Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 25

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Dentu (Tome IIp. 312-325).
Deuxième partie


XXV

La mère de Reynier


Autour des deux fiancés tout était silence, au dedans comme au dehors. Le petit Saladin dormait dans son auge, agité vaguement par le mouvement inusité qui s’était fait toute la nuit autour de lui.

Dans le cabinet, transformé pour Vincent Carpentier en une prison tutélaire, on n’entendait pas le moindre bruit, et toute attaque de ce côté, semblait si parfaitement impossible, qu’Irène et Reynier, absorbés par le grand intérêt de leur entretien, oubliaient presque le voisinage de Vincent.

Il était là en sûreté. La fatigue l’avait dompté sans doute, et sa fièvre, calmée par l’épuisement, lui donnait trêve.

Depuis le départ des époux Canada, le carré était désert et muet.

Les derniers mots de Reynier avaient laissé Irène frissonnante. Elle dit :

— Es-tu bien sûr qu’il soit ton père ?

— Il y a longtemps, répondit Reynier, oui, bien longtemps que cette crainte est née en moi. Je ne saurais dire comment elle se glissa dans mon esprit, mais il certain que mon aventure nocturne dans la campagne de Sartène laissait une plaie mystérieuse au fond de mon souvenir. Combien de fois, à Rome, me suis-je éveillé en sursaut, fuyant ce portrait du marquis Coriolan qui était ma propre image, et bouchant mes oreilles pour ne pas entendre la voix de ma vieille hôtesse, disant à Coyatier : il lui ressemble ?…

Le jour où, dans la galerie du comte Biffi je me trouvai en face de cette toile bizarre, le tableau du Brigand, dont tu as vu plus tard la copie, je sentis mes jambes se dérober sous moi. J’étais là encore, je me reconnaissais. Seulement, je n’étais plus victime, mais meurtrier.

En Corse, la vieille Bamboche m’avait initié à la loi de notre famille : Frapper ou être frappé ! Ma destinée me guettait partout. Son doigt menaçant me montrait le passé pour m’apprendre l’avenir.

Au moment du retour, tout mon cœur s’élançait vers toi. Tu étais, tu es, tu seras ma vie tout entière. Mais je me disais : ai-je le droit d’aimer ?

Et quand je trouvai ta sereine amitié d’enfant au lieu de la tendresse que j’avais rêvée, je n’osai me plaindre.

Moi même, je fus froid, je me cachais pour souffrir. Comment exprimer cela ? Je ne croyais pas pourtant. Ma raison regimbait contre mon instinct. Mais mon instinct était le plus fort. Il me montrait ma destinée. Je faisais bien plus que croire : Je sentais. J’étais sûr.

Le voyage que nous fîmes auprès de notre père Vincent aux mines de Stolberg, m’apprit plusieurs choses. Il y avait dans le tableau, outre la victime et l’assassin, un troisième personnage : le Trésor.

Le Trésor apparaissait. Je vis le Trésor à travers la folie de Vincent Carpentier.

Et je ne m’étonnai point lorsque, au retour, tu reculas l’époque de notre mariage. J’avais croisé le cavalier Mora dans l’escalier. Je ne l’avais jamais vu jusqu’alors, mais je le reconnus.

Ma destinée gagnait du terrain sur moi. Nous étions réunis, les trois personnages du drame. Lui, Moi, le Trésor.

Il avait besoin de toi contre moi qui étais la menace du destin, et contre Vincent qui était le Trésor.

Je ne m’éloignais pas. Je restais près de toi. Pourquoi dire ce que je souffrais ? Et comment ? Je veillais inutilement ; puisque je ne pouvais pas frapper l’ennemi qui était mon père, mais enfin je veillais.

On essaya de m’assassiner. Pour d’autres, c’eût été une raison de douter. Pour moi, c’était une preuve irrécusable. Je savais la loi de famille : le coup de couteau était la première caresse de mon père !

Croyais-je, cependant ? J’aimais mieux m’accuser de démence. Il a fallu pour écraser mes doutes la parole de ma mère.

Ce fut six semaines environ après mon entrée dans la maison du docteur Samuel, où j’avais été transporté mourant. Mes blessures étaient déjà presque guéries. J’aurais pu rester là un siècle sans me douter de rien, car le savant et grave médecin dont les soins me rendaient à la vie m’inspirait un respect véritable.

Une seule chose aurait pu faire naître en moi la défiance. J’avais entrevu par ma croisée, dans la cour des malades traités gratuitement une figure qui me rappelait des souvenirs sinistres. On m’oublie jamais les gens comme Coyatier, dit le Marchef.

J’aurais juré que c’était lui.

Le jour même où j’eus permission de faire, pour la première fois, un tour dans le jardin, cet homme s’approcha du banc que j’occupais et me dit :

— Salut, monsieur Reynier. Vous avez là un nom du Tyrol, que les Autrichiens ont porté à Venise. Je sais que vous êtes allé à Sartène une fois ; je voudrais savoir si vous avez été jusqu’à Trieste.

— Je suis allé à Sartène deux fois, répondis-je, car j’ai souhaité longtemps et ardemment une explication que vous pourriez me donner.

— Ah ! ah ! fit-il, vous me remettez ? Moi, je vous avais un peu oublié depuis le temps. Il y a une bonne femme qui est train d’avaler sa langue et qui abandonna autrefois un petit enfant dans l’Italie autrichienne. Elle voudrait vous voir avant de mourir.

J’avais la bouche ouverte pour demander qui était cette femme. Coyatier me devina et répondit :

— Votre maman, parbleu ! C’était une jolie fille. Bamboche, votre vieille hôtesse de Sartène l’a bien connue. On l’appelait la femme du diable. Mauvais état. Si vous voulez des explications, c’est votre mère qui vous les donnera.

Je demandai où elle était.

— Ici même, répliqua le Marchef. On vous laissera la voir. Elle est protégée par Mme la comtesse de Clare, une des patronnesses de l’établissement.

Vous avez pu juger qu’on court des dangers en Seine aussi bien que dans la mer de Corse. La comédie noire où vous avez joué un rôle malgré vous est commencée depuis plus de cent ans. Elle n’y va pas par quatre chemins, cette comédie. À chaque scène on s’y tue auprès d’un tas d’or qui boit le sang. Voulez-vous venir voir votre mère ?

Quelques minutes après, j’étais dans la salle commune de l’hospice, car la maison du docteur Samuel contient un hospice gratuit. Le Marchef, avant de me quitter m’avait fait asseoir auprès d’un lit où reposait une pauvre créature qui semblait déjà presque inanimée.

Elle ouvrit ses yeux, creusés par l’agonie et fit effort pour me tendre la main.

— Reynier, mon fils, me dit-elle, le mal peut produire le bien. C’est LUI qui a écrit pour moi ton nom sur ton visage en essayant de te poignarder. Je vais mourir contente puisque j’aurai pu te montrer au doigt le danger.

… Irène, je ne répéterai pas devant toi l’histoire de ma mère. Ce fut un récit bien court et coupé par les spasmes qui précèdent l’agonie. Ce fut un récit terrible.

Lui, l’homme qu’elle désignait ainsi comme s’il eût été seul au monde, était le comte Juliano Bozzo, frère cadet de ce marquis Coriolan Bozzo dont l’assassinat eut lieu en Corse presque sous mes yeux.

Ma mère n’était pas Zingara de naissance, mais elle suivait une troupe de Zingari qui allaient errant dans la Lombardie. On l’avait volée, — ou recueillie toute enfant, et on lui avait donné un nom : Zorah, qui était gravé sur la petite croix d’argent qu’elle eut au cou pour vivre et pour mourir. Quand elle eut quitté ses premiers maîtres on continua de l’appeler Zorah la Gitanette.

Elle était belle ; peut-être aurait-elle été bonne, le malheur n’avait laissé en elle qu’un sentiment : la vengeance. Elle avait tant aimé qu’elle haïssait mortellement.

Une nuit, dans la campagne de Milan, non loin du campement de ses frères, ma mère qui était alors une toute jeune fille, presque une enfant, fut témoin d’un combat à outrance. Elle s’était arrêtée sans voix derrière un buisson en entendant le cliquetis du fer. Un des deux champions tomba. Son adversaire se précipita sur lui et le bourra de coups d’épées furieux avant de s’enfuir.

C’étaient deux frères : — deux Bozzo.

Ils ont la vie dure. Julian ne perdit pas tout son sang par les trente plaies qui lui perçaient le corps, et qu’il devait à l’affection fraternelle du marquis Coriolan, son aîné. Il fut sauvé par les soins de la Gitanette.

Quand je vins au monde, Julian l’avait déjà abandonnée.

Il revint pourtant, car mon berceau fut volé quelques semaines après ma naissance. On le retrouva au fond d’un ravin où je reposais sur une motte d’herbe, entre deux rochers dont le choc aurait dû me broyer.

Moi aussi, j’ai la vie dure.

Dans l’espace de trois ans, ma mère fut obligée de me défendre cent fois. Un soir, à Vérone, je reçus un coup de stylet dans ses bras.

Ce fut alors que, désespérant de me protéger contre cette haine patiente dont elle connaissait d’ailleurs le motif, car Julian, pour la séduire, lui avait confié le secret de ses espérances, ce fut alors qu’elle résolut de me séparer d’elle.

Je m’appelais Juliano comme mon père. Quand j’eus cinq ans, elle me mit au cou un billet, portant le nom de Reynier, et elle m’abandonna, endormi, sur les marches du couvent de Saint-François, à Trévise.

Tu sais le reste, et comment la sainte qui est maintenant au ciel, Mme Carpentier, ta mère, me recueillit petit vagabond sauvage, pour faire de moi le plus heureux des enfants.

Mon obscurité me cachait aux autres et à moi même. Au moment où elle se sépara de moi à Trévise, il y avait déjà du temps que ma mère m’appelait Reynier. J’avais oublié l’autre nom.

Mais je portais sans doute la marque de ma destinée. Quelqu’un m’avait reconnu avant que je n’eusse miré moi-même mon visage dans ce tableau de la galerie Biffi dont la vue anéantit tout d’un coup mon insouciance d’adolescent.

Un couteau catalan m’avait frappé par derrière, à Rome, un soir que je cherchais un modèle de bandit derrière le Ghetto, et lors de mon premier duel, l’égratignure que j’avais reçue s’enflamma sans cause apparente, comme si j’eusse été touché par une arme empoisonnée.

Elles furent confuses, bien décousues surtout, les révélations de ma mère. Quand je la quittai, elle me dit : J’achèverai demain.

Mais le lendemain, on avait jeté son drap sur son visage. Elle était morte.

Reynier se tut, Irène avait appuyé sa belle tête pâle sur son épaule et le regardait en silence. Il y avait sur les traits de la jeune fille une inexprimable tristesse.

Reynier attendait une parole.

— Irène, murmura-t-il après un silence, pourrez-vous encore m’aimer ?

Elle lui jeta ses deux bras autour du cou. Leurs yeux se mouillèrent comme si c’eût été des mêmes larmes.

— Reynier, mon Reynier, dit Irène, je voudrais te donner plus que ma vie. Je souffre à t’entendre ; mais que de bonheur dans cette tristesse ! Parle encore de ce qui te touche, je veux tout savoir. J’aime et je hais : je suis comme ta pauvre mère.

— Tu hais ! répéta le jeune peintre avec une joie où il y avait de la terreur. N’oublie jamais que la vengeance est impossible.

Elle baissa les yeux pour cacher la flamme sombre qui s’allumait dans sa prunelle.

— Il me semble, reprit Reynier, que j’écoute encore ce murmure entrecoupé qui tombait des lèvres de ma mère. Elle m’avait dit, admirant comme toutes les mères la jeunesse robuste de son fils : « Tu es le plus fort, tue-le. »

Irène frissonna.

— Mais elle ajouta, poursuivit Reynier : « Enfant, mon premier regard t’a jugé, tu ne frapperas pas. Dans la bête féroce, tu vois ton père. Prends la fuite, alors, car il n’y a que deux alternatives dans la loi fatale qui mène ta race : tuer ou être tué. Va au bout du monde, cache-toi comme si tu avais commis un crime. »

— Elle avait raison, interrompit Irène à voix basse, il faut fuir. Partout où tu voudras aller, je suis prête à te suivre.

Reynier pressa les mains de la jeune fille contre son cœur, mais il ne répondit pas.

Elle l’interrogea d’un regard anxieux, puis elle murmura d’une voix lente et pleine d’effort :

— Ta mère a dit encore autre chose, mon Reynier. Moi aussi, il me semble que j’écoute cette voix de l’agonie. Ta mère a dit : Cette jeune fille serait ta perte. Elle t’a trahi, oublie-la.

Le jeune peintre voulut nier, Irène continua avec énergie.

— Elle avait raison. Je te dis que je l’entends. Elle a ajouté : Cette jeune fille attirait l’ennemi sur tes traces. Elle est ton danger, elle est ton malheur et ta perte. Elle a un père que la mortelle maladie a touché. Nul ne peut le sauver, celui-là, ni le guérir : Il a vu le trésor !

À son tour Reynier tressaillit, balbutiant malgré lui.

— C’est vrai, elle a dit cela.

— Elle avait raison ! elle avait raison ! s’écria Irène triomphante, mais navrée. Il faut lui obéir. Nous sommes le malheur, mon père et moi, nous sommes le danger ; il faut nous abandonner tous les deux.

Elle parlait du fond du cœur, et sa voix suppliait.

Reynier la contemplait en extase. Au plus lointain de l’absence et dans ses rêves d’amour il ne l’avait jamais si passionnément adorée.

— Que Dieu ait l’âme de ma mère, prononça-t-il lentement, après un silence. Ce sont là des souvenirs d’un instant. J’ai d’autres souvenirs, qui sont ceux de toute la vie. J’ai une autre mère, dont je reçus aussi la dernière parole avec le dernier soupir. Celle-là me dit, en me montrant une enfant chérie qui dormait, vaincue par les larmes, au pied du lit d’agonie :

« Reynier, tu vas devenir un homme. Mon pauvre Vincent a été bon pour toi ; rends-lui l’affection qu’il t’a prêtée. Le chagrin conseille mal, parfois : Vincent va rester seul avec son chagrin. Peut-être aura-t-il besoin de toi. Promets-moi de ne jamais l’abandonner. »

Je promis.

Et celle qui avait été la providence de ma jeunesse continua, souriant au milieu de son martyre :

« Reynier, moi aussi, j’ai fait de mon mieux avec toi. Tu as souvenir de ma tendresse, aime ma fille, protège-la. Tu l’aimes déjà comme un frère ; aime-la mieux encore, aime-la comme une mère. Remplace-moi, puisque je m’en vais. Si tu me promets cela, je mourrai contente. »

J’appuyai sa belle main pâle et froide contre mon cœur, et je promis.

— Alors, fit Irène qui écoutait les yeux baissés, c’est un devoir que vous accomplissez en m’aimant ?

— C’est une dette sacrée que je paye… commença Reynier.

Mais il n’acheva pas, et s’interrompant dans un élan d’irrésistible passion, il s’écria :

— Je mens ! j’essaye de te tromper en me trompant moi-même. Le souvenir de ta mère est ma religion, c’est vrai ; mais y aurait-il une religion, contre mon amour ? Tu ne sais pas ce que j’ai souffert par toi, tu ne sais pas jusqu’à quel point mon âme est en toi. Ici-bas, pour moi, il n’y a que toi. C’était pour toi que je fuyais cet homme, car il me semblait que le parricide serait entre toi et moi une infranchissable barrière. Mais penses-tu que j’aie été un jour, une heure sans porter ta pensée au plus profond de mon cœur ? Cette femme, la comtesse Marguerite, m’avait pris par toi. Elle me parlait de toi. Et pendant qu’elle me croyait dans ma retraite, la nuit je m’échappais, à l’insu de tous. J’étais là, sous ta fenêtre, rôdant, veillant. Et, Dieu soit loué, ma folie était sagesse, puisque c’est ainsi que j’ai pu découvrir le danger qui te menace aujourd’hui ! Le premier, comme une sentinelle à son poste, j’ai entendu la marche de l’ennemi. Le cri d’alarme a été jeté par moi. Irène, Irène chérie, quand ma pensée t’est enfin venue dans la détresse, quand tu as prononcé mon nom, j’ai pu répondre : Me voici !

Il l’enleva dans ses bras, tremblante, mais heureuse, et pendant qu’elle balbutiait des actions de grâces, il continua, fermant sa bouche avec des baisers :

— Je t’aime ? je t’aime ! Dans notre infortune, j’ai encore mon bonheur, le plus grand de tous, qui est de sentir mon amour d’accord avec mon devoir, car je t’aimerais, contre mon devoir. Tu es à moi, tu me l’as dit. Qu’importe tout le reste ? Ton père est le mien. Le danger ! mais je l’ai appelé comme on implore le salut ! Il est venu, je le bénis, car il refait de nous une famille. Ne nous séparons plus jamais, jamais. Nous serons sauvés ensemble ou ensemble nous succomberons !

Les lèvres d’Irène touchèrent les siennes. Elle murmura :

— Reynier ! mon bien aimé Reynier !

Et ils restèrent enlacés dans une muette étreinte. Au milieu du silence profond qui les entourait, deux bruits se firent à la fois si faibles tous les deux que d’abord ils n’y prêtèrent pas attention.

L’un venait du carré.

L’autre semblait sortir du cabinet où l’on avait enfermé Carpentier.