Les Compagnons du trésor/Partie 2/Chapitre 24

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Dentu (Tome IIp. 300-311).


XXIV

Irène et Reynier


— C’est tout, continua maman Canada je m’en allai comme j’étais venue, par l’échelle, en disant à l’Enflé que j’allais chercher ma cantine au Grand-Départ, pour lui rapporter son verre d’eau-de-vie.

— Merci, mère Lampion, me répliqua-t-il, et faites bonne mesure, car j’ai assez attendu votre régalade.

Je n’ai pas pu repasser par le Grand-Départ, M. Piquepuce était sur mes talons. Il allait porter des ordres. Quand je me suis retournée au coin du chemin des Poiriers, j’ai vu les Habits-Noirs qui franchissaient le mur à la queue leu-leu comme des fourmis.

C’est sûr qu’à l’heure où nous sommes ils rôdent. Je ne les entends ni ne les vois, mais je les sens. Ils sont là partout autour de nous. Ils savent par le cocher de la Marguerite, que Mlle Irène n’a pas quitté la maison, et que M. Reynier et Vincent Carpentier y sont entrés. Leur mécanique pour rassembler tout ce monde-là à l’hôtel de Clare est démontée, mais ça ne les embarrasse pas d’en recommencer une autre dans ce quartier-ci, où la police ne montre jamais son nez.

Si vous avez tout compris dans mon histoire, tant mieux. Moi, pas. C’est pour vous que je l’ai racontée, et je n’ai plus le temps de vous demander des renseignements.

La chose claire, la voilà, c’est qu’il y a quatre condamnés, y compris le voisin Mora. Celui-là leur glissera entre les pattes, mais vous trois, dame ! il y a de l’ouvrage !

Vous seriez en sûreté ici sans la porte et les fenêtres. Quelle manigance les gredins sont en train de rissoler, je n’en sais rien, mais la poêle est au feu. Je bous.

Est-ce qu’on peut donner des raisons de ça ? Je m’intéresse à vous comme si je vous avais faits. J’en ai sauvé deux autres qui étaient encore plus près du bord de l’eau. Je veux essayer… Es-tu prêt, monsieur Canada ?

— Toujours, Léocadie, répondit Échalot.

Irène demanda :

— Qu’allez-vous faire, bonne dame ?

— Quelqu’un qui me le dirait au juste, répliqua la dompteuse, me soulagerait joliment. J’arrive de l’Amérique, où il y a pas mal de sauvages, mais n’importe, je voudrais bien nous y voir pour le quart d’heure, et même au sein des déserts. Les Habits-Noirs, c’est des diables tous les jours, mais cette nuit, c’est des diables enragés, parce que la fièvre du trésor les tient. Et vous savez, je mentirais, moi, si je disais que je n’ai pas envie de voir ça : des mille millions qui peuvent se cacher dans la petite tabatière du vieux casse-noisette… Misère ! ça émoustille la curiosité. En foire, je faisais ma recette avec du cuivre. Et cent francs de sous, c’est si lourd à porter ! Quoique la chose de contempler un vrai trésor en or, diamants, escarboucles et perles fines serait encore plus attachante. Est-ce drôle ! je ne peux pas m’empêcher d’en rêver. Et toi, monsieur Canada ?

— Mon imagination vagabonde un peu aussi là-dessus, répartit Échalot. Si M. Vinceut voulait nous dire où ça pose, on irait jeter un coup d’œil…

— Tais toi ! c’est du bien volé. Pour répondre à Mlle Irène, je ne suis pourtant pas sans avoir mon idée. Ici, je ne sers à rien. Dehors, c’est différent ; avec de l’adresse et du toupet, on peut les éloigner sur une fausse piste. Puisque l’Enflé m’a prise pour cette laide bête, la reine Lampion, paraît que j’en ai un peu la tournure. Ce n’est pas flatteur, mais si ça pouvait devenir un moyen de salut, j’en bénirais la Providence, étant remariée et n’ayant plus besoin de faire des conquêtes. Quant à M. Canada, il peut glisser une couleur à son Similor. On aura moins défiance de lui maintenant que son ancien patron, le voisin du corridor, court momentanément la même bordée que les Habits-Noirs. En un mot, comme en mille, je veux travailler, me remuer… Si ça vous était égal, je vous embrasserais avant de partir, jeunesse ?

Irène lui tendit sa joue froide.

— Quoi qu’il arrive, madame, dit-elle, je vous remercie au fond du cœur.

— Une poignée de main, garçon ! fit la dompteuse en se tournant vers Reynier. On est artiste comme vous, quoique d’une différente catégorie. J’en ai fait travailler, des peintres ! Avance, monsieur Canada !

Celui-ci était déjà près de la porte.

— Mes chers enfants, reprit la dompteuse, qui était véritablement émue, nous allons faire de notre mieux. Votre rôle à vous, c’est de rester tranquilles et de n’ouvrir sous aucun prétexte. Bien entendu que si le papa Vincent parvenait à sortir de son trou, vous devriez le retenir, quand même ça serait de force. C’est lui surtout qu’ils guettent, et au premier pas, dans la rue, il serait avalé comme une mouche. Nous deux mon mari, nous allons rôder avec les loups. C’est deux ou trois heures à tuer, quoi ! car il fera jour de bonne heure. N’ayez pas d’inquiétude pour nous, on joint la bravoure à la ruse. Et si ça chauffait trop fort, je viens d’imaginer un truc, tout en bavardant, pour mettre sur pied non-seulement les voisins, mais les soldats et les pompiers, que si je veux, le diable en prendra les armes. En route, monsieur Canada !

— Présent ! fit Échalot en ouvrant la porte. Plein d’ardeur, du moment que ça peut t’être agréable.

La porte fut refermée, et la clé grinça deux fois dans la serrure au dehors.

— C’est plus sûr comme ça, dit la dompteuse. Je donnerais bon pour avoir une cantine.

Les derniers mots qu’on entendit de l’intérieur furent ceux-ci :

— As-tu ta boîte d’allumettes, monsieur Canada ? C’est nécessaire à la chose de mon truc.

Irène et Reynier étaient seuls.

Ils avaient passionnément attendu et désiré ce moment, Irène surtout dont le cœur venait en quelque sorte de naître et qui s’éveillait femme après cette longue fascination qui avait pesé sur son adolescence.

Le drame qui les entourait avait en soi quelque chose de si invraisemblable et de si impossible que leur intelligence se révoltait à chaque instant contre le témoignage même de leurs sens. Ils avaient entendu, ils avaient vu, et malgré eux, ils essayaient de ne pas croire.

C’était comme un embryon de pièce mal conçue qui se jouait sous leurs yeux, bâtie en dehors de toutes les règles dramatiques, et dont les gloutons de crimes qui dévorent les mélodrames, au boulevard, n’auraient même pas voulu.

Rien ne tenait là-dedans. La fable était encore plus grossière que folle. Les acteurs jouaient en dépit du sens commun. Un enfant, habitué aux contes de ma Mère-l’Oie, aurait rejeté avec dégoût ces brutales menteries.

Mais c’était vrai. La réalité menaçante, implacable, se dégageait du sein même de ces extravagances.

L’histoire racontée par maman Canada, et qui semblait une gageure d’absurdité, avait près de chacun d’eux des preuves à l’appui, que ni l’un ni l’autre ne pouvait récuser.

Loin de douter, ils savaient trop. C’est à peine si la dompteuse leur apprenait çà et là quelque détail burlesque et terrible.

Ils avaient écouté, tristes, étonnés comme des malades dont le cauchemar se prolonge. Ils avaient souhaité ardemment le terme de cette fatigue odieuse, appelant le moment où ils pourraient échanger leurs pensées, ouvrir leurs cœurs, parler de leur amour.

Ils étaient condamnés, mais perd-on jamais l’espoir quand on aime ? Et ils s’aimaient comme si le danger qui les pressait de toutes parts eût concentré en un foyer brûlant les ardeurs de leur jeune tendresse.

Reynier dont tout le passé n’était qu’un long culte n’avait jamais adoré ainsi. Il le sentait à ce symptôme que tout autre impression, espérance ou crainte s’évanouissait devant la ferveur de son adoration.

Irène, elle, était à sa première heure d’amour. Bien plus que Reynier lui-même, elle dédaignait, elle repoussait tout ce qui n’était pas son amour où il y avait un remords poignant et un immense désir d’expiation.

Combien de paroles pendaient à leurs lèvres ! Tant que la présence de la dompteuse et de son mari les avait séparés, leurs deux âmes bondissaient l’une vers l’autre.

Et maintenant que l’obstacle avait disparu, ils restaient silencieux comme si la faculté même qu’ils avaient de tout dire les eût rendus muets soudain.

Ils avaient la main dans la main. Reynier était debout. Irène s’asseyait à la place même où le départ du ménage Canada l’avait laissée. Ses yeux étaient baissés. Elle attendait.

Elle attendait la première parole de Reynier, qui, certes, ne devait être ni une allusion, ni un reproche. Elle reconnaissait trop le cœur de son amant pour craindre cela. Reynier, pour employer l’expression si belle et si démodée des vieux conteurs, était un miroir de généreuse délicatesse.

Ce qui faisait peur à Irène, ce qui l’opprimait comme une torture, c’était le silence même, et pourtant, quand il se fût agi de sa vie, elle n’aurait pas pu trouver le mot qui devait le rompre.

Reynier, égoïste pour une fois, la contemplait avec ravissement. Jamais, aux heures de désespoir dont il avait failli mourir, quand ses rêves cruels et bien aimés lui montraient le bonheur perdu au travers d’un délicieux mirage, jamais il ne l’avait pleurée si adorablement belle.

Tout à coup, il sentit une larme qui tombait sur sa main.

Puis, d’un brusque mouvement, cette main, serrée avec force, fut portée aux lèvres d’Irène.

Il se laissa tomber à deux genoux. Les bras de la jeune fille se nouèrent autour de son cou, et elle l’attira contre sa poitrine dans une étreinte emportée.

— Je t’aimais, je t’aimais, fit-elle parmi les sanglots qui révoltaient sa poitrine. J’ai appelé la mort bien des fois. Il y avait en moi une folie, douloureuse jusqu’au martyre. On avait mis un bandeau sur mon cœur !

— Enfant chérie, balbutia Reynier, faible sous le poids de ce premier baiser, quand je souffrais trop, je me disais cela : Elle m’aime.

— De toute mon âme, de toute ma vie ! s’écria Irène, qui était superbement femme en ce moment, et dont la beauté avait des rayons tragiques. Cet homme a mérité un châtiment mortel.

Reynier baissa les yeux sous son regard de feu.

— Comme il te ressemble ! dit-elle encore.

Un frisson la secoua de la tête aux pieds, tandis qu’elle ajoutait :

— Et comme tout ce qui nous entoure est inexplicable !

Reynier ne répondit pas, elle s’écria :

— Veux-tu fuir ensemble ? au bout du monde ? Je suis prête à te suivre.

— Il y a notre père… murmura le jeune homme.

— C’est vrai, dit-elle, je ne vaux rien. J’oublie toujours quelqu’un : tantôt lui, tantôt toi !

— D’ailleurs, fit Reynier à voix basse, cet homme veille autour de nous, son regard nous tient prisonniers. Il ne laisserait partir ni toi, — ni moi.

— Ne peux-tu combattre ?

— Si fait. Je veux combattre. Maintenant que tu m’as dit : Je t’aime, j’ai mon bonheur à défendre, et je le défendrai.

Irène lui tendit son front, songeant tout haut :

— Je devrais demander pardon, au lieu de faire des reproches ; mais pourquoi as-tu tardé si longtemps. Reynier, mon pauvre Reynier ? Tu savais ce que je ne savais pas. Ils ont voulu te tuer. Pourquoi n’es-tu pas revenu ? Pourquoi ne m’as-tu pas emportée dans tes bras comme une enfant trompée ?

— J’ai eu tort, répliqua laconiquement Reynier.

Il ajouta, presque aussitôt après :

— Chacun cherche à fuir sa destinée.

Les grands yeux d’Irène l’interrogeaient.

— Tu m’avais dit, poursuivit-il : « J’ai pour vous l’affection d’un frère. »

— Ce n’est pas cela qui est dans ta pensée, murmura la jeune fille.

— C’est vrai. Dans ma pensée il y a ces mots que tu viens de prononcer : « Comme il te ressemble ! »

Il y eut un silence. Tous deux étaient pâles. Irène prononça avec effort.

— Je me souviens du tableau qui était recouvert d’un voile.

— Bien souvent, répartit Reynier dont l’accent était profondément triste, j’ai voulu m’éloigner de toi pour toujours.

Elle se serra contre lui comme si elle eût craint l’exécution de cette menace.

— Il y a autour de moi une fatalité, poursuivit le jeune homme. Ma tendresse doit porter malheur.

— Ta tendresse est mon seul bien, dit Irène qui appuya sa tête charmante sur le sein de son amant. Sans toi, ne serais-je pas également condamnée ?

Reynier lui rendit son étreinte.

— C’est vrai, fit-il. Ce n’est pas moi qui ai fait entrer notre père Vincent dans le cercle funeste où nous sommes tous captifs.

Irène voulut dire :

— Les ressemblances peuvent être le produit du hasard…

Mais Reynier l’interrompit pour répliquer.

— J’ai retrouvé ma mère.

Et comme la jeune fille laissait échapper un mouvement de joyeuse surprise, il secoua la tête lentement et acheva :

— Pour la voir mourir.

— Il ne faut pas la plaindre, poursuivit-il. Elle s’est éteinte dans mes bras en disant : C’est ma dernière heure qui voit mon premier sourire.

Il s’interrompit encore et passa la main sur son front, où la sueur froide perlait.

— Il y a, prononça-t-il à voix basse, dans ce roman ténébreux qui est notre histoire, une logique impitoyable. Chaque fois que l’esprit veut fuir et se réfugier dans l’impossible, une main de fer le retient. La première fois que je vis le tableau, ma tête se remplit de pensées qui étaient folles, mais qui représentaient l’exacte, l’implacable vérité. Cet homme est mon père, et il a voulu m’assassiner.