Les Compagnons du trésor/Partie 1/Chapitre 21

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Dentu (Tome Ip. 231-241).
Première partie


XXI

Celui qui trompe les deux


Pendant que Vincent se morfondait à son poste, cherchant un moyen de contrôler les apparences et de voir de plus près, il aperçut un mouvement confus, au faîte du mur qui séparait le jardin de la rue des Moineaux.

C’était une masse noire qui semblait ramper sur la muraille, et qui se laissa glisser avec précaution dans la rue.

Si l’homme eût aussi bien sauté dans le jardin, Vincent aurait crié à la garde !

Était-ce un malfaiteur ordinaire ? un rôdeur guettant sa proie au hasard ?

Était-ce un rival ? un chasseur courant sur la propre piste de Vincent et plus avancé que Vincent lui-même ?

Une fois sur le trottoir, l’ombre se glissa le long du mur, dessina en passant sous un réverbère la silhouette d’un jeune homme marchant à grands pas, — puis se perdit dans la nuit.

Vincent resta stupéfait, plus suffoqué que Robinson Crusoé, reculant à la vue d’un pied imprimé sur le sable.

Cet homme, cet inconnu, quel qu’il fût, était pour lui un ennemi mortel.

Vers cinq heures du matin seulement, la lumière se montra de nouveau à l’extrémité nord de la façade.

Elle traversa une seconde fois tout le rez-de-chaussée de l’hôtel, s’en allant par où elle était venue.

Vincent Carpentier ne dormit pas ce jour-là. Il resta la matinée entière courbé sur son plan, et suivant la route de la lueur, il se disait, parlant du rôdeur nocturne :

— De l’endroit où il était, sur le mur, il devait mieux voir que moi.

Je voudrais trouver un autre mot que jalousie pour désigner la sauvage étreinte qui lui blessait le cœur.

Il pensait encore, travaillant toujours et compulsant les souvenirs de ses courses de nuit en compagnie du colonel :

— Nous arrivions par la rue, c’est clair, nous traversions le petit jardin, nous trouvions une porte…

Son doigt, qui marchait sur le papier, s’arrêta devant la seule porte désignée au plan, et qui s’ouvrait à gauche en entrant par la rue des Moineaux à quelques mètres seulement du mur.

— Ce n’était pas celle-là, dit-il après avoir hésité. La lumière a été, cette nuit, jusqu’à l’autre bout de la maison ; la maison a plus de quarante pas de large, et c’est à peine si nous faisions trois pas après avoir quitté la cage de l’escalier. De deux choses l’une : ou il y avait une autre porte, ou tout l’échafaudage de mes calculs s’écroule !

Son poing fermé frappa la table.

— Il y avait une autre porte ! fit-il résolument, comme si sa volonté eût pu influer sur le fait. L’homme a bien monté sur le mur. Je chercherai, je trouverai…

Il s’interrompit encore une fois et prononça avec une expression étrange :

— Mais l’homme reviendra… Tans pis pour lui !

Il ne sortit pas de la journée et ne voulut recevoir personne.

À la tombée de la nuit, il se déguisa comme à l’ordinaire, et couvrit son travestissement du long manteau qui lui servait à sortir de chez lui.

Ceux qui, pour un motif ou pour un autre, prolongent ainsi le carnaval en dehors des jours gras, sont sujets à se faire illusion. Ils croient, dur comme fer, que personne ne les reconnaît.

Il y en a beaucoup qui se trompent.

Vincent Carpentier prit une route très-détournée pour aller du quartier Saint-Lazare à la rue Saint-Roch. Il aurait juré que personne ne le suivait.

Quelque part, dans un de ces terrains vagues qui abondaient encore alors derrière la gare actuelle du chemin de fer du Havre, il dépouilla son manteau dont il fit un paquet, coiffa son garde-vue vert et prit son rôle de vieux juif.

À l’angle aigu formé par les rues Saint-Roch et des Moineaux, il passa tout contre un jeune homme arrêté devant les carreaux d’un petit magasin borgne où l’on faisait semblant de vendre des modes.

Le jeune homme avait le dos tourné, mais il essaya de glisser un regard oblique sous le garde-vue de Vincent.

Celui-ci avait l’instinct éveillé et subtil des gens qui se cachent. Il guettait d’ailleurs, lui aussi, songeant à l’ombre de la nuit précédente.

Il se retourna à demi et ses yeux choquèrent ceux du jeune homme, qui s’éloigna aussitôt.

C’était une tête pâle et très blanche, imberbe, encadrée dans de grands cheveux d’un noir de jais.

Ceux qui ont voyagé en Italie connaissent ces masques d’ivoire et d’ébène.

Vincent Carpentier ne se souvint pas d’avoir jamais vu ce jeune homme, dont néanmoins la figure le frappa comme celle d’un être détesté.

Il continua sa route ; mais, au lieu d’entrer dans la maison où était sa mansarde, il passa franc et monta jusqu’au sommet de la butte des Moulins. Là, il regarda derrière lui et ne vit rien.

Cependant, au moment où, revenu sur ses pas, il franchissait le seuil de l’allée, étroite et noire, donnant accès dans sa maison d’emprunt, il aperçut au loin la silhouette de l’ennemi inconnu.

— C’est un duel, se dit-il, je tuerai ce loup !

Et il n’avait pas attendu cela pour concevoir une pensée de défense ou d’attaque, car en entrant dans sa mansarde, dont il referma la porte à clef, il déposa sur le lit deux objets dont l’un était un couteau-poignard.

L’autre objet, beaucoup plus volumineux, fut retiré d’une toile qui l’enveloppait et se trouva être une longue-vue.

Carpentier s’assit à son poste auprès de la fenêtre. Il était profondément inquiet. Il espionna, cette fois, non-seulement l’hôtel, mais le jardin et la rue.

Le sommeil l’accablait. Il résista au sommeil.

Ce fut en pure perte, car il ne vit rien, ni derrière les fenêtres closes de l’hôtel, ni dans le jardin, ni sur le mur, ni dans la rue.

À l’aube, quoiqu’il fût rendu de fatigue, il ne prit point, comme de coutume, le chemin de son logis. Il attendit que le jour fût grand, et disposa sa longue-vue de manière à scruter chacune des pierres qui composaient la muraille extérieure de l’hôtel Bozzo.

Son examen fut d’abord inutile, mais ceux qui marchent guidés par le calcul sont lents à se décourager. Quand l’équation résolue a dit : telle chose est, il faut que la chose soit.

Nouveau monde, planète ou maçonnerie masquant la place où était une porte, les chiffres ont rendu l’oracle. Défiez-vous de vos sens, tant que vous voudrez, mais non des chiffres, — et continuez de chercher. Si vous êtes Colomb, vous trouverez l’Amérique.

Les chiffres ne mentent jamais.

C’était un chef-d’œuvre que la façon dont cette porte avait été bouchée. On avait trouvé, je ne sais où, de grandes vieilles pierres, taillées sous les premiers Valois. On les avait assemblées selon l’art du moyen-âge, on les avait souillées, rongées, ridées, vermoulues avec un soin méticuleux, de telle sorte que, l’humidité de quatre ou cinq ans aidant à la perfection du travail, la suture était devenue invisible pour les yeux les mieux exercés.

Mais la longue-vue était bonne, et Vincent Carpentier avait été maçon.

Il savait regarder les murailles comme un détectif habile examine le visage grimé d’un suspect.

Quand son œil quitta le petit bout de la lorgnette, après un travail acharné, il avait délimité un carré long qui semblait plus vieux que le restant de la muraille, et qui faisait tache, imperceptiblement il est vrai, par excès d’antiquité.

Vincent essuya la sueur de son front et se dit :

— La porte est où elle doit être. Restent deux choses : 1o savoir si c’est bien le colonel qui voyage la nuit, et 2o jeter ce curieux hors de mon chemin.

Le curieux, c’était le loup qu’il fallait tuer : ce jeune homme qui avait des traits de marbre blanc sous ses cheveux de jais.

Vincent s’étendit sur le lit pour attendre la nuit, car il lui fallait les ténèbres pour regagner sa maison. En plein jour, un déguisement comme le sien ne trompe personne et attire au contraire tous les regards. Malgré sa lassitude, il ne put fermer l’œil.

En rentrant chez lui, il trouva parmi sa correspondance deux lettres que nous devons mentionner.

La première, datée de Marseille, annonçait le retour de Reynier.

La seconde était de la supérieure du couvent de Sainte-Croix, qui lui demandait son aide, plusieurs mois à l’avance, pour les préparatifs de la distribution des prix.

Nous ne dirons que la vérité en affirmant l’amour profond et sincère de Vincent Carpentier pour ses enfants : sa fille et son fils d’adoption. L’année dernière encore, les vacances d’Irène avaient été pour lui une véritable fête, et depuis longtemps déjà, il caressait le cher projet d’installer l’atelier de Reynier dans sa propre maison.

Aujourd’hui, la lecture des deux lettres amena des rides à son front.

— Il faut, dit-il, que Reynier travaille loin d’ici.

Et il ajouta :

— Bientôt les vacances d’Irène ! La voilà jeune fille. Elle verrait ce que je veux cacher !

L’idée fixe, maîtresse absolue de la pensée, attaquait le cœur.

Il n’y avait plus rien en Vincent qui ne fût sa folie même ; les événements semblaient être complices : chaque jour, sa fièvre trouvait un aliment nouveau, et, chose singulière, Reynier lui-même, arrivant de Rome, apporta dans ses bagages une brassée de bois sec pour animer la fournaise.

La première fois que Vincent Carpentier jeta les yeux sur le « tableau du Brigand, » copié par Reynier dans la galerie Biffi, un vertige enveloppa son être tout entier. Il se crut le jouet d’une hallucination.

Le mystère éblouissant mais terrible qu’il essayait de sonder au prix de son repos, au péril de sa vie, sortait tout à coup de l’ombre avec violence.

Une partie du mystère, au moins. L’implacable tragédie de l’or déroulait ici sa scène capitale. Le trésor balbutiait son sanglant aveu.

L’héritage du crime confessait l’épouvantable naïveté de sa loi.

C’était grand et hideux comme les légendes de la barbarie : ceci pour tout le monde.

Pour Vincent, c’était mieux et pis que cela. Il avait la clef de l’allégorie. Les trois personnes du drame : le vieillard, le jeune homme, le trésor, il les connaissait.

Pour d’autres, cette page effrayante et bizarre parlait du passé.

Pour lui, c’était le présent et l’avenir : aujourd’hui et demain.

Le trésor, était dans la cachette que Vincent lui-même avait creusée et maçonnée ; le vieillard, ou du moins son vivant portrait, était le colonel Bozzo, maître et gardien du trésor ; le jeune homme : cette face plus blanche que celle d’une femme sous la sombre richesse de ses cheveux noirs, Vincent l’avait vu rôder comme un loup autour de sa proie.

Il ne savait pas encore son nom ; mais il l’aurait reconnu entre mille.

Nous savons, en effet, qu’il fut frappé violemment, au couvent de la Croix, par la vue de la mère Marie de Grâce.

Et quand Reynier lui eut conté l’histoire de cette nuit corse, qui était comme le second acte de la tragédie parricide et l’envers du tableau romain représentant le meurtre du fils par le père, la mort du Coriolan, Vincent donna un nom au loup.

Le loup était l’autre fils du Père à Tous, le frère du marquis Coriolan, le comte Julian Bozzo Corona.

Car ce vampire des ruines de Sartène, vainqueur deux fois dans le duel de famille, assassin de son père, assassin de son fils, était ce doux vieillard, sanctifiant ses derniers jours par la philanthropie : le colonel Bozzo Corona.

Était-ce là une excuse à la conduite de Vincent Carpentier ? Il importe peu. La fièvre d’or a son explication en soi comme tout délire. Nous ne plaidons pas, nous racontons.

Depuis bien longtemps déjà, Vincent n’essayait plus de résister. Non-seulement il continua son travail solitaire, mais encore il s’adjoignit des aides. Rien n’est subtil comme le sens d’un maniaque. Avant même d’avoir vu sur le mur de l’hôtel Bozzo cette ombre d’espion ou de voleur qui avait arrêté le souffle dans sa poitrine comme l’aspect d’un rival, embusqué sous une fenêtre aimée, Vincent se défiait. Son instinct jaloux devinait d’autres amoureux autour du trésor.

Ses soupçons allaient surtout du côté de cette petite église, composée de gens riches et bien posés qui entouraient étroitement le colonel.

C’était parmi ces gens-là surtout que le colonel lui avait trié une clientèle excellente.

Dans sa position nouvelle d’architecte, Vincent employait beaucoup de monde. Il distingua, entre tous ceux qui gagnaient leur vie chez lui, un garçon pauvre mais entendu, et qui avait pour besogne l’inspection des travaux. Ce garçon avait nom Piquepuce ; il avait fait plusieurs métiers, et sa femme était domestique chez Mme la comtesse de Clare, seconde dignitaire du cénacle dont le colonel Bozzo était patriarche.

Vincent fit de Piquepuce le chef de sa police.