser ma femme.

— Je voudrais savoir surtout, reprit Carpentier, si cette personne à un frère.

Il s’arrêta pour achever presque aussitôt après :

— … Ou bien si elle ne serait pas elle-même son propre frère.

Piquepuce enfla ses maigres joues.

— Tiens, tiens, fit-il, le loup dans la bergerie ! En plus que vous avez un petit chaperon rouge dans cette forêt-là, pas vrai, patron ?

L’architecte fit un signe de tête affirmatif et joyeux. Sa fille expliquait sa curiosité.

Piquepuce dit :

— Je vas lâcher ma femme, et la chose sera tirée au clair demain soir. Est-ce tout ?

— C’est tout.

M. Piquepuce reprit son chapeau, qui n’était pas d’une entière fraîcheur, et se dirigea vers la porte ; mais avant de franchir le seuil, il parut se raviser et revint en disant :

— Je savais bien que j’oubliais quelque chose pour les Compagnons du Trésor ! ma femme m’aurait grondé, c’est sûr ! Il s’agit du neuvième, celui qui a creusé la noix. Le vieux le guette. M. Lecoq parlait hier au soir d’un quidam à visière verte et à vieille houppelande qui a loué une mansarde rue des Moineaux, sur les derrières de l’hôtel Bozzo, et d’une manière de jeune homme à tête pâle, sans barbe, qui rôde de ce même côté. C’est peut-être bien vous qui placez ces gaillards-là autour de la maison. Enfin, n’importe, je dois tout vous dire. À demain.

Il sortit. Dans la chambre voisine, il y avait Roblot, le valet de chambre qui l’avait annoncé. M. Piquepuce et lui échangèrent une poignée de main.

Roblot demanda :

— Avez-vous caressé le chien pour qu’il s’habitue à vous ?

— Oui, répondit l’inspecteur. César et moi, nous sommes des amis. Ça brûle, dites donc. J’ai idée que, désormais, la chose ne languira pas. Ouvrez-moi le corridor.

Au lieu de gagner la rue, M. Piquepuce s’introduisit dans une galerie qui faisait retour le long de la chambre où Vincent Carpentier se tenait.

Nous avons dit que cette chambre avait deux portes.

En suivant la galerie sur la pointe du pied, M. Piquepuce parvint sans bruit jusqu’à la seconde de ces portes et s’y arrêta, l’œil collé au trou de la serrure.

Il se mit à rire tous bas parce que Carpentier, les deux coudes sur la table, plongeait sa tête entre ses mains.

Le chien vint jusqu’à la porte, flaira et se recoucha.

— Bonne bête ! pensa Piquepuce. Quant à l’architecte, son affaire est dans le sac. Il a trouvé ce qu’il cherchait. J’ai vu sur le plan un point rouge qui n’y était pas hier. Il ne lui reste plus qu’à se brûler à la chandelle.

C’était vrai. La veille, le point rouge n’était pas sur le plan.

Vincent l’y avait mis le matin même de ce jour en rentrant de sa faction à la fenêtre de sa mansarde.

Voici pourquoi il l’y avait mis.

Cette nuit-là même, et après bien des semaines d’attente, Vincent avait vu briller de nouveau la lueur qui allait de fenêtre en fenêtre au rez-de chaussée de l’hôtel Bozzo.

La première fois qu’il avait aperçu cette lueur, Vincent n’avait pu distinguer à l’œil nu ni le visage, ni même la tournure de l’homme qui la portait.

C’était le dernier fil qui arrêtait la solution définitive du problème. Il y avait, en effet, probabilité, mais non pas complète certitude. Ce pouvait être un valet, ce pouvait être aussi quelque homme de proie, attiré par l’aimant de l’or et rôdant, comme Vincent lui-même, autour de cette porte close qui laissait échapper un vertige.

Vincent voulait être sûr, absolument.

Cette nuit, la longue vue, braquée d’avance, lui montra derrière les carreaux de la première fenêtre, puis derrière les vitres de la seconde et ainsi de suite, de croisée en croisée, jusqu’au fond du jardin, la silhouette frêle et chancelante du colonel Bozzo qui portait une lampe à la main.

Et Vincent se dit avec un grand mouvement d’orgueil et de terreur :

— Le trésor est à moi, — si je veux !

Voulait-il ?

À cette question, Vincent lui-même n’aurait pas encore su répondre.

J’entends le matin. — Ce soir, après le départ de Piquepuce, il avait sa tête entre ses mains, parce qu’il interrogeait sa fièvre, cherchant à savoir ce qu’il y avait au fond de ce délirant effort qui lui avait pris sa vie.

Il fut longtemps sans parler, car ce ne sont pas seulement des pensées qui traversent l’esprit des solitaires ; ils parlent à haute voix, avec éloquence souvent, parfois avec violence, et le monologue dont le théâtre abuse est, dans une certaine mesure, l’expression de la réalité.

Piquepuce était un observateur. Il savait cela. Son oreille remplaça son œil au trou de la serrure, juste au moment où Vincent se redressait tout pâle avec du feu sombre plein les yeux.

Vincent ne se ressemblait plus à lui-même. Son visage était effrayant de souffrance et d’audace. Il froissa de la main le plan étendu devant lui et dit tout haut, d’une voix nettement articulée :

— Je n’avais pas besoin de cela. Je savais ma route. Dès le premier jour, quelque chose a parlé en moi. Ce point rouge, je le voyais à la place même où mes calculs et mes recherches l’ont placé. Il brillait comme une flamme. Il éblouissait ma pensée. J’aurais été à l’endroit qu’il désigne, les yeux bandés, tout droit, à travers n’importe quels obstacles, comme on marche à sa destinée.

Il secoua la tête lentement, avec tristesse, mais avec fermeté, comme on fait en écoutant une accusation grave, plausible, mais injuste.

— Non, je ne suis pas un voleur, reprit-il, je l’affirme, je le jure ! je ne sais pas tout, mais chemin faisant, j’ai appris bien des choses, et le tableau de la galerie Biffi, révélation inattendue, a donné pour moi un sens au texte inexplicable de la légende. Cet or amoncelé en quantité inouïe, c’est du sang, c’est du malheur, ce sont des larmes. Voilà plus d’un siècle peut-être que cet interminable série de crimes passe effrontément devant l’œil aveuglé de la justice humaine et brave sans cesse le châtiment. Il y avait des francs-juges autrefois. Ce n’étaient pas des voleurs. Ils avaient pris leur droit où Dieu l’a mis, dans leur cœur !

— As-tu fini ! grommela Piquepuce de l’autre côté de la porte. Tu es ennuyeux comme la pluie, mon bibi. Essaie de pincer l’objet, mais pas de sermons, s’il vous plaît !

Il bâilla. Vincent poursuivait avec une passion croissante :

— Que faisaient les francs-juges d’Allemagne ? Ils punissaient, et ils restituaient. Je recule devant le rôle de bourreau ; c’est de là-haut que doit tomber la peine. Je ne frapperai que si un obstacle me barre la route… car je suis résolu à marcher.

— À la bonne heure, fit Piquepuce. Allons, mon fils ! mais gare aux faux pas !

— Mais je restituerai ; c’est là l’idée qui fait ma force. À qui ? Ces hommes ont laissé derrière eux d’innombrables victimes. Je ne les connais pas, et j’ai regretté souvent de n’avoir pas au moins une vengeance à exercer. J’avais tort. Ma cause n’en est que plus grande. Je chercherai, je trouverai. N’ai-je pas fait mes preuves ? Seul et pauvre, j’ai cherché, j’ai trouvé. Quel problème me résistera quand je posséderai la clé d’or et une armée ?

Il se leva. Une sorte de calme succéda à son agitation.

Il se mit à marcher d’un pas mesuré. Et comme sa promenade le conduisit devant une glace, il y regarda son image.

Cela le fit reculer, tant l’altération de ses traits était frappante, et, comme si quelqu’un lui eût crié : « Tu mens, » il balbutia :

— Non, je ne mens pas ! je n’ai aucune passion, aucun désir. Dans l’univers entier je ne vois rien que je pusse acheter avec, cette prodigieuse richesse. Pour les deux enfants, c’est vrai, j’ai rêvé l’opulence sans bornes, mais je ne sais plus si c’est mon envie, parce que le bonheur semble s’éloigner de ces demeures si riches. Il y a un démon dans l’or. Je ne veux rien… non ! rien !

— Mais je veux tout ! s’écria-t-il en relevant la tête. Je mourrais avant de partager ! Dieu m’a donné cela, à moi tout seul, pour que je rende justice. Et Dieu me punirait si je manquais de courage à l’heure de la suprême bataille. C’est aujourd’hui le grand jour, mon instinct me le crie, et mon instinct ne m’a jamais trompé. Le colonel a découvert mon secret, que lui coûtera un meurtre de plus ? Et les autres, ces Compagnons du Trésor, qui comptaient se servir de moi comme d’un guide, mes oreilles tintent, ils parlent de moi, ils me condamnent… ils m’ont condamné ! demain, il serait trop tard.

L’heure sonna à la pendule. Vincent compta onze coups.

— Déjà ! murmura-t-il, tandis qu’un frisson passait dans ses veines.

Un instant il demeura immobile et comme hésitant ; puis, ouvrant avec lenteur un tiroir de son bureau, il y prit deux pistolets qu’il glissa dans ses poches.

De l’autre côté de la serrure, M. Piquepuce dit :

— Voilà l’action qui se corse, attention !

Vincent souleva la houppelande comme pour la passer par-dessus son habit, mais après réflexion, il la rejeta, disant :

— Cette nuit, je n’ai pas besoin de déguisement.

Il boutonna sa redingote.

Au moment où il prenait son chapeau, M. Piquepuce abandonna son poste d’observation et enfila vivement le corridor.

— Ça y est, dit-il à Roblot, qui l’interrogeait de son regard curieux. Les fers sont au feu.

Il descendit le perron quatre à quatre, traversa la rue et se jeta dans un fiacre qui l’attendait au prochain carrefour.

— Rue Thérèse, dit-il en refermant la portière, à l’hôtel Bozzo ! Brûlez !